Cliquez ici >>> đ„
apprend a ecrire ou apprend a te taire
Conjugaisondu verbe s'apprendre à la forme interrogative au féminin et à tous les temps
Alorsapprends Ă Ă©crire s'te plais ou apprends Ă t'taire Tu mĂ©riterais vraiment qu'on t'sectionne une artĂšre Alors apprends Ă Ă©crire s'te plais ou apprends Ă t'taire COUPLET 2 Oui j'avoue qu'a l'Ă©coute de ton titre J'ai chopĂ© la courante et pĂ©tĂ© une durite T'as beau dire que c'est un hit Mais lĂ faut qu'tu arrĂȘte J'Ă©touffe, j'ai l'impression d'avoir bouffĂ© une arĂȘte Les
Rechercherdes fichiers apprend a t taire sur TheGratuit.com. apprend a t taire. Pertinence Fichier Moteur ; 100: Télécharger
Votreenfant dĂ©couvre la division au cycle 2 Ă travers de situations simples et concrĂštes : les situations de partage ou de groupement. Ces situations sont apprĂ©hendĂ©es de façon trĂšs pratique, par la manipulation, le dessin et elles portent sur des petites valeurs (nombres infĂ©rieurs Ă 100). Ainsi, jusquâĂ prĂ©sent, les Ă©lĂšves
1 La premiÚre chose à faire est de lire le texte de façon souple afin de comprendre l'idée générale. Il faut à ce moment profiter de la lecture et ne pas analyser chaque aspect du texte mais comprendre le concept général. 2. Vous devrez ensuite faire une seconde lecture détaillée et approfondie du texte.
Site De Rencontre A Rennes Gratuit. Pourquoi apprendre Ă Ă©crire alors que nous avons des claviers dâordinateurs ou de tablettes avec correction orthographique ? De plus, lâĂ©criture est souvent plus lente Ă acquĂ©rir que la lecture ou le calcul. Câest long, il faut beaucoup pratiquer pour avoir une belle Ă©criture, et puis il y a lâorthographe, la grammaire⊠Pourquoi sâembĂȘter avec tout cela ? A quoi ça sert, dâapprendre Ă Ă©crire ? Ecrire, câest quand mĂȘme mieux Ă la main ! Eh bien non, je ne vous dirai pas que cela ne sert Ă rien. Bien sĂ»r, on apprend la maĂźtrise de notre langue maternelle Ă lâoral dâabord, mais lâĂ©crit permet de peaufiner certains dĂ©tails qui peuvent nous Ă©chapper dâun premier abord. LâĂ©crit permet de communiquer de diffĂ©rentes façons juste avec soi-mĂȘme, pour vider son esprit de ce que lâon ne doit pas oublier. Lâexemple type est la liste de courses, qui une fois notĂ©e nous permet de bien penser Ă Ă distance que ce soit par lettre ou courriel, cela permet Ă des personnes Ă lâautre bout du monde de recevoir nos messages, sans souci du dĂ©calage horaire ou de dĂ©ranger, puisquâelles liront leur lettre au moment oĂč elles sont le temps lâĂ©crit permet dâavoir un temps plus long pour rĂ©flĂ©chir Ă ce que lâon va dire et aux mots que lâon va utiliser pour le dire, des Ă©lĂ©ments essentiels qui font que le message sera diffĂ©rent de celui dĂ©livrĂ© Ă lâ exhaustif on ne pourrait pas expliquer Ă lâoral, dans une confĂ©rence par exemple, le contenu de tout un livre ! Lâoral dure un certain temps, mais lâĂ©crit reste, peut se relire, se complĂ©ter⊠jusquâĂ arriver Ă une encyclopĂ©die. LâĂ©crit transmet donc des savoirs, des histoires, qui peuvent ĂȘtre trĂšs longs et que lâon va lire en plusieurs fois, et qui peuvent aussi ĂȘtre trĂšs complets. Et puis, lâĂ©crit permet aussi de composer des poĂšmes, des chansons, et dâaccĂ©der Ă la comprĂ©hension de blagues, jeux de mots, contrepĂšteries⊠Se faire plaisir est lâun des Ă©lĂ©ments fondamentaux pour dĂ©velopper les apprentissages ! Comment alors apprendre Ă Ă©crire avec plaisir ? Dessiner, Ă©crire⊠tout peut se faire avec plaisir ! Pour avoir envie dâapprendre Ă Ă©crire, on peut commencer par lire. Lire, lire et relire⊠de tout. Que ce soit lâenfant qui lise seul, ou le parent qui fasse la lecture » plus lâenfant entend ce qui est Ă©crit, plus il fera la diffĂ©rence entre lâoral et lâĂ©crit. Et plus il pourra avoir envie dâĂ©crire⊠De la notice de lâappareil photo aux poĂšmes de MallarmĂ©, en passant par Victor Hugo ou les romans de Chair de Poule, tout est bon Ă lire, tant quâon se fait plaisir ! Lire permet de se prĂ©parer Ă lâĂ©criture en lisant, nous mĂ©morisons inconsciemment l' »image » des mots, leur orthographe, et Ă©galement les tournures de phrases, du vocabulaire nouveau, lâorganisation des idĂ©es dans un texte⊠Câest une excellente prĂ©paration aux rĂ©dactions, et une grande aide pour comprendre la grammaire Ă©galement. Apprendre Ă Ă©crire demande de maĂźtriser le geste dâĂ©criture Bien sĂ»r, il faut tenir un crayon ! En dessinant, on entraĂźne sa main Ă tenir un stylo, Ă diriger ses gestes, Ă acquĂ©rir de lâendurance. Ăcrire, câest du sport ! On peut aussi sâentraĂźner Ă partir de pĂąte Ă modeler, dâargile, ou avec diverses activitĂ©s de motricitĂ© fine⊠ll est souvent proposĂ© Ă lâĂ©cole maternelle de faire du graphisme, câest Ă dire des sĂ©ries de points, de cercles et autres formes gĂ©omĂ©triques, des rayures dans un sens ou dans lâautre, pour prĂ©parer sa main Ă Ă©crire, et Ă tracer dans le sens de lâĂ©criture. Câest une bonne chose si lâenfant sây intĂ©resse. Pour ceux qui nây trouvent pas dâintĂ©rĂȘt, on peut aussi proposer des activitĂ©s comme nettoyer une table ou de la vaisselle, en formant des ronds avec lâĂ©ponge dans le sens de lâĂ©criture des O. Ou bien aligner des objets en les rangeant de gauche Ă droite, ou de haut en bas⊠le sens de lâĂ©criture peut sâacquĂ©rir aussi sans papier ni crayon ! Astuce anti-dĂ©couragement ! Pour avoir envie dâĂ©crire, il faut avoir des choses Ă raconter. Et au lieu de buter sur chaque phrase, on peut choisir de les dicter Ă un adulte ! Lâadulte peut noter lâhistoire, puis la reprendre avec lâenfant, revoir avec lui certaines rĂ©pĂ©titions ou tournures de phrases, jusquâĂ ce que le rĂ©sultat soit satisfaisant pour les deux. Lâenfant se sent valorisĂ©, car mĂȘme sâil nâa pas tout Ă©crit de sa main, il sâagit de sa propre production tout de mĂȘme ! Il peut, sâil est motivĂ©, recopier ce que lâadulte a Ă©crit. Une belle façon dâapprendre Ă Ă©crire, aussi bien le fond que la forme ! Dâautres enfants vont spontanĂ©ment Ă©crire des histoires, mĂȘme sans orthographe. Ils sont satisfaits si lâadulte arrive Ă les lire, et petit Ă petit vont acquĂ©rir des notions de grammaire et dâorthographe quâils intĂ©greront dans leurs prochaines productions. Tout cela est possible bien sĂ»r sâils ne se sentent pas jugĂ©s ou Ă©valuĂ©s on ne raconte pas la mĂȘme chose lorsquâon est libre ou lorsquâon nous impose un sujet qui sera source de jugement ! En rĂ©sumé⊠Lâecriture a quelque chose de trĂšs personnel. Pour apprendre Ă Ă©crire, il faut que cela se fasse le plus naturellement possible. LâĂ©criture dans ses dĂ©buts est une production personnelle, comme un dessin. A travers ses mots, ses phrases, lâenfant raconte ce quâil a au fond de lui, ce qui lui tient Ă cĆur, ce quâil a envie dâexprimer, et il est satisfait de le faire. Bien sĂ»r, ses lettres ne sont pas bien formĂ©es ». Bien sĂ»r, il y a des fautes. Bien sĂ»r, cela pourrait ĂȘtre mieux dit. Mais est-ce lĂ lâimportant ? Si on arrive Ă conserver chez lâenfant ce dĂ©sir de raconter, ce dĂ©sir de laisser une trace, alors lâorthographe et la grammaire ne seront que des petites marches pour atteindre tranquillement un niveau dâĂ©criture correct⊠voire meilleur que la moyenne, car la curiositĂ© et le dĂ©sir dâapprendre auront Ă©tĂ© prĂ©servĂ©s ! DĂ©couvrez ici Les secrets dâune bonne Ă©criture », ma sĂ©rie de 4 vidĂ©os pour aider votre enfant Ă Ă©crire ⊠sans papier ni stylo ! Racontez-moi, comment vous, vous avez appris Ă Ă©crire ?
âš A la rencontre de soi et des autres Ă travers la lecture Ă haute voix âš Pourquoi participer Ă des ateliers de bibliothĂ©rapie? Pour ĂȘtre dans lâinstant prĂ©sent Te ressourcer LĂącher-prise Partager un moment Apprendre Ă lire en toi Te raconter Ă toi-mĂȘme Te redĂ©couvrir Te retrouver Laisser exprimer tes Ă©motions et ta crĂ©ativitĂ© retouver le plaisir de lire Comment ça se passe? Lâatelier est composĂ© de 3 temps forts Encrage dans lâinstant prĂ©sent pour notamment relĂącher les tensions, faire taire sa petite voix, et ainsi ĂȘtre plus rĂ©ceptif Ă la lecture qui va en pleine conscience du texte lu Ă haute voix. Moment de partage et dâexpression de soi par la parole, lâĂ©crit ou le dessin de ce que tu as ressenti, vĂ©cu pendant la lecture. Libre Ă toi de choisir sur lâinstant le mode dâexpression qui rĂ©sonnera en toi. De quoi ai-je besoin? Atelier de groupe en prĂ©sentiel LâĂ©cole est finie, le boulot aussi, alors viens te dĂ©tendre en compagnie dâautres Apprentis Sages de la lecture au son de ma voix đ PrivilĂ©gie des vĂȘtements dans lesquels tu te sens toi-mĂȘme et Ă lâaise Ă la fois pour faciliter le relĂąchement et la pleine conscience. Sens-toi libre dâapporter de quoi Ă©crire ou dessiner pour exprimer Ă ta maniĂšre tes ressentis, tes dĂ©couvertes suite Ă la lecture que tu auras entendue. Atelier en ligne Inscris-toi Ă la newsletter pour connaĂźtre les prochaines dates Pour profiter pleinement de lâatelier, choisis un endroit calme et confortable avec une bonne rĂ©ception WIFI oĂč tu ne seras pas dĂ©rangĂ©. Ton appareil branchĂ© sur secteur pour Ă©viter quâil ne tombe en panne de batterie. Pour un son plus agrĂ©able, tu peux utiliser une enceinte ou des Ă©couteurs. Tu auras besoin de quoi Ă©crire ou dessiner pour exprimer tes ressentis, tes dĂ©couvertes suite Ă la lecture que tu auras entendue. PrivilĂ©gie des vĂȘtements dans lesquels tu te sens toi-mĂȘme et Ă lâaise Ă la fois pour faciliter le relĂąchement et la pleine conscience. Tu peux choisir dâĂȘtre assise, allongĂ© ou debout si Ă ce moment-lĂ câest ce dont tu as besoin. Si tu aimes les cousins, les bougies et les senteurs relaxantes, libre Ă toi de composer ton espace cocooning pour profiter pleinement de lâatelier. Mes prochains ateliers de bibliothĂ©rapie En prĂ©sentiel ou en ligne Dates Ă venir, en attendant je tâinvite Ă consulter les articles du blog et Ă tâinscrire Ă la newsletter Ă lâaide du formulaire ci-dessous pour ĂȘtre tenu au courant des prochaines dates en prĂ©sentiel ou en ligne. Atelier de bibliothĂ©rapie sur mesure pour Entreprises / Associations Tu souhaites accueillir un atelier de bibliothĂ©rapie pour dĂ©tendre, divertir tes collaborateurs / tes adhĂ©rents / tes clients en programmant un Ă©vĂ©nement pas comme les autres ? Fais-le moi savoir en renseignant ton e-mail dans le formulaire ci-dessous. Tu recevras dans les 5 minutes un e-mail pour tâaider Ă dĂ©crire ton projet avec les informations nĂ©cessaires date, thĂšme, nombre de personnes, en prĂ©sentiel, en visioconfĂ©rence, etc.. Ă tout de suite, mais dâabord renseigne bien le formulaire ci-dessous. đ Au plaisir dâorganiser un atelier de bibliothĂ©rapie sur mesure pour vous đ [thrive_leads id=â2913âČ] Partenariat Accueillir un atelier de bibliothĂ©rapie Libraires, cafĂ©s littĂ©raires, espace de coworking, etc. vous souhaitez crĂ©er un partenariat pour accueillir un atelier de bibliothĂ©rapie, vous pouvez me contacter via le formulaire de contact. TĂ©moignages Ateliers de bibliothĂ©rapie Conseils de lecture Merci beaucoup pour tes conseils qui mâaident Ă trouver de nombreux temps de lecture !Chris, 44 ans Jâai les larmes aux yeux⊠Merci beaucoup pour la petite sĂ©lection ! En fait, jâaime beaucoup cet auteur đLisa, 31 ans Suite Ă ton conseil, jâai dĂ©vorĂ© Tu comprendras quand tu seras plus grande ». MĂȘme si ce livre a remuĂ© certaines choses en moi, je lâai trouvĂ© trĂšs beau. Il mâa Ă©clairĂ© ! Merciii infiniment ! đMarie, 34 ans Merci pour toutes ces belles Ă©coutes livresques qui mâont permis de me retrouver en mâĂ©vadant !Flo, 37 ans Tu as des questions? Sens-toi libre de me contacter via le formulaire de contact.
Marivaux ThĂ©ĂÂątre complet. Tome second L'Ecole des mĂšres Acteurs ComĂ©die en un acte reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens Italiens le 25 juillet 1732 Acteurs Madame Argante. AngĂ©lique, fille de Madame Argante. Lisette, suivante d'AngĂ©lique. Eraste, amant d'AngĂ©lique, sous le nom de La RamĂ©e. Damis, pĂšre d'Eraste, autre amant d'AngĂ©lique. Frontin, valet de Madame Argante. Champagne, valet de Monsieur Damis. La scĂšne est dans l'appartement de Madame Argante. ScĂšne PremiĂšre Eraste, sous le nom de La RamĂ©e et avec une livrĂ©e, Lisette Lisette. - Oui, vous voilĂ fort bien dĂ©guisĂ©, et avec cet habit-lĂ , vous disant mon cousin, je crois que vous pouvez paraĂtre ici en toute sĂ»retĂ©; il n'y a que votre air qui n'est pas trop d'accord avec la livrĂ©e. Eraste. - Il n'y a rien Ă craindre; je n'ai pas mĂÂȘme, en entrant, fait mention de notre parentĂ©. J'ai dit que je voulais te parler, et l'on m'a rĂ©pondu que je te trouverais ici, sans m'en demander davantage. Lisette. - Je crois que vous devez ĂÂȘtre content du zĂšle avec lequel je vous sers je m'expose Ă tout, et ce que je fais pour vous n'est pas trop dans l'ordre; mais vous ĂÂȘtes un honnĂÂȘte homme; vous aimez ma jeune maĂtresse, elle vous aime; je crois qu'elle sera plus heureuse avec vous qu'avec celui que sa mĂšre lui destine, et cela calme un peu mes scrupules. Eraste. - Elle m'aime, dis-tu? Lisette, puis-je me flatter d'un si grand bonheur? Moi qui ne l'ai vue qu'en passant dans nos promenades, qui ne lui ai prouvĂ© mon amour que par mes regards, et qui n'ai pu lui parler que deux fois pendant que sa mĂšre s'Ă©cartait avec d'autres dames! elle m'aime? Lisette. - TrĂšs tendrement, mais voici un domestique de la maison qui vient; c'est Frontin, qui ne me hait pas, faites bonne contenance. ScĂšne II Frontin, Lisette, Eraste Frontin. - Ah! te voilĂ , Lisette. Avec qui es-tu donc lĂ ? Lisette. - Avec un de mes parents qui s'appelle La RamĂ©e, et dont le maĂtre, qui est ordinairement en province, est venu ici pour affaire; et il profite du sĂ©jour qu'il y fait pour me voir. Frontin. - Un de tes parents, dis-tu? Lisette. - Oui. Frontin. - C'est-Ă -dire un cousin? Lisette. - Sans doute. Frontin. - Hum! il a l'air d'un cousin de bien loin il n'a point la tournure d'un parent, ce garçon-lĂ . Lisette. - Qu'est-ce que tu veux dire avec ta tournure? Frontin. - Je veux dire que ce n'est, par ma foi, que de la fausse monnaie que tu me donnes, et que si le diable emportait ton cousin il ne t'en resterait pas un parent de moins. Eraste. - Et pourquoi pensez-vous qu'elle vous trompe? Frontin. - Hum! quelle physionomie de fripon! Mons de La RamĂ©e, je vous avertis que j'aime Lisette, et que je veux l'Ă©pouser tout seul. Lisette. - Il est pourtant nĂ©cessaire que je lui parle pour une affaire de famille qui ne te regarde pas. Frontin. - Oh! parbleu! que les secrets de ta famille s'accommodent, moi, je reste. Lisette. - Il faut prendre son parti. Frontin... Frontin. - AprĂšs? Lisette. - Serais-tu capable de rendre service Ă un honnĂÂȘte homme, qui t'en rĂ©compenserait bien? Frontin. - HonnĂÂȘte homme ou non, son honneur est de trop, dĂšs qu'il rĂ©compense. Lisette. - Tu sais Ă qui Madame marie AngĂ©lique, ma maĂtresse? Frontin. - Oui, je pense que c'est Ă peu prĂšs soixante ans qui en Ă©pousent dix-sept. Lisette. - Tu vois bien que ce mariage-lĂ ne convient point. Frontin. - Oui il menace la stĂ©rilitĂ©, les hĂ©ritiers en seront nuls, ou auxiliaires. Lisette. - Ce n'est qu'Ă regret qu'AngĂ©lique obĂ©it, d'autant plus que le hasard lui a fait connaĂtre un aimable homme qui a touchĂ© son coeur. Frontin. - Le cousin La RamĂ©e pourrait bien nous venir de lĂ . Lisette. - Tu l'as dit; c'est cela mĂÂȘme. Eraste. - Oui, mon enfant, c'est moi. Frontin. - Eh! que ne le disiez-vous? En ce cas-lĂ , je vous pardonne votre figure, et je suis tout Ă vous. Voyons, que faut-il faire? Eraste. - Rien que favoriser une entrevue que Lisette va me procurer ce soir, et tu seras content de moi. Frontin. - Je le crois, mais qu'espĂ©rez-vous de cette entrevue? car on signe le contrat ce soir. Lisette. - Eh bien, pendant que la compagnie, avant le souper, sera dans l'appartement de Madame, Monsieur nous attendra dans cette salle-ci, sans lumiĂšre pour n'ĂÂȘtre point vu, et nous y viendrons, AngĂ©lique et moi, pour examiner le parti qu'il y aura Ă prendre. Frontin. - Ce n'est pas de l'entretien dont je doute mais Ă quoi aboutira-t-il? AngĂ©lique est une AgnĂšs Ă©levĂ©e dans la plus sĂ©vĂšre contrainte, et qui, malgrĂ© son penchant pour vous, n'aura que des regrets, des larmes et de la frayeur Ă vous donner est-ce que vous avez dessein de l'enlever? Eraste. - Ce serait un parti bien extrĂÂȘme. Frontin. - Et dont l'extrĂ©mitĂ© ne vous ferait pas grand-peur, n'est-il pas vrai? Lisette. - Pour nous, Frontin, nous ne nous chargeons que de faciliter l'entretien, auquel je serai prĂ©sente; mais de ce qu'on y rĂ©soudra, nous n'y trempons point, cela ne nous regarde pas. Frontin. - Oh! si fait, cela nous regarderait un peu, si cette petite conversation nocturne que nous leur mĂ©nageons dans la salle Ă©tait dĂ©couverte; d'autant plus qu'une des portes de la salle aboutit au jardin, que du jardin on va Ă une petite porte qui rend dans la rue, et qu'Ă cause de la salle oĂÂč nous les mettrons, nous rĂ©pondrons de toutes ces petites portes-lĂ , qui sont de notre connaissance. Mais tout coup vaille; pour se mettre Ă son aise, il faut quelquefois risquer son honneur, il s'agit d'ailleurs d'une jeune victime qu'on veut sacrifier, et je crois qu'il est gĂ©nĂ©reux d'avoir part Ă sa dĂ©livrance, sans s'embarrasser de quelle façon elle s'opĂ©rera Monsieur payera bien, cela grossira ta dot, et nous ferons une action qui joindra l'utile au louable. Eraste. - Ne vous inquiĂ©tez de rien, je n'ai point envie d'enlever AngĂ©lique, et je ne veux que l'exciter Ă refuser l'Ă©poux qu'on lui destine mais la nuit s'approche, oĂÂč me retirerai-je en attendant le moment oĂÂč je verrai AngĂ©lique? Lisette. - Comme on ne sait encore qui vous ĂÂȘtes, en cas qu'on vous fĂt quelques questions, au lieu d'ĂÂȘtre mon parent, soyez celui de Frontin, et retirez-vous dans sa chambre, qui est Ă cĂÂŽtĂ© de cette salle, et d'oĂÂč Frontin pourra vous amener, quand il faudra. Frontin. - Oui-da, Monsieur, disposez de mon appartement. Lisette. - Allez tout Ă l'heure; car il faut que je prĂ©vienne AngĂ©lique, qui assurĂ©ment sera charmĂ©e de vous voir, mais qui ne sait pas que vous ĂÂȘtes ici, et Ă qui je dirai d'abord qu'il y a un domestique dans la chambre de Frontin qui demande Ă lui parler de votre part mais sortez, j'entends quelqu'un qui vient. Frontin. - Allons, cousin, sauvons-nous. Lisette. - Non, restez c'est la mĂšre d'AngĂ©lique, elle vous verrait fuir, il vaut mieux que vous demeuriez. ScĂšne III Lisette, Frontin, Eraste, Madame Argante Madame Argante. - OĂÂč est ma fille, Lisette? Lisette. - Apparemment qu'elle est dans sa chambre, Madame. Madame Argante. - Qui est ce garçon-lĂ ? Frontin. - Madame, c'est un garçon de condition, comme vous voyez, qui m'est venu voir, et Ă qui je m'intĂ©resse parce que nous sommes fils des deux frĂšres; il n'est pas content de son maĂtre, ils se sont brouillĂ©s ensemble, et il vient me demander si je ne sais pas quelque maison dont il pĂ»t s'accommoder... Madame Argante. - Sa physionomie est assez bonne; chez qui avez-vous servi, mon enfant? Eraste. - Chez un officier du rĂ©giment du Roi, Madame. Madame Argante. - Eh bien, je parlerai de vous Ă Monsieur Damis, qui pourra vous donner Ă ma fille; demeurez ici jusqu'Ă ce soir, et laissez-nous. Restez, Lisette. ScĂšne IV Madame Argante, Lisette Madame Argante. - Ma fille vous dit assez volontiers ses sentiments, Lisette; dans quelle disposition d'esprit est-elle pour le mariage que nous allons conclure? Elle ne m'a marquĂ©, du moins, aucune rĂ©pugnance. Lisette. - Ah! Madame, elle n'oserait vous en marquer, quand elle en aurait; c'est une jeune et timide personne, Ă qui jusqu'ici son Ă©ducation n'a rien appris qu'Ă obĂ©ir. Madame Argante. - C'est, je pense, ce qu'elle pouvait apprendre de mieux Ă son ĂÂąge. Lisette. - Je ne dis pas le contraire. Madame Argante. - Mais enfin, vous paraĂt-elle contente? Lisette. - Y peut-on rien connaĂtre? vous savez qu'Ă peine ose-t-elle lever les yeux, tant elle a peur de sortir de cette modestie sĂ©vĂšre que vous voulez qu'elle ait; tout ce que j'en sais, c'est qu'elle est triste. Madame Argante. - Oh! je le crois, c'est une marque qu'elle a le coeur bon elle va se marier, elle me quitte, elle m'aime, et notre sĂ©paration est douloureuse. Lisette. - Eh! eh! ordinairement, pourtant, une fille qui va se marier est assez gaie. Madame Argante. - Oui, une fille dissipĂ©e, Ă©levĂ©e dans un monde coquet, qui a plus entendu parler d'amour que de vertu, et que mille jeunes Ă©tourdis ont eu l'impertinente libertĂ© d'entretenir de cajoleries; mais une fille retirĂ©e, qui vit sous les yeux de sa mĂšre, et dont rien n'a gĂÂątĂ© ni le coeur ni l'esprit, ne laisse pas que d'ĂÂȘtre alarmĂ©e quand elle change d'Ă©tat. Je connais AngĂ©lique et la simplicitĂ© de ses moeurs; elle n'aime pas le monde, et je suis sĂ»re qu'elle ne me quitterait jamais, si je l'en laissais la maĂtresse. Lisette. - Cela est singulier. Madame Argante. - Oh! j'en suis sĂ»re. A l'Ă©gard du mari que je lui donne, je ne doute pas qu'elle n'approuve mon choix; c'est un homme trĂšs riche, trĂšs raisonnable. Lisette. - Pour raisonnable, il a eu le temps de le devenir. Madame Argante. - Oui, un peu vieux, Ă la vĂ©ritĂ©, mais doux, mais complaisant, attentif, aimable. Lisette. - Aimable! Prenez donc garde, Madame, il a soixante ans, cet homme. Madame Argante. - Il est bien question de l'ĂÂąge d'un mari avec une fille Ă©levĂ©e comme la mienne! Lisette. - Oh! s'il n'en est pas question avec Mademoiselle votre fille, il n'y aura guĂšre eu de prodige de cette force-lĂ ! Madame Argante. - Qu'entendez-vous avec votre prodige? Lisette. - J'entends qu'il faut, le plus qu'on peut, mettre la vertu des gens Ă son aise, et que celle d'AngĂ©lique ne sera pas sans fatigue. Madame Argante. - Vous avez de sottes idĂ©es, Lisette; les inspirez-vous Ă ma fille? Lisette. - Oh! que non, Madame, elle les trouvera bien sans que je m'en mĂÂȘle. Madame Argante. - Et pourquoi, de l'humeur dont elle est, ne serait-elle pas heureuse? Lisette. C'est qu'elle ne sera point de l'humeur dont vous dites, cette humeur-lĂ n'existe nulle part. Madame Argante. - Il faudrait qu'elle l'eĂ»t bien difficile, si elle ne s'accommodait pas d'un homme qui l'adorera. Lisette. - On adore mal Ă son ĂÂąge. Madame Argante. - Qui ira au-devant de tous ses dĂ©sirs. Lisette. - Ils seront donc bien modestes. Madame Argante. - Taisez-vous; je ne sais de quoi je m'avise de vous Ă©couter. Lisette. - Vous m'interrogez, et je vous rĂ©ponds sincĂšrement. Madame Argante. - Allez dire Ă ma fille qu'elle vienne. Lisette. - Il n'est pas besoin de l'aller chercher, Madame, la voilĂ qui passe, et je vous laisse. ScĂšne V AngĂ©lique, Madame Argante Madame Argante. - Venez, AngĂ©lique, j'ai Ă vous parler. AngĂ©lique, modestement. - Que souhaitez-vous, ma mĂšre? Madame Argante. - Vous voyez, ma fille, ce que je fais aujourd'hui pour vous; ne tenez-vous pas compte Ă ma tendresse du mariage avantageux que je vous procure? AngĂ©lique, faisant la rĂ©vĂ©rence. - Je ferai tout ce qu'il vous plaira, ma mĂšre. Madame Argante. - Je vous demande si vous me savez grĂ© du parti que je vous donne? Ne trouvez-vous pas qu'il est heureux pour vous d'Ă©pouser un homme comme Monsieur Damis, dont la fortune, dont le caractĂšre sĂ»r et plein de raison, vous assurent une vie douce et paisible, telle qu'il convient Ă vos moeurs et aux sentiments que je vous ai toujours inspirĂ©s? Allons, rĂ©pondez, ma fille! AngĂ©lique. - Vous me l'ordonnez donc? Madame Argante. - Oui, sans doute. Voyez, n'ĂÂȘtes-vous pas satisfaite de votre sort? AngĂ©lique. - Mais... Madame Argante. - Quoi! mais! je veux qu'on me rĂ©ponde raisonnablement; je m'attends Ă votre reconnaissance, et non pas Ă des mais. AngĂ©lique, saluant. - Je n'en dirai plus, ma mĂšre. Madame Argante. - Je vous dispense des rĂ©vĂ©rences; dites-moi ce que vous pensez. AngĂ©lique. - Ce que je pense? Madame Argante. - Oui comment regardez-vous le mariage en question? AngĂ©lique. - Mais... Madame Argante. - Toujours des mais! AngĂ©lique. - Je vous demande pardon; je n'y songeais pas, ma mĂšre. Madame Argante. - Eh bien, songez-y donc, et souvenez-vous qu'ils me dĂ©plaisent. Je vous demande quelles sont les dispositions de votre coeur dans cette conjoncture-ci. Ce n'est pas que je doute que vous soyez contente, mais je voudrais vous l'entendre dire vous-mĂÂȘme. AngĂ©lique. - Les dispositions de mon coeur! Je tremble de ne pas rĂ©pondre Ă votre fantaisie. Madame Argante. - Et pourquoi ne rĂ©pondriez-vous pas Ă ma fantaisie? AngĂ©lique. - C'est que ce que je dirais vous fĂÂącherait peut-ĂÂȘtre. Madame Argante. - Parlez bien, et je ne me fĂÂącherai point. Est-ce que vous n'ĂÂȘtes point de mon sentiment? Etes-vous plus sage que moi? AngĂ©lique. - C'est que je n'ai point de dispositions dans le coeur. Madame Argante. - Et qu'y avez-vous donc, Mademoiselle? AngĂ©lique. - Rien du tout. Madame Argante. - Rien! qu'est-ce que rien? Ce mariage ne vous plaĂt donc pas? AngĂ©lique. - Non. Madame Argante, en colĂšre. - Comment! il vous dĂ©plaĂt? AngĂ©lique. - Non, ma mĂšre. Madame Argante. - Eh! parlez donc! car je commence Ă vous entendre c'est-Ă -dire, ma fille, que vous n'avez point de volontĂ©? AngĂ©lique. - J'en aurai pourtant une, si vous le voulez. Madame Argante. - Il n'est pas nĂ©cessaire; vous faites encore mieux d'ĂÂȘtre comme vous ĂÂȘtes; de vous laisser conduire, et de vous en fier entiĂšrement Ă moi. Oui, vous avez raison, ma fille; et ces dispositions d'indiffĂ©rence sont les meilleures. Aussi voyez-vous que vous en ĂÂȘtes rĂ©compensĂ©e; je ne vous donne pas un jeune extravagant qui vous nĂ©gligerait peut-ĂÂȘtre au bout de quinze jours, qui dissiperait son bien et le vĂÂŽtre, pour courir aprĂšs mille passions libertines; je vous marie Ă un homme sage, Ă un homme dont le coeur est sĂ»r, et qui saura tout le prix de la vertueuse innocence du vĂÂŽtre. AngĂ©lique. - Pour innocente, je le suis. Madame Argante. - Oui, grĂÂąces Ă mes soins, je vous vois telle que j'ai toujours souhaitĂ© que vous fussiez; comme il vous est familier de remplir vos devoirs, les vertus dont vous allez avoir besoin ne vous coĂ»teront rien; et voici les plus essentielles; c'est, d'abord, de n'aimer que votre mari. AngĂ©lique. - Et si j'ai des amis, qu'en ferai-je? Madame Argante. - Vous n'en devez point avoir d'autres que ceux de Monsieur Damis, aux volontĂ©s de qui vous vous conformerez toujours, ma fille; nous sommes sur ce pied-lĂ dans le mariage. AngĂ©lique. - Ses volontĂ©s? Et que deviendront les miennes? Madame Argante. - Je sais que cet article a quelque chose d'un peu mortifiant; mais il faut s'y rendre, ma fille. C'est une espĂšce de loi qu'on nous a imposĂ©e; et qui dans le fond nous fait honneur, car entre deux personnes qui vivent ensemble, c'est toujours la plus raisonnable qu'on charge d'ĂÂȘtre la plus docile, et cette docilitĂ©-lĂ vous sera facile; car vous n'avez jamais eu de volontĂ© avec moi, vous ne connaissez que l'obĂ©issance. AngĂ©lique. - Oui, mais mon mari ne sera pas ma mĂšre. Madame Argante. - Vous lui devez encore plus qu'Ă moi, AngĂ©lique, et je suis sĂ»re qu'on n'aura rien Ă vous reprocher lĂ -dessus. Je vous laisse, songez Ă tout ce que je vous ai dit; et surtout gardez ce goĂ»t de retraite, de solitude, de modestie, de pudeur qui me charme en vous; ne plaisez qu'Ă votre mari, et restez dans cette simplicitĂ© qui ne vous laisse ignorer que le mal. Adieu, ma fille. ScĂšne VI AngĂ©lique, Lisette AngĂ©lique, un moment seule. - Qui ne me laisse ignorer que le mal! Et qu'en sait-elle? Elle l'a donc appris? Eh bien, je veux l'apprendre aussi. Lisette survient. - Eh bien, Mademoiselle, Ă quoi en ĂÂȘtes-vous? AngĂ©lique. - J'en suis Ă m'affliger, comme tu vois. Lisette. - Qu'avez-vous dit Ă votre mĂšre? AngĂ©lique. - Eh! tout ce qu'elle a voulu. Lisette. - Vous Ă©pouserez donc Monsieur Damis? AngĂ©lique. - Moi, l'Ă©pouser! Je t'assure que non; c'est bien assez qu'il m'Ă©pouse. Lisette. - Oui, mais vous n'en serez pas moins sa femme. AngĂ©lique. - Eh bien, ma mĂšre n'a qu'Ă l'aimer pour nous deux; car pour moi je n'aimerai jamais qu'Eraste. Lisette. - Il le mĂ©rite bien. AngĂ©lique. - Oh! pour cela, oui. C'est lui qui est aimable, qui est complaisant, et non pas ce Monsieur Damis que ma mĂšre a Ă©tĂ© prendre je ne sais oĂÂč, qui ferait bien mieux d'ĂÂȘtre mon grand-pĂšre que mon mari, qui me glace quand il me parle, et qui m'appelle toujours ma belle personne; comme si on s'embarrassait beaucoup d'ĂÂȘtre belle ou laide avec lui au lieu que tout ce que me dit Eraste est si touchant! on voit que c'est du fond du coeur qu'il parle; et j'aimerais mieux ĂÂȘtre sa femme seulement huit jours, que de l'ĂÂȘtre toute ma vie de l'autre. Lisette. - On dit qu'il est au dĂ©sespoir, Eraste. AngĂ©lique. - Eh! comment veut-il que je fasse? HĂ©las! je sais bien qu'il sera inconsolable N'est-on pas bien Ă plaindre, quand on s'aime tant, de n'ĂÂȘtre pas ensemble? Ma mĂšre dit qu'on est obligĂ© d'aimer son mari; eh bien! qu'on me donne Eraste; je l'aimerai tant qu'on voudra, puisque je l'aime avant que d'y ĂÂȘtre obligĂ©e, je n'aurai garde d'y manquer quand il le faudra, cela me sera bien commode. Lisette. - Mais avec ces sentiments-lĂ , que ne refusez-vous courageusement Damis? il est encore temps; vous ĂÂȘtes d'une vivacitĂ© Ă©tonnante avec moi, et vous tremblez devant votre mĂšre. Il faudrait lui dire ce soir Cet homme-lĂ est trop vieux pour moi; je ne l'aime point, je le hais, je le haĂÂŻrai, et je ne saurais l'Ă©pouser. AngĂ©lique. - Tu as raison mais quand ma mĂšre me parle, je n'ai plus d'esprit; cependant je sens que j'en ai assurĂ©ment; et j'en aurais bien davantage, si elle avait voulu; mais n'ĂÂȘtre jamais qu'avec elle, n'entendre que des prĂ©ceptes qui me lassent, ne faire que des lectures qui m'ennuient, est-ce lĂ le moyen d'avoir de l'esprit? qu'est-ce que cela apprend? Il y a des petites filles de sept ans qui sont plus avancĂ©es que moi. Cela n'est-il pas ridicule? je n'ose pas seulement ouvrir ma fenĂÂȘtre. Voyez, je vous prie, de quel air on m'habille? suis-je vĂÂȘtue comme une autre? regardez comme me voilĂ faite Ma mĂšre appelle cela un habit modeste il n'y a donc de la modestie nulle part qu'ici? car je ne vois que moi d'enveloppĂ©e comme cela; aussi suis-je d'une enfance, d'une curiositĂ©! Je ne porte point de ruban, mais qu'est-ce que ma mĂšre y gagne? que j'ai des Ă©motions quand j'en aperçois. Elle ne m'a laissĂ© voir personne, et avant que je connusse Eraste, le coeur me battait quand j'Ă©tais regardĂ©e par un jeune homme. VoilĂ pourtant ce qui m'est arrivĂ©. Lisette. - Votre naĂÂŻvetĂ© me fait rire. AngĂ©lique. - Mais est-ce que je n'ai pas raison? Serais-je de mĂÂȘme si j'avais joui d'une libertĂ© honnĂÂȘte? En vĂ©ritĂ©, si je n'avais pas le coeur bon, tiens, je crois que je haĂÂŻrais ma mĂšre, d'ĂÂȘtre cause que j'ai des Ă©motions pour des choses dont je suis sĂ»re que je ne me soucierais pas si je les avais. Aussi, quand je serai ma maĂtresse! laisse-moi faire, va... je veux savoir tout ce que les autres savent. Lisette. - Je m'en fie bien Ă vous. AngĂ©lique. - Moi qui suis naturellement vertueuse, sais-tu bien que je m'endors quand j'entends parler de sagesse? Sais-tu bien que je serai fort heureuse de n'ĂÂȘtre pas coquette? Je ne la serai pourtant pas; mais ma mĂšre mĂ©riterait bien que je la devinsse. Lisette. - Ah! si elle pouvait vous entendre et jouir du fruit de sa sĂ©vĂ©ritĂ©! Mais parlons d'autre chose. Vous aimez Eraste? AngĂ©lique. - Vraiment oui, je l'aime, pourvu qu'il n'y ait point de mal Ă avouer cela; car je suis si ignorante! Je ne sais point ce qui est permis ou non, au moins. Lisette. - C'est un aveu sans consĂ©quence avec moi. AngĂ©lique. - Oh! sur ce pied-lĂ je l'aime beaucoup, et je ne puis me rĂ©soudre Ă le perdre. Lisette. - Prenez donc une bonne rĂ©solution de n'ĂÂȘtre pas Ă un autre. Il y a ici un domestique Ă lui qui a une lettre Ă vous rendre de sa part. AngĂ©lique, charmĂ©e. - Une lettre de sa part, et tu ne m'en disais rien! OĂÂč est-elle? Oh! que j'aurai de plaisir Ă la lire! donne-moi-la donc! OĂÂč est ce domestique? Lisette. - Doucement! modĂ©rez cet empressement-lĂ ; cachez-en du moins une partie Ă Eraste si par hasard vous lui parliez, il y aurait du trop. AngĂ©lique. - Oh! dame, c'est encore ma mĂšre qui en est cause. Mais est-ce que je pourrai le voir? Tu me parles de lui et de sa lettre, et je ne vois ni l'un ni l'autre. ScĂšne VII Lisette, AngĂ©lique, Frontin, Eraste Lisette, Ă AngĂ©lique. - Tenez, voici ce domestique que Frontin nous amĂšne. AngĂ©lique. - Frontin ne dira-t-il rien Ă ma mĂšre? Lisette. - Ne craignez rien, il est dans vos intĂ©rĂÂȘts, et ce domestique passe pour son parent. Frontin, tenant une lettre. - Le valet de Monsieur Eraste vous apporte une lettre que voici, Madame. AngĂ©lique, gravement. - Donnez. A Lisette. Suis-je assez sĂ©rieuse? Lisette. - Fort bien. AngĂ©lique lit. - Que viens-je d'apprendre! on dit que vous vous mariez ce soir. Si vous concluez sans me permettre de vous voir, je ne me soucie plus de la vie. Et en s'interrompant. Il ne se soucie plus de la vie, Lisette! Elle achĂšve de lire. Adieu; j'attends votre rĂ©ponse, et je me meurs. AprĂšs qu'elle a lu. Cette lettre-lĂ me pĂ©nĂštre; il n'y a point de modĂ©ration qui tienne, Lisette; il faut que je lui parle, et je ne veux pas qu'il meure. Allez lui dire qu'il vienne; on le fera entrer comme on pourra. Eraste, se jetant Ă ses genoux. - Vous ne voulez point que je meure, et vous vous mariez, AngĂ©lique! AngĂ©lique. - Ah! c'est vous, Eraste? Eraste. - A quoi vous dĂ©terminez-vous donc? AngĂ©lique. - Je ne sais; je suis trop Ă©mue pour vous rĂ©pondre. Levez-vous. Eraste, se levant. - Mon dĂ©sespoir vous touchera-t-il? AngĂ©lique. - Est-ce que vous n'avez pas entendu ce que j'ai dit? Eraste. - Il m'a paru que vous m'aimiez un peu. AngĂ©lique. - Non, non, il vous a paru mieux que cela; car j'ai dit bien franchement que je vous aime mais il faut m'excuser, Eraste, car je ne savais pas que vous Ă©tiez lĂ . Eraste. - Est-ce que vous seriez fĂÂąchĂ©e de ce qui vous est Ă©chappĂ©? AngĂ©lique. - Moi, fĂÂąchĂ©e? au contraire, je suis bien aise que vous l'ayez appris sans qu'il y ait de ma faute; je n'aurai plus la peine de vous le cacher. Frontin. - Prenez garde qu'on ne vous surprenne. Lisette. - Il a raison; je crois que quelqu'un vient; retirez-vous, Madame. AngĂ©lique. - Mais je crois que vous n'avez pas eu le temps de me dire tout. Eraste. - HĂ©las! Madame, je n'ai encore fait que vous voir et j'ai besoin d'un entretien pour vous rĂ©soudre Ă me sauver la vie. AngĂ©lique, en s'en allant. - Ne lui donneras-tu pas le temps de me rĂ©soudre, Lisette? Lisette. - Oui, Frontin et moi nous aurons soin de tout vous allez vous revoir bientĂÂŽt; mais retirez-vous. ScĂšne VIII Lisette, Frontin, Eraste, Champagne Lisette. - Qui est-ce qui entre lĂ ? c'est le valet de Monsieur Damis. Eraste, vite. - Eh! d'oĂÂč le connaissez-vous? c'est le valet de mon pĂšre, et non pas de Monsieur Damis qui m'est inconnu. Lisette. - Vous vous trompez; ne vous dĂ©concertez pas. Champagne. - Bonsoir, la jolie fille, bonsoir, Messieurs; je viens attendre ici mon maĂtre qui m'envoie dire qu'il va venir; et je suis charmĂ© d'une rencontre... En regardant Eraste. Mais comment appelez-vous Monsieur? Eraste. - Vous importe-t-il de savoir que je m'appelle La RamĂ©e? Champagne. - La RamĂ©e? Et pourquoi est-ce que vous portez ce visage-lĂ ? Eraste. - Pourquoi? la belle question! parce que je n'en ai pas reçu d'autre. Adieu, Lisette; le dĂ©but de ce butor-lĂ m'ennuie. ScĂšne IX Champagne, Frontin, Lisette Frontin. - Je voudrais bien savoir Ă qui tu en as! Est-ce qu'il n'est pas permis Ă mon cousin La RamĂ©e d'avoir son visage? Champagne. - Je veux bien que Monsieur La RamĂ©e en ait un; mais il ne lui est pas permis de se servir de celui d'un autre. Lisette. - Comment, celui d'un autre! qu'est-ce que cette folie-lĂ ? Champagne. - Oui, celui d'un autre en un mot, cette mine-lĂ ne lui appartient point; elle n'est point Ă sa place ordinaire, ou bien j'ai vu la pareille Ă quelqu'un que je connais. Frontin, riant. - C'est peut-ĂÂȘtre une physionomie Ă la mode, et La RamĂ©e en aura pris une. Lisette, riant. - VoilĂ bien, en effet, des discours d'un butor comme toi, Champagne est-ce qu'il n'y a pas mille gens qui se ressemblent? Champagne. - Cela est vrai; mais qu'il appartienne Ă ce qu'il voudra, je ne m'en soucie guĂšre; chacun a le sien; il n'y a que vous, Mademoiselle Lisette, qui n'avez celui de personne, car vous ĂÂȘtes plus jolie que tout le monde il n'y a rien de si aimable que vous. Frontin. - Halte-lĂ ! laisse ce minois-lĂ en repos; ton Ă©loge le dĂ©shonore. Champagne. - Ah! Monsieur Frontin, ce que j'en dis, c'est en cas que vous n'aimiez pas Lisette, comme cela peut arriver; car chacun n'est pas du mĂÂȘme goĂ»t. Frontin. - Paix! vous dis-je; car je l'aime. Champagne. - Et vous, Mademoiselle Lisette? Lisette. - Tu joues de malheur, car je l'aime. Champagne. - Je l'aime, partout je l'aime! Il n'y aura donc rien pour moi? Lisette, en s'en allant. - Une rĂ©vĂ©rence de ma part. Frontin, en s'en allant. - Des injures de la mienne, et quelques coups de poing, si tu veux. Champagne. - Ah! n'ai-je pas fait lĂ une belle fortune? ScĂšne X Monsieur Damis, Champagne Monsieur Damis. - Ah! te voilĂ ! Champagne. - Oui, Monsieur; on vient de m'apprendre qu'il n'y a rien pour moi, et ma part ne me donne pas une bonne opinion de la vĂÂŽtre. Monsieur Damis. - Qu'entends-tu par lĂ ? Champagne. - C'est que Lisette ne veut point de moi, et outre cela j'ai vu la physionomie de Monsieur votre fils sur le visage d'un valet. Monsieur Damis. - Je n'y comprends rien. Laisse-nous; voici Madame Argante et AngĂ©lique. ScĂšne XI Madame Argante, AngĂ©lique, Monsieur Damis Madame Argante. - Vous venez sans doute d'arriver, Monsieur? Monsieur Damis. - Oui, Madame, en ce moment. Madame Argante. - Il y a dĂ©jĂ bonne compagnie assemblĂ©e chez moi, c'est-Ă -dire, une partie de ma famille, avec quelques-uns de nos amis, car pour les vĂÂŽtres, vous n'avez pas voulu leur confier votre mariage. Monsieur Damis. - Non, Madame, j'ai craint qu'on n'enviĂÂąt mon bonheur et j'ai voulu me l'assurer en secret. Mon fils mĂÂȘme ne sait rien de mon dessein et c'est Ă cause de cela que je vous ai priĂ© de vouloir bien me donner le nom de Damis, au lieu de celui d'Orgon, qu'on mettra dans le contrat. Madame Argante. - Vous ĂÂȘtes le maĂtre, Monsieur; au reste, il n'appartient point Ă une mĂšre de vanter sa fille; mais je crois vous faire un prĂ©sent digne d'un honnĂÂȘte homme comme vous. Il est vrai que les avantages que vous lui faites... Monsieur Damis. - Oh! Madame, n'en parlons point, je vous prie; c'est Ă moi Ă vous remercier toutes deux, et je n'ai pas dĂ» espĂ©rer que cette belle personne fĂt grĂÂące au peu que je vaux. AngĂ©lique, Ă part. - Belle personne! Monsieur Damis. - Tous les trĂ©sors du monde ne sont rien au prix de la beautĂ© et de la vertu qu'elle m'apporte en mariage. Madame Argante. - Pour de la vertu, vous lui rendez justice. Mais, Monsieur, on vous attend; vous savez que j'ai permis que nos amis se dĂ©guisassent, et fissent une espĂšce de petit bal tantĂÂŽt; le voulez-vous bien? C'est le premier que ma fille aura vu. Monsieur Damis. - Comme il vous plaira, Madame. Madame Argante. - Allons donc joindre la compagnie. Monsieur Damis. - Oserais-je auparavant vous prier d'une chose, Madame? Daignez, Ă la faveur de notre union prochaine, m'accorder un petit moment d'entretien avec AngĂ©lique; c'est une satisfaction que je n'ai pas eu jusqu'ici. Madame Argante. - J'y consens, Monsieur, on ne peut vous le refuser dans la conjoncture prĂ©sente; et ce n'est pas apparemment pour Ă©prouver le coeur de ma fille? il n'est pas encore temps qu'il se dĂ©clare tout Ă fait; il doit vous suffire qu'elle obĂ©it sans rĂ©pugnance; et c'est ce que vous pouvez dire Ă Monsieur, AngĂ©lique; je vous le permets, entendez-vous? AngĂ©lique. - J'entends, ma mĂšre. ScĂšne XII AngĂ©lique, Monsieur Damis Monsieur Damis. - Enfin, charmante AngĂ©lique, je puis donc sans tĂ©moins vous jurer une tendresse Ă©ternelle il est vrai que mon ĂÂąge ne rĂ©pond pas au vĂÂŽtre. AngĂ©lique. - Oui, il y a bien de la diffĂ©rence. Monsieur Damis. - Cependant on me flatte que vous acceptez ma main sans rĂ©pugnance. AngĂ©lique. - Ma mĂšre le dit. Monsieur Damis. - Et elle vous a permis de me le confirmer vous-mĂÂȘme. AngĂ©lique. - Oui, mais on n'est pas obligĂ© d'user des permissions qu'on a. Monsieur Damis. - Est-ce par modestie, est-ce par dĂ©goĂ»t que vous me refusez l'aveu que je demande? AngĂ©lique. - Non, ce n'est pas par modestie. Monsieur Damis. - Que me dites-vous lĂ ! C'est donc par dĂ©goĂ»t?... Vous ne me rĂ©pondez rien? AngĂ©lique. - C'est que je suis polie. Monsieur Damis. - Vous n'auriez donc rien de favorable Ă me rĂ©pondre? AngĂ©lique. - Il faut que je me taise encore. Monsieur Damis. - Toujours par politesse? AngĂ©lique. - Oh! toujours. Monsieur Damis. - Parlez-moi franchement est-ce que vous me haĂÂŻssez? AngĂ©lique. - Vous embarrassez encore mon savoir-vivre. Seriez-vous bien aise, si je vous disais oui? Monsieur Damis. - Vous pourriez dire non. AngĂ©lique. - Encore moins, car je mentirais. Monsieur Damis. - Quoi! vos sentiments vont jusqu'Ă la haine, AngĂ©lique! J'aurais cru que vous vous contentiez de ne pas m'aimer. AngĂ©lique. - Si vous vous en contentez, et moi aussi, et s'il n'est pas malhonnĂÂȘte d'avouer aux gens qu'on ne les aime point, je ne serai plus embarrassĂ©e. Monsieur Damis. - Et vous me l'avoueriez! AngĂ©lique. - Tant qu'il vous plaira. Monsieur Damis. - C'est une rĂ©pĂ©tition dont je ne suis point curieux; et ce n'Ă©tait pas lĂ ce que votre mĂšre m'avait fait entendre. AngĂ©lique. - Oh! vous pouvez vous en fier Ă moi; je sais mieux cela que ma mĂšre, elle a pu se tromper; mais, pour moi, je vous dis la vĂ©ritĂ©. Monsieur Damis. - Qui est que vous ne m'aimez point? AngĂ©lique. - Oh! du tout; je ne saurais; et ce n'est pas par malice, c'est naturellement et vous, qui ĂÂȘtes, Ă ce qu'on dit, un si honnĂÂȘte homme, si, en faveur de ma sincĂ©ritĂ©, vous vouliez ne me plus aimer et me laisser lĂ , car aussi bien je ne suis pas si belle que vous le croyez, tenez, vous en trouverez cent qui vaudront mieux que moi. Monsieur Damis, les premiers mots Ă part. - Voyons si elle aime ailleurs. Mon intention, assurĂ©ment, n'est pas qu'on vous contraigne. AngĂ©lique. - Ce que vous dites lĂ est bien raisonnable, et je ferai grand cas de vous si vous continuez. Monsieur Damis. - Je suis mĂÂȘme fĂÂąchĂ© de ne l'avoir pas su plus tĂÂŽt. AngĂ©lique. - HĂ©las! si vous me l'aviez demandĂ©, je vous l'aurais dit. Monsieur Damis. - Et il faut y mettre ordre. AngĂ©lique. - Que vous ĂÂȘtes bon et obligeant! N'allez pourtant pas dire Ă ma mĂšre que je vous ai confiĂ© que je ne vous aime point, parce qu'elle se mettrait en colĂšre contre moi; mais faites mieux; dites-lui seulement que vous ne me trouvez pas assez d'esprit pour vous, que je n'ai pas tant de mĂ©rite que vous l'aviez cru, comme c'est la vĂ©ritĂ©; enfin, que vous avez encore besoin de vous consulter ma mĂšre, qui est fort fiĂšre, ne manquera pas de se choquer, elle rompra tout, notre mariage ne se fera point, et je vous aurai, je vous jure, une obligation infinie. Monsieur Damis. - Non, AngĂ©lique, non, vous ĂÂȘtes trop aimable; elle se douterait que c'est vous qui ne voulez pas, et tous ces prĂ©textes-lĂ ne valent rien; il n'y en a qu'un bon; aimez-vous ailleurs? AngĂ©lique. - Moi! non; n'allez pas le croire. Monsieur Damis. - Sur ce pied-lĂ , je n'ai point d'excuse; j'ai promis de vous Ă©pouser, et il faut que je tienne parole; au lieu que, si vous aimiez quelqu'un, je ne lui dirais pas que vous me l'avez avouĂ©; mais seulement que je m'en doute. AngĂ©lique. - Eh bien! doutez-vous-en donc. Monsieur Damis. - Mais il n'est pas possible que je m'en doute si cela n'est pas vrai; autrement ce serait ĂÂȘtre de mauvaise foi; et, malgrĂ© toute l'envie que j'ai de vous obliger, je ne saurais dire une imposture. AngĂ©lique. - Allez, allez, n'ayez point de scrupule, vous parlerez en homme d'honneur. Monsieur Damis. - Vous aimez donc? AngĂ©lique. - Mais ne me trahissez-vous point, Monsieur Damis? Monsieur Damis. - Je n'ai que vos vĂ©ritables intĂ©rĂÂȘts en vue. AngĂ©lique. - Quel bon caractĂšre! Oh! que je vous aimerais, si vous n'aviez que vingt ans! Monsieur Damis. - Eh bien? AngĂ©lique. - Vraiment, oui, il y a quelqu'un qui me plaĂt... Frontin arrive. - Monsieur, je viens de la part de Madame vous dire qu'on vous attend avec Mademoiselle. Monsieur Damis. - Nous y allons. Et Ă AngĂ©lique oĂÂč avez-vous connu celui qui vous plaĂt? AngĂ©lique. - Ah! ne m'en demandez pas davantage; puisque vous ne voulez que vous douter que j'aime, en voilĂ plus qu'il n'en faut pour votre probitĂ©, et je vais vous annoncer lĂ -haut. ScĂšne XIII Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, les premiers mots Ă part. - Ceci me chagrine, mais je l'aime trop pour la cĂ©der Ă personne. Frontin! Frontin! approche, je voudrais te dire un mot. Frontin. - Volontiers, Monsieur; mais on est impatient de vous voir. Monsieur Damis. - Je ne tarderai qu'un moment viens, j'ai remarquĂ© que tu es un garçon d'esprit. Frontin. - Eh! j'ai des jours oĂÂč je n'en manque pas, Monsieur Damis. - Veux-tu me rendre un service dont je te promets que personne ne sera jamais instruit? Frontin. - Vous marchandez ma fidĂ©litĂ©; mais je suis dans mon jour d'esprit, il n'y a rien Ă faire, je sens combien il faut ĂÂȘtre discret. Monsieur Damis. - Je te payerai bien. Frontin. - ArrĂÂȘtez donc, Monsieur, ces dĂ©buts-lĂ m'attendrissent toujours. Monsieur Damis. - VoilĂ ma bourse. Frontin. - Quel embonpoint sĂ©duisant! Qu'il a l'air vainqueur! Monsieur Damis. - Elle est Ă toi, si tu veux me confier ce que tu sais sur le chapitre d'AngĂ©lique. Je viens adroitement de lui faire avouer qu'elle a un amant; et observĂ©e comme elle est par sa mĂšre, elle ne peut ni l'avoir vu ni avoir de ses nouvelles que par le moyen des domestiques tu t'en es peut-ĂÂȘtre mĂÂȘlĂ© toi-mĂÂȘme, ou tu sais qui s'en mĂÂȘle, et je voudrais Ă©carter cet homme-lĂ ; quel est-il? oĂÂč se sont-ils vus? Je te garderai le secret. Frontin, prenant la bourse. - Je rĂ©sisterais Ă ce que vous dites, mais ce que vous tenez m'entraĂne, et je me rends. Monsieur Damis. - Parle. Frontin. - Vous me demandez un dĂ©tail que j'ignore; il n'y a que Lisette qui soit parfaitement instruite dans cette intrigue-lĂ . Monsieur Damis. - La fourbe! Frontin. - Prenez garde, vous ne sauriez la condamner sans me faire mon procĂšs. Je viens de cĂ©der Ă un trait d'Ă©loquence qu'on aura peut-ĂÂȘtre employĂ© contre elle; au reste je ne connais le jeune homme en question que depuis une heure; il est actuellement dans ma chambre; Lisette en a fait mon parent, et dans quelques moments, elle doit l'introduire ici mĂÂȘme oĂÂč je suis chargĂ© d'Ă©teindre les bougies, et oĂÂč elle doit arriver avec AngĂ©lique pour y traiter ensemble des moyens de rompre votre mariage. Monsieur Damis. - Il ne tiendra donc qu'Ă toi que je sois pleinement instruit de tout. Frontin. - Comment? Monsieur Damis. - Tu n'as qu'Ă souffrir que je me cache ici; on ne m'y verra pas, puisque tu vas en ĂÂŽter les lumiĂšres, et j'Ă©couterai tout ce qu'ils diront. Frontin. - Vous avez raison; attendez, quelques amis de la maison qui sont lĂ -haut, et qui veulent se dĂ©guiser aprĂšs souper pour se divertir, ont fait apporter des dominos qu'on a mis dans le petit cabinet Ă cĂÂŽtĂ© de la salle, voulez-vous que je vous en donne un? Monsieur Damis. - Tu me feras plaisir. Frontin. - Je cours vous le chercher, car l'heure approche. Monsieur Damis. - Va. ScĂšne XIV Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, un moment seul. - Je ne saurais mieux m'y prendre pour savoir de quoi il est question. Si je vois que l'amour d'AngĂ©lique aille Ă un certain point, il ne s'agit plus de mariage; cependant je tremble. Qu'on est malheureux d'aimer Ă mon ĂÂąge! Frontin revient. - Tenez, Monsieur, voilĂ tout votre attirail, jusqu'Ă un masque c'est un visage qui ne vous donnera que dix-huit ans, vous ne perdrez rien au change; ajustez-vous vite; bon! mettez-vous lĂ et ne remuez pas; voilĂ les lumiĂšres Ă©teintes, bonsoir. Monsieur Damis. - Ecoute; le jeune homme va venir, et je rĂÂȘve Ă une chose; quand Lisette et AngĂ©lique seront entrĂ©es, dis Ă la mĂšre, de ma part, que je la prie de se rendre ici sans bruit, cela ne te compromet point, et tu y gagneras. Frontin. - Mais vous prenez donc cette commission-lĂ Ă crĂ©dit? Monsieur Damis. - Va, ne t'embarrasse point. Frontin, il tĂÂątonne. - Soit. Je sors... J'ai de la peine Ă trouver mon chemin; mais j'entends quelqu'un... ScĂšne XV Lisette, Eraste, Frontin, Monsieur Damis Lisette est Ă la porte avec Eraste pour entrer. Frontin. - Est-ce toi, Lisette? Lisette. - Oui, Ă qui parles-tu donc lĂ ? Frontin. - A la nuit, qui m'empĂÂȘchait de retrouver la porte. Avec qui es-tu, toi? Lisette. - Parle bas; avec Eraste que je fais entrer dans la salle. Monsieur Damis, Ă part. - Eraste! Frontin. - Bon! oĂÂč est-il? Il appelle. La RamĂ©e! Eraste. - Me voilĂ . Frontin, le prenant par le bras. - Tenez, Monsieur, marchez et promenez-vous du mieux que vous pourrez en attendant. Lisette. - Adieu; dans un moment je reviens avec ma maĂtresse. ScĂšne XVI Eraste, Monsieur Damis, cachĂ©. Eraste. - Je ne saurais douter qu'AngĂ©lique ne m'aime; mais sa timiditĂ© m'inquiĂšte, et je crains de ne pouvoir l'enhardir Ă dĂ©dire sa mĂšre. Monsieur Damis, Ă part. - Est-ce que je me trompe? c'est la voix de mon fils, Ă©coutons. Eraste. - TĂÂąchons de ne pas faire de bruit. Il marche en tĂÂątonnant. Monsieur Damis. - Je crois qu'il vient Ă moi; changeons de place. Eraste. - J'entends remuer du taffetas; est-ce vous, AngĂ©lique, est-ce vous? En disant cela, il attrape Monsieur Damis par le domino. Monsieur Damis, retenu. - Doucement!... Eraste. - Ah! c'est vous-mĂÂȘme. Monsieur Damis, Ă part. - C'est mon fils. Eraste. - Eh bien! AngĂ©lique, me condamnerez-vous Ă mourir de douleur? Vous m'avez dit tantĂÂŽt que vous m'aimiez; vos beaux yeux me l'ont confirmĂ© par les regards les plus aimables et les plus tendres; mais de quoi me servira d'ĂÂȘtre aimĂ©, si je vous perds? Au nom de notre amour, AngĂ©lique, puisque vous m'avez permis de me flatter du vĂÂŽtre, gardez-vous Ă ma tendresse, je vous en conjure par ces charmes que le ciel semble n'avoir destinĂ©s que pour moi; par cette main adorable sur qui je vous jure un amour Ă©ternel. Monsieur Damis veut retirer sa main. Ne la retirez pas, AngĂ©lique, et dĂ©dommagez Eraste du plaisir qu'il n'a point de voir vos beaux yeux, par l'assurance de n'ĂÂȘtre jamais qu'Ă lui; parlez, AngĂ©lique. Monsieur Damis, Ă part, les premiers mots. - J'entends du bruit. Taisez-vous, petit sot. Et il se retire d'Eraste. Eraste. - Juste ciel! qu'entends-je? Vous me fuyez! Ah! Lisette, n'es-tu pas lĂ ? ScĂšne XVII AngĂ©lique et Lisette qui entrent, Monsieur Damis, Eraste Lisette. - Nous voici, Monsieur. Eraste. - Je suis au dĂ©sespoir, ta maĂtresse me fuit. AngĂ©lique. - Moi, Eraste? Je ne vous fuis point, me voilĂ . Eraste. - Eh quoi! ne venez-vous pas de me dire tout ce qu'il y a de plus cruel? AngĂ©lique. - Eh! je n'ai encore dit qu'un mot. Eraste. - Il est vrai, mais il m'a marquĂ© le dernier mĂ©pris. AngĂ©lique. - Il faut que vous ayez mal entendu, Eraste est-ce qu'on mĂ©prise les gens qu'on aime? Lisette. - En effet, rĂÂȘvez-vous, Monsieur? Eraste. - Je n'y comprends donc rien; mais vous me rassurez, puisque vous me dites que vous m'aimez; daignez me le rĂ©pĂ©ter encore. ScĂšne XVIII Madame Argante, introduite par Frontin, Lisette, Eraste, AngĂ©lique, Monsieur Damis AngĂ©lique. - Vraiment, ce n'est pas lĂ l'embarras, et je vous le rĂ©pĂ©terais avec plaisir, mais vous le savez bien assez. Madame Argante, Ă part. - Qu'entends-je? AngĂ©lique. - Et d'ailleurs on m'a dit qu'il fallait ĂÂȘtre plus retenue dans les discours qu'on tient Ă son amant. Eraste. - Quelle aimable franchise! AngĂ©lique. - Mais je vais comme le coeur me mĂšne, sans y entendre plus de finesse; j'ai du plaisir Ă vous voir, et je vous vois, et s'il y a de ma faute Ă vous avouer si souvent que je vous aime, je la mets sur votre compte, et je ne veux point y avoir part. Eraste. - Que vous me charmez! AngĂ©lique. - Si ma mĂšre m'avait donnĂ© plus d'expĂ©rience; si j'avais Ă©tĂ© un peu dans le monde, je vous aimerais peut-ĂÂȘtre sans vous le dire; je vous ferais languir pour le savoir; je retiendrais mon coeur, cela n'irait pas si vite, et vous m'auriez dĂ©jĂ dit que je suis une ingrate; mais je ne saurais la contrefaire. Mettez-vous Ă ma place; j'ai tant souffert de contrainte, ma mĂšre m'a rendu la vie si triste! j'ai eu si peu de satisfaction, elle a tant mortifiĂ© mes sentiments! Je suis si lasse de les cacher, que, lorsque je suis contente, et que je le puis dire, je l'ai dĂ©jĂ dit avant que de savoir que j'ai parlĂ©; c'est comme quelqu'un qui respire, et imaginez-vous Ă prĂ©sent ce que c'est qu'une fille qui a toujours Ă©tĂ© gĂÂȘnĂ©e, qui est avec vous, que vous aimez, qui ne vous hait pas, qui vous aime, qui est franche, qui n'a jamais eu le plaisir de dire ce qu'elle pense, qui ne pensera jamais rien de si touchant, et voyez si je puis rĂ©sister Ă tout cela. Eraste. - Oui, ma joie, Ă ce que j'entends lĂ , va jusqu'au transport! Mais il s'agit de nos affaires j'ai le bonheur d'avoir un pĂšre raisonnable, Ă qui je suis aussi cher qu'il me l'est Ă moi-mĂÂȘme, et qui, j'espĂšre, entrera volontiers dans nos vues. AngĂ©lique. - Pour moi, je n'ai pas le bonheur d'avoir une mĂšre qui lui ressemble; je ne l'en aime pourtant pas moins... Madame Argante, Ă©clatant. - Ah! c'en est trop, fille indigne de ma tendresse! AngĂ©lique. - Ah! je suis perdue! Ils s'Ă©cartent tous trois. Madame Argante. - Vite, Frontin, qu'on Ă©claire, qu'on vienne! En disant cela, elle avance et rencontre Monsieur Damis, qu'elle saisit par le domino, et continue. Ingrate! est-ce lĂ le fruit des soins que je me suis donnĂ© pour vous former Ă la vertu? MĂ©nager des intrigues Ă mon insu! Vous plaindre d'une Ă©ducation qui m'occupait tout entiĂšre! Eh bien, jeune extravagante, un couvent, plus austĂšre que moi, me rĂ©pondra des Ă©garements de votre coeur. ScĂšne XIX et derniĂšre La lumiĂšre arrive avec Frontin et autres domestiques avec des bougies. Monsieur Damis, dĂ©masquĂ©, Ă Madame Argante, et en riant. - Vous voyez bien qu'on ne me recevrait pas au couvent. Madame Argante. - Quoi! c'est vous, Monsieur? Et puis voyant Eraste avec sa livrĂ©e. Et ce fripon-lĂ , que fait-il ici? Monsieur Damis. - Ce fripon-lĂ , c'est mon fils, Ă qui, tout bien examinĂ©, je vous conseille de donner votre fille. Madame Argante. - Votre fils? Monsieur Damis. - Lui-mĂÂȘme. Approchez, Eraste; tout ce que j'ai entendu vient de m'ouvrir les yeux sur l'imprudence de mes desseins; conjurez Madame de vous ĂÂȘtre favorable, il ne tiendra pas Ă moi qu'AngĂ©lique ne soit votre Ă©pouse. Eraste, se jetant aux genoux de son pĂšre. - Que je vous ai d'obligation, mon pĂšre! Nous pardonnerez-vous, Madame, tout ce qui vient de se passer? AngĂ©lique, embrassant les genoux de Madame Argante. - Puis-je espĂ©rer d'obtenir grĂÂące? Monsieur Damis. - Votre fille a tort, mais elle est vertueuse, et Ă votre place je croirais devoir oublier tout, et me rendre. Madame Argante. - Allons, Monsieur, je suivrai vos conseils, et me conduirai comme il vous plaira. Monsieur Damis. - Sur ce pied-lĂ , le divertissement dont je prĂ©tendais vous amuser, servira pour mon fils. AngĂ©lique embrasse Madame Argante de joie. Divertissement Air Vous qui sans cesse Ă vos fillettes Tenez de sĂ©vĂšres discours bis, Mamans, de l'erreur oĂÂč vous ĂÂȘtes Le dieu d'amour se rit et se rira toujours bis. Vos avis sont prudents, vos maximes sont sages; Mais malgrĂ© tant de soins, malgrĂ© tant de rigueur, Vous ne pouvez d'un jeune coeur Si bien fermer tous les passages, Qu'il n'en reste toujours quelqu'un pour le vainqueur. Vous qui sans cesse, etc. Vaudeville MĂšre qui tient un jeune objet Dans une ignorance profonde, Loin du monde, Souvent se trompe en son projet. Elle croit que l'amour s'envole DĂšs qu'il aperçoit un argus. Quel abus! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. Couplet La beautĂ© qui charme Damon Se rit des tourments qu'il endure, Il murmure; Moi, je trouve qu'elle a raison, C'est un conteur de fariboles, Qui n'ouvre point son coffre-fort. Le butor! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. Si mes soins pouvaient t'engager, Me dit un jour le beau Sylvandre, D'un air tendre. Que ferais-tu? dis-je au berger. Il demeura comme une idole, Et ne rĂ©pondit pas un mot. Le grand sot! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. Claudine un jour dit Ă Lucas J'irai ce soir Ă la prairie, Je vous prie De ne point y suivre mes pas. Il le promit, et tint parole. Ah! qu'il entend peu ce que c'est! Le benĂÂȘt! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. L'autre jour Ă Nicole il prit Une vapeur auprĂšs de Blaise; Sur sa chaise La pauvre enfant s'Ă©vanouit. Blaise, pour secourir Nicole, Fut chercher du monde aussitĂÂŽt, Le nigaud! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. L'amant de la jeune Philis Etant prĂšs de s'Ă©loigner d'elle, Chez la belle Il envoie un de ses amis. Vas-y, dit-il, et la console. Il se fie Ă son confident. L'imprudent! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. Aminte, aux yeux de son barbon, A son grand neveu cherche noise; La matoise Veut le chasser de la maison. L'Ă©poux la flatte et la cajole, Pour faire rester son parent L'ignorant! Il faut l'envoyer Ă l'Ă©cole. L'Heureux stratagĂšme Acteurs ComĂ©die en trois actes reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens Italiens le 6 juin 1733 Acteurs La Comtesse. La Marquise. Lisette, fille de Blaise. Dorante, amant de la Comtesse. Le Chevalier, amant de la Marquise. Blaise, paysan. Frontin, valet du Chevalier. Arlequin, valet de Dorante. Un laquais. La scĂšne se passe chez la Comtesse. Acte premier ScĂšne premiĂšre Dorante, Blaise Dorante. - Eh bien! MaĂtre Blaise, que me veux-tu? Parle, puis-je te rendre quelque service? Oh dame! comme ce dit l'autre, ou en ĂÂȘtes bian capable. Dorante. - De quoi s'agit-il? Blaise. - MorguĂ©! velĂ bian Monsieur Dorante, quand faut sarvir le monde, jarnicoton! ça ne barguine point. Que ça est agriable! le biau naturel d'homme! Dorante. - Voyons; je serai charmĂ© de t'ĂÂȘtre utile. Blaise. - Oh! point du tout, Monsieur, c'est vous qui charmez les autres. Dorante. - Explique-toi. Blaise. - Boutez d'abord dessus. Dorante. - Non, je ne me couvre jamais. Blaise. - C'est bian fait Ă vous; moi, je me couvre toujours; ce n'est pas mal fait non pus. Dorante. - Parle... Blaise, riant. - Eh! eh bian! qu'est-ce? Comment vous va, Monsieur Dorante? Toujours gros et gras. J'ons vu le temps que vous Ă©tiez mince; mais, morguĂ©! ça s'est bian amendĂ©. Vous velĂ bian en char. Dorante. - Tu avais, ce me semble, quelque chose Ă me dire; entre en matiĂšre sans compliment. Blaise. - Oh! c'est un petit bout de civilitĂ© en passant, comme ça se doit. Dorante. - C'est que j'ai affaire. Blaise. - MorguĂ©! tant pis; les affaires baillont du souci. Dorante. - Dans un moment, il faut que je te quitte achĂšve. Blaise. - Je commence. C'est que je venons par rapport Ă noute fille, pour l'amour de ce qu'alle va ĂÂȘtre la femme d'Arlequin voute valet. Dorante. - Je le sais. Blaise. - Dont je savons qu'ou ĂÂȘtes consentant, Ă cause qu'alle est femme de chambre de Madame la Comtesse qui va vous prendre itou pour son homme. Dorante. - AprĂšs? Blaise. - C'est ce qui fait, ne vous dĂ©plaise, que je venons vous prier d'une grĂÂące. Dorante. - Quelle est-elle? Blaise. - C'est que faura le troussiau de Lisette, Monsieur Dorante; faura faire une noce, et pis du dĂ©gĂÂąt pour cette noce, et pis de la marchandise pour ce dĂ©gĂÂąt, et du comptant pour cette marchandise. Partout du comptant, hors cheux nous qu'il n'y en a point. Par ainsi, si par voute moyen auprĂšs de Madame la Comtesse, qui m'avancerait queuque six-vingts francs sur mon office de jardinier... Dorante. - Je t'entends, MaĂtre Blaise; mais j'aime mieux te les donner, que de les demander pour toi Ă la Comtesse, qui ne ferait pas aujourd'hui grand cas de ma priĂšre. Tu crois que je vais l'Ă©pouser, et tu te trompes. Je pense que le chevalier Damis m'a supplantĂ©. Adresse-toi Ă lui si tu n'obtiens rien, je te ferai l'argent dont tu as besoin. Blaise. - Par la morguĂ©, ce que j'entends lĂ me dĂ©range de vous remarcier, tant je sis surprins et stupĂ©fait. Un brave homme comme vous, qui a une mine de prince, qui a le coeur de m'offrir de l'argent, se voir dĂ©laissĂ© de la propre parsonne de sa maĂtresse!... ça ne se peut pas, Monsieur, ça ne se peut pas. C'est noute enfant que la Comtesse; c'est dĂ©funte noute femme qui l'a norrie noute femme avait de la conscience; faut que sa norriture tianne d'elle. Ne craignez rin, reboutez voute esprit; n'y a ni Chevalier ni cheval à ça. Dorante. - Ce que je te dis n'est que trop vrai, MaĂtre Blaise. Blaise. - Jarniguienne! si je le croyais, je sis homme Ă li reprĂ©senter sa faute. Une Comtesse que j'ons vue marmotte! Vous plaĂt-il que je l'exhortise? Dorante. - Eh! que lui dirais-tu, mon enfant? Blaise. - Ce que je li dirais, morguĂ©! ce que je li dirais? Et qu'est-ce que c'est que ça, Madame, et qu'est-ce que c'est que ça! VelĂ ce que je li dirais, voyez-vous! car, par la sanguĂ©! j'ons barcĂ© cette enfant-lĂ , entendez-vous? ça me baille un grand parvilĂ©ge. Dorante. - Voici Arlequin bien triste; qu'a-t-il Ă m'apprendre? ScĂšne II Dorante, Arlequin, Blaise Arlequin. - Ouf! Dorante. - Qu'as-tu? Arlequin. - Beaucoup de chagrin pour vous, et Ă cause de cela, quantitĂ© de chagrin pour moi; car un bon domestique va comme son maĂtre. Dorante. - Eh bien? Blaise. - Qui est-ce qui vous fĂÂąche? Arlequin. - Il faut se prĂ©parer Ă l'affliction, Monsieur; selon toute apparence, elle sera considĂ©rable. Dorante. - Dis donc. Arlequin. - J'en pleure d'avance, afin de m'en consoler aprĂšs. Blaise. - MorguĂ©! ça m'attriste itou. Dorante. - Parleras-tu? Arlequin. - HĂ©las! je n'ai rien Ă dire; c'est que je devine que vous serez affligĂ©, et je vous pronostique votre douleur. Dorante. - On a bien affaire de ton pronostic! Blaise. - A quoi sart d'ĂÂȘtre oisiau de mauvais augure? Arlequin. - C'est que j'Ă©tais tout Ă l'heure dans la salle, oĂÂč j'achevais... mais passons cet article. Dorante. - Je veux tout savoir. Arlequin. - Ce n'est rien... qu'une bouteille de vin qu'on avait oubliĂ©e, et que j'achevais d'y boire, quand j'ai entendu la Comtesse qui allait y entrer avec le Chevalier. Dorante, soupirant. - AprĂšs? Arlequin. - Comme elle aurait pu trouver mauvais que je buvais en fraude, je me suis sauvĂ© dans l'office avec ma bouteille d'abord, j'ai commencĂ© par la vider pour la mettre en sĂ»retĂ©. Blaise. - ĂâĄa est naturel. Dorante. - Eh! laisse lĂ ta bouteille, et me dis ce qui me regarde. Arlequin. - Je parle de cette bouteille parce qu'elle y Ă©tait; je ne voulais pas l'y mettre. Blaise. - Faut la laisser lĂ , pisqu'alle est bue. Arlequin. - La voilĂ donc vide; je l'ai mise Ă terre. Dorante. - Encore? Arlequin. - Ensuite, sans mot dire, j'ai regardĂ© Ă travers la serrure... Dorante. - Et tu as vu la Comtesse avec le Chevalier dans la salle? Arlequin. - Bon! ce maudit serrurier n'a-t-il pas fait le trou de la serrure si petit, qu'on ne peut rien voir Ă travers? Blaise. - MorguĂ©! tant pis. Dorante. - Tu ne peux donc pas ĂÂȘtre sĂ»r que ce fĂ»t la Comtesse? Arlequin. - Si fait; car mes oreilles ont reconnu sa parole, et sa parole n'Ă©tait pas lĂ sans sa personne. Blaise. - Ils ne pouviont pas se dispenser d'ĂÂȘtre ensemble. Dorante. - Eh bien! que se disaient-ils? Arlequin. - HĂ©las! je n'ai retenu que les pensĂ©es, j'ai oubliĂ© les paroles. Dorante. - Dis-moi donc les pensĂ©es! Arlequin. - Il faudrait en savoir les mots. Mais, Monsieur, ils Ă©taient ensemble, ils riaient de toute leur force; ce vilain Chevalier ouvrait une bouche plus large... Ah! quand on rit tant, c'est qu'on est bien gaillard! Blaise. - Eh bian! c'est signe de joie; velĂ tout. Arlequin. - Oui; mais cette joie-lĂ a l'air de nous porter malheur. Quand un homme est si joyeux, c'est tant mieux pour lui, mais c'est toujours tant pis pour un autre montrant son maĂtre, et voilĂ justement l'autre! Dorante. - Eh! laisse-nous en repos. As-tu dit Ă la Marquise que j'avais besoin d'un entretien avec elle? Arlequin. - Je ne me souviens pas si je lui ai dit; mais je sais bien que je devais lui dire. ScĂšne III Arlequin, Blaise, Dorante, Lisette Lisette. - Monsieur, je ne sais pas comment vous l'entendez, mais votre tranquillitĂ© m'Ă©tonne; et si vous n'y prenez garde, ma maĂtresse vous Ă©chappera. Je puis me tromper; mais j'en ai peur. Dorante. - Je le soupçonne aussi, Lisette; mais que puis-je faire pour empĂÂȘcher ce que tu me dis lĂ ? Blaise. - Mais, morguĂ©! ça se confirme donc, Lisette? Lisette. - Sans doute le Chevalier ne la quitte point; il l'amuse, il la cajole, il lui parle tout bas; elle sourit Ă la fin le coeur peut s'y mettre, s'il n'y est dĂ©jĂ ; et cela m'inquiĂšte, Monsieur; car je vous estime; d'ailleurs, voilĂ un garçon qui doit m'Ă©pouser, et si vous ne devenez pas le maĂtre de la maison, cela nous dĂ©range. Arlequin. - Il serait dĂ©sagrĂ©able de faire deux mĂ©nages. Dorante. - Ce qui me dĂ©sespĂšre, c'est que je n'y vois point de remĂšde; car la Comtesse m'Ă©vite. Blaise. - Mordi! c'est pourtant mauvais signe. Arlequin. - Et ce misĂ©rable Frontin, que te dit-il, Lisette? Lisette. - Des douceurs tant qu'il peut, que je paie de brusqueries. Blaise. - Fort bian, noute fille toujours malhonnĂÂȘte envars li, toujours rudĂÂąniĂšre hoche la tĂÂȘte quand il te parle; dis-li Passe ton chemin. De la fidĂ©litĂ©, morguienne; baille cette confusion-lĂ Ă la Comtesse, n'est-ce pas, Monsieur? Dorante. - Je me meurs de douleur! Blaise. - Faut point mourir, ça gĂÂąte tout; avisons plutĂÂŽt Ă queuque manigance. Lisette. - Je l'aperçois qui vient, elle est seule; retirez-vous, Monsieur, laissez-moi lui parler. Je veux savoir ce qu'elle a dans l'esprit; je vous redirai notre conversation; vous reviendrez aprĂšs. Dorante. - Je te laisse. Arlequin. - Ma mie, toujours rudĂÂąniĂšre, hoche la tĂÂȘte quand il te parle. Lisette. - Va, sois tranquille. ScĂšne IV Lisette, La Comtesse La Comtesse. - Je te cherchais, Lisette. Avec qui Ă©tais-tu lĂ ? il me semble avoir vu sortir quelqu'un d'avec toi. Lisette. - C'est Dorante qui me quitte, Madame. La Comtesse. - C'est lui dont je voulais te parler que dit-il, Lisette? Lisette. - Mais il dit qu'il n'a pas lieu d'ĂÂȘtre content, et je crois qu'il dit assez juste qu'en pensez-vous, Madame? La Comtesse. - Il m'aime donc toujours? Lisette. - Comment? s'il vous aime! Vous savez bien qu'il n'a point changĂ©. Est-ce que vous ne l'aimez plus? La Comtesse. - Qu'appelez-vous plus? Est-ce que je l'aimais? Dans le fond, je le distinguais, voilĂ tout; et distinguer un homme, ce n'est pas encore l'aimer, Lisette; cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Lisette. - Je vous ai pourtant entendu dire que c'Ă©tait le plus aimable homme du monde. La Comtesse. - Cela se peut bien. Lisette. - Je vous ai vue l'attendre avec empressement. La Comtesse. - C'est que je suis impatiente. Lisette. - Etre fĂÂąchĂ©e quand il ne venait pas. La Comtesse. - Tout cela est vrai; nous y voilĂ je le distinguais, vous dis-je, et je le distingue encore; mais rien ne m'engage avec lui; et comme il te parle quelquefois, et que tu crois qu'il m'aime, je venais te dire qu'il faut que tu le disposes adroitement Ă se tranquilliser sur mon chapitre. Lisette. - Et le tout en faveur de Monsieur le chevalier Damis, qui n'a vaillant qu'un accent gascon qui vous amuse? Que vous avez le coeur inconstant! Avec autant de raison que vous en avez, comment pouvez-vous ĂÂȘtre infidĂšle? car on dira que vous l'ĂÂȘtes. La Comtesse. - Eh bien! infidĂšle soit, puisque tu veux que je le sois; crois-tu me faire peur avec ce grand mot-lĂ ? InfidĂšle! ne dirait-on pas que ce soit une grande injure? Il y a comme cela des mots dont on Ă©pouvante les esprits faibles, qu'on a mis en crĂ©dit, faute de rĂ©flexion, et qui ne sont pourtant rien. Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous lĂ ? Comme vous ĂÂȘtes aguerrie lĂ -dessus! Je ne vous croyais pas si dĂ©sespĂ©rĂ©e un coeur qui trahit sa foi, qui manque Ă sa parole! La Comtesse. - Eh bien! ce coeur qui manque Ă sa parole, quand il en donne mille, il fait sa charge; quand il en trahit mille, il la fait encore il va comme ses mouvements le mĂšnent, et ne saurait aller autrement. Qu'est-ce que c'est que l'Ă©talage que tu me fais lĂ ? Bien loin que l'infidĂ©litĂ© soit un crime, c'est que je soutiens qu'il ne faut pas un moment hĂ©siter d'en faire une, quand on en est tentĂ©e, Ă moins que de vouloir tromper les gens, ce qu'il faut Ă©viter, Ă quelque prix que ce soit. Lisette. - Mais, mais... de la maniĂšre dont vous tournez cette affaire-lĂ , je crois, de bonne foi, que vous avez raison. Oui, je comprends que l'infidĂ©litĂ© est quelquefois de devoir, je ne m'en serais jamais doutĂ©e! La Comtesse. - Tu vois pourtant que cela est clair. Lisette. - Si clair, que je m'examine Ă prĂ©sent, pour savoir si je ne serai pas moi-mĂÂȘme obligĂ©e d'en faire une. La Comtesse. - Dorante est en vĂ©ritĂ© plaisant; n'oserais-je, Ă cause qu'il m'aime, distraire un regard de mes yeux? N'appartiendra-t-il qu'Ă lui de me trouver jeune et aimable? Faut-il que j'aie cent ans pour tous les autres, que j'enterre tout ce que je vaux? que je me dĂ©voue Ă la plus triste stĂ©rilitĂ© de plaisir qu'il soit possible? Lisette. - C'est apparemment ce qu'il prĂ©tend. La Comtesse. - Sans doute; avec ces Messieurs-lĂ , voilĂ comment il faudrait vivre; si vous les en croyez, il n'y a plus pour vous qu'un seul homme, qui compose tout votre univers; tous les autres sont rayĂ©s, c'est autant de mort pour vous, quoique votre amour-propre n'y trouve point son compte, et qu'il les regrette quelquefois mais qu'il pĂÂątisse; la sotte fidĂ©litĂ© lui a fait sa part, elle lui laisse un captif pour sa gloire; qu'il s'en amuse comme il pourra, et qu'il prenne patience. Quel abus, Lisette, quel abus! Va, va, parle Ă Dorante, et laisse lĂ tes scrupules. Les hommes, quand ils ont envie de nous quitter, y font-ils tant de façons? N'avons-nous pas tous les jours de belles preuves de leur constance? Ont-ils lĂ -dessus des privilĂšges que nous n'ayons pas? Tu te moques de moi; le Chevalier m'aime, il ne me dĂ©plaĂt pas je ne ferai pas la moindre violence Ă mon penchant. Lisette. - Allons, allons, Madame, Ă prĂ©sent que je suis instruite, les amants dĂ©laissĂ©s n'ont qu'Ă chercher qui les plaigne; me voilĂ bien guĂ©rie de la compassion que j'avais pour eux. La Comtesse. - Ce n'est pas que je n'estime Dorante; mais souvent, ce qu'on estime ennuie. Le voici qui revient. Je me sauve de ses plaintes qui m'attendent; saisis ce moment pour m'en dĂ©barrasser. ScĂšne V Dorante, La Comtesse, Lisette, Arlequin Dorante, arrĂÂȘtant la Comtesse. - Quoi! Madame, j'arrive, et vous me fuyez? La Comtesse. - Ah! c'est vous, Dorante! je ne vous fuis point, je m'en retourne. Dorante. - De grĂÂące, donnez-moi un instant d'audience. La Comtesse. - Un instant Ă la lettre, au moins; car j'ai peur qu'il ne me vienne compagnie. Dorante. - On vous avertira, s'il vous en vient. Souffrez que je vous parle de mon amour. La Comtesse. - N'est-ce que cela? Je sais votre amour par coeur. Que me veut-il donc, cet amour? Dorante. - HĂ©las! Madame, de l'air dont vous m'Ă©coutez, je vois bien que je vous ennuie. La Comtesse. - A vous dire vrai, votre prĂ©lude n'est pas amusant. Dorante. - Que je suis malheureux! Qu'ĂÂȘtes-vous devenue pour moi? Vous me dĂ©sespĂ©rez. La Comtesse. - Dorante, quand quitterez-vous ce ton lugubre et cet air noir? Dorante. - Faut-il que je vous aime encore, aprĂšs d'aussi cruelles rĂ©ponses que celles que vous me faites! La Comtesse. - Cruelles rĂ©ponses! Avec quel goĂ»t prononcez-vous cela! Que vous auriez Ă©tĂ© un excellent hĂ©ros de roman! Votre coeur a manquĂ© sa vocation, Dorante. Dorante. - Ingrate que vous ĂÂȘtes! La Comtesse rit. - Ce style-lĂ ne me corrigera guĂšre. Arlequin, derriĂšre, gĂ©missant. - Hi! hi! hi! La Comtesse. - Tenez, Monsieur, vos tristesses sont si contagieuses qu'elles ont gagnĂ© jusqu'Ă votre valet on l'entend qui soupire. Arlequin. - Je suis touchĂ© du malheur de mon maĂtre. Dorante. - J'ai besoin de tout mon respect pour ne pas Ă©clater de colĂšre. La Comtesse. - Eh! d'oĂÂč vous vient de la colĂšre, Monsieur? De quoi vous plaignez-vous, s'il vous plaĂt? Est-ce de l'amour que vous avez pour moi? Je n'y saurais que faire. Ce n'est pas un crime de vous paraĂtre aimable. Est-ce de l'amour que vous voudriez que j'eusse, et que je n'ai point? Ce n'est pas ma faute, s'il ne m'est pas venu; il vous est fort permis de souhaiter que j'en aie; mais de venir me reprocher que je n'en ai point, cela n'est pas raisonnable. Les sentiments de votre coeur ne font pas la loi du mien; prenez-y garde vous traitez cela comme une dette, et ce n'en est pas une. Soupirez, Monsieur, vous ĂÂȘtes le maĂtre, je n'ai pas droit de vous en empĂÂȘcher; mais n'exigez pas que je soupire. Accoutumez-vous Ă penser que vos soupirs ne m'obligent point Ă les accompagner des miens, pas mĂÂȘme Ă m'en amuser je les trouvais autrefois plus supportables; mais je vous annonce que le ton qu'ils prennent aujourd'hui m'ennuie; rĂ©glez-vous lĂ -dessus. Adieu, Monsieur. Dorante. - Encore un mot, Madame. Vous ne m'aimez donc plus? La Comtesse. - Eh! eh! plus est singulier! je ne me ressouviens pas trop de vous avoir aimĂ©. Dorante. - Non! je vous jure, ma foi, que je ne m'en ressouviendrai de ma vie non plus. La Comtesse. - En tout cas, vous n'oublierez qu'un rĂÂȘve. Elle sort. ScĂšne VI Dorante, Arlequin, Lisette Dorante arrĂÂȘte Lisette. - La perfide!... ArrĂÂȘte, Lisette. Arlequin. - En vĂ©ritĂ©, voilĂ un petit coeur de Comtesse bien Ă©difiant! Dorante, Ă Lisette. - Tu lui as parlĂ© de moi; je ne sais que trop ce qu'elle pense; mais, n'importe que t'a-t-elle dit en particulier? Lisette. - Je n'aurai pas le temps Madame attend compagnie, Monsieur, elle aura peut-ĂÂȘtre besoin de moi. Arlequin. - Oh! oh! comme elle rĂ©pond, Monsieur! Dorante. - Lisette, m'abandonnez-vous? Arlequin. - Serais-tu, par hasard, une masque aussi? Dorante. - Parle, quelle raison allĂšgue-t-elle? Lisette. - Oh! de trĂšs fortes, Monsieur; il faut en convenir. La fidĂ©litĂ© n'est bonne Ă rien; c'est mal fait que d'en avoir; de beaux yeux ne servent de rien, un seul homme en profite, tous les autres sont morts; il ne faut tromper personne avec cela on est enterrĂ©e, l'amour-propre n'a point sa part; c'est comme si on avait cent ans. Ce n'est pas qu'on ne vous estime; mais l'ennui s'y met il vaudrait autant ĂÂȘtre vieille, et cela vous fait tort. Dorante. - Quel Ă©trange discours me tiens-tu lĂ ? Arlequin. - Je n'ai jamais vu de paroles de si mauvaise mine. Dorante. - Explique-toi donc. Lisette. - Quoi! vous ne m'entendez pas? Eh bien! Monsieur, on vous distingue. Dorante. - Veux-tu dire qu'on m'aime? Lisette. - Eh! non. Cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Dorante. - Je n'y conçois rien. Aime-t-on le Chevalier? Lisette. - C'est un fort aimable homme. Dorante. - Et moi, Lisette? Lisette. - Vous Ă©tiez fort aimable aussi m'entendez-vous Ă cette heure? Dorante. - Ah! je suis outrĂ©! Arlequin. - Et de moi, suivante de mon ĂÂąme, qu'en fais-tu? Lisette. - Toi? je te distingue... Arlequin. - Et moi, je te maudis, chambriĂšre du diable! ScĂšne VII Arlequin, Dorante la Marquise, survenant. Arlequin. - Nous avons affaire Ă de jolies personnes, Monsieur, n'est-ce pas? Dorante. - J'ai le coeur saisi! Arlequin. - J'en perds la respiration! La Marquise. - Vous me paraissez bien affligĂ©, Dorante. Dorante. - On me trahit, Madame, on m'assassine, on me plonge le poignard dans le sein! Arlequin. - On m'Ă©touffe, Madame, on m'Ă©gorge, on me distingue! La Marquise. - C'est sans doute de la Comtesse dont il est question, Dorante? Dorante. - D'elle-mĂÂȘme, Madame. La Marquise. - Pourrais-je vous demander un moment d'entretien? Dorante. - Comme il vous plaira; j'avais mĂÂȘme envie de vous parler sur ce qui nous vient d'arriver. La Marquise. - Dites Ă votre valet de se tenir Ă l'Ă©cart, afin de nous avertir si quelqu'un vient. Dorante. - Retire-toi, et prends garde Ă tout ce qui approchera d'ici. Arlequin. - Que le ciel nous console! Nous voilĂ tous trois sur le pavĂ© car vous y ĂÂȘtes aussi, vous, Madame. Votre Chevalier ne vaut pas mieux que notre Comtesse et notre Lisette, et nous sommes trois coeurs hors de condition. La Marquise. - Va-t'en; laisse-nous. Arlequin s'en va. ScĂšne VIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Dorante, on nous quitte donc tous deux? Dorante. - Vous le voyez, Madame. La Marquise. - N'imaginez-vous rien Ă faire dans cette occasion-ci? Dorante. - Non, je ne vois plus rien Ă tenter on nous quitte sans retour. Que nous Ă©tions mal assortis, Marquise! Eh! pourquoi n'est-ce pas vous que j'aime? La Marquise. - Eh bien! Dorante, tĂÂąchez de m'aimer. Dorante. - HĂ©las! je voudrais pouvoir y rĂ©ussir. La Marquise. - La rĂ©ponse n'est pas flatteuse, mais vous me la devez dans l'Ă©tat oĂÂč vous ĂÂȘtes. Dorante. - Ah! Madame, je vous demande pardon; je ne sais ce que je dis je m'Ă©gare. La Marquise. - Ne vous fatiguez pas Ă l'excuser, je m'y attendais. Dorante. - Vous ĂÂȘtes aimable, sans doute, il n'est pas difficile de le voir, et j'ai regrettĂ© cent fois de n'y avoir pas fait assez d'attention; cent fois je me suis dit... La Marquise. - Plus vous continuerez vos compliments, plus vous me direz d'injures car ce ne sont pas lĂ des douceurs, au moins. Laissons cela, vous dis-je. Dorante. - Je n'ai pourtant recours qu'Ă vous, Marquise. Vous avez raison, il faut que je vous aime il n'y a que ce moyen-lĂ de punir la perfide que j'adore. La Marquise. - Non, Dorante, je sais une maniĂšre de nous venger qui nous sera plus commode Ă tous deux. Je veux bien punir la Comtesse, mais, en la punissant, je veux vous la rendre, et je vous la rendrai. Dorante. - Quoi! la Comtesse reviendrait Ă moi? La Marquise. - Oui, plus tendre que jamais. Dorante. - Serait-il possible? La Marquise. - Et sans qu'il vous en coĂ»te la peine de m'aimer. Dorante. - Comme il vous plaira. La Marquise. - Attendez pourtant; je vous dispense d'amour pour moi, mais c'est Ă condition d'en feindre. Dorante. - Oh! de tout mon coeur, je tiendrai toutes les conditions que vous voudrez. La Marquise. - Vous aimait-elle beaucoup? Dorante. - Il me le paraissait. La Marquise. - Etait-elle persuadĂ©e que vous l'aimiez de mĂÂȘme? Dorante. - Je vous dis que je l'adore, et qu'elle le sait. La Marquise. - Tant mieux qu'elle en soit sĂ»re. Dorante. - Mais du Chevalier, qui vous a quittĂ©e et qui l'aime, qu'en ferons-nous? Lui laisserons-nous le temps d'ĂÂȘtre aimĂ© de la Comtesse? La Marquise. - Si la Comtesse croit l'aimer, elle se trompe elle n'a voulu que me l'enlever. Si elle croit ne vous plus aimer, elle se trompe encore; il n'y a que sa coquetterie qui vous nĂ©glige. Dorante. - Cela se pourrait bien. La Marquise. - Je connais mon sexe; laissez-moi faire. Voici comment il faut s'y prendre... Mais on vient; remettons Ă concerter ce que j'imagine. ScĂšne IX Arlequin, Dorante, La Marquise Arlequin, en arrivant. - Ah! que je souffre! Dorante. - Quoi! ne viens-tu nous interrompre que pour soupirer? Tu n'as guĂšre de coeur. Arlequin. - VoilĂ tout ce que j'en ai mais il y a lĂ -bas un coquin qui demande Ă parler Ă Madame; voulez-vous qu'il entre, ou que je le batte? La Marquise. - Qui est-il donc? Arlequin. - Un maraud qui m'a soufflĂ© ma maĂtresse, et qui s'appelle Frontin. La Marquise. - Le valet du Chevalier? Qu'il vienne; j'ai Ă lui parler. Arlequin. - La vilaine connaissance que vous avez lĂ , Madame! Il s'en va. ScĂšne X La Marquise, Dorante La Marquise, Ă Dorante. - C'est un garçon adroit et fin, tout valet qu'il est, et dont j'ai fait mon espion auprĂšs de son maĂtre et de la Comtesse voyons ce qu'il nous dira; car il est bon d'ĂÂȘtre extrĂÂȘmement sĂ»r qu'ils s'aiment. Mais si vous ne vous sentez pas le courage d'Ă©couter d'un air diffĂ©rent ce qu'il pourra nous dire, allez-vous-en. Dorante. - Oh! je suis outrĂ© mais ne craignez rien. ScĂšne XI La Marquise, Dorante, Arlequin, Frontin Arlequin, faisant entrer Frontin. - Viens, maĂtre fripon; entre. Frontin. - Je te ferai ma rĂ©ponse en sortant. Arlequin, en s'en allant. - Je t'en prĂ©pare une qui ne me coĂ»tera pas une syllabe. La Marquise. - Approche, Frontin, approche. ScĂšne XII La Marquise, Frontin, Dorante La Marquise. - Eh bien! qu'as-tu Ă me dire? Frontin. - Mais, Madame, puis-je parler devant Monsieur? La Marquise. - En toute sĂ»retĂ©. Dorante. - De quoi donc est-il question? La Marquise. - De la Comtesse et du Chevalier. Restez, cela vous amusera. Dorante. - Volontiers. Frontin. - Cela pourra mĂÂȘme occuper Monsieur. Dorante. - Voyons. Frontin. - DĂšs que je vous eus promis, Madame, d'observer ce qui se passerait entre mon maĂtre et la Comtesse, je me mis en embuscade... La Marquise. - AbrĂšge le plus que tu pourras. Frontin. - Excusez, Madame, je ne finis point quand j'abrĂšge. La Marquise. - Le Chevalier m'aime-t-il encore? Frontin. - Il n'en reste pas vestige, il ne sait pas qui vous ĂÂȘtes. La Marquise. - Et sans doute il aime la Comtesse? Frontin. - Bon, l'aimer! belle Ă©gratignure! C'est traiter un incendie d'Ă©tincelle. Son coeur est brĂ»lant, Madame; il est perdu d'amour. Dorante, d'un air riant. - Et la Comtesse ne le hait pas apparemment? Frontin. - Non, non, la vĂ©ritĂ© est Ă plus de mille lieues de ce que vous dites. Dorante. - J'entends qu'elle rĂ©pond Ă son amour. Frontin. - Bagatelle! Elle n'y rĂ©pond plus toutes ses rĂ©ponses sont faites, ou plutĂÂŽt dans cette affaire-ci, il n'y a eu ni demande ni rĂ©ponse, on ne s'en est pas donnĂ© le temps. Figurez-vous deux coeurs qui partent ensemble; il n'y eut jamais de vitesse Ă©gale on ne sait Ă qui appartient le premier soupir, il y a apparence que ce fut un duo. Dorante, riant. - Ah! ah! ah... A part. Je me meurs! La Marquise, Ă part. - Prenez garde... Mais as-tu quelque preuve de ce que tu dis lĂ ? Frontin. - J'ai de sĂ»rs tĂ©moins de ce que j'avance, mes yeux et mes oreilles... Hier, la Comtesse... Dorante. - Mais cela suffit; ils s'aiment, voilĂ son histoire finie. Que peut-il dire de plus? La Marquise. - AchĂšve. Frontin. - Hier, la Comtesse et mon maĂtre s'en allaient au jardin. Je les suis de loin; ils entrĂšrent dans le bois, j'y entre aussi; ils tournent dans une allĂ©e, moi dans le taillis; ils se parlent, je n'entends que des voix confuses; je me coule, je me glisse, et de bosquet en bosquet, j'arrive Ă les entendre et mĂÂȘme Ă les voir Ă travers le feuillage... La bellĂ© chose! la bellĂ© chose! s'Ă©criait le Chevalier, qui d'une main tenait un portrait et de l'autre la main de la Comtesse. La bellĂ© chose! Car, comme il est Gascon, je le deviens en ce moment, tout Manceau que je suis; parce qu'on peut tout, quand on est exact, et qu'on sert avec zĂšle. La Marquise. - Fort bien. Dorante, Ă part. - Fort mal. Frontin. - Or, ce portrait, Madame, dont je ne voyais que le menton avec un bout d'oreille, Ă©tait celui de la Comtesse. Oui, disait-elle, on dit qu'il me ressemble assez. Autant qu'il sĂ© peut, disait mon maĂtre, autant qu'il sĂ© peut, Ă millĂ© charmĂ©s prĂšs quĂ© j'adore en vous, quĂ© lĂ© peintre nĂ© peut quĂ© remarquer, qui font lĂ© dĂ©sespoir dĂ© son art, et qui nĂ© rĂ©lĂšvent quĂ© du pinceau dĂ© la nature. Allons, allons, vous me flattez, disait la Comtesse, en le regardant d'un oeil Ă©tincelant d'amour-propre; vous me flattez. Eh! non, Madame, ou quĂ© la pestĂ© m'Ă©touffe! JĂ© vous dĂ©grade moi-mĂÂȘme, en parlant dĂ© vos charmĂ©s sandis! aucune expression n'y peut atteindre; vous n'ĂÂȘtes fidĂ©lĂ©ment rendue quĂ© dans mon coeur. N'y sommes-nous pas toutes deux, la Marquise et moi? rĂ©pliquait la Comtesse. La Marquise et vous! s'Ă©criait-il; eh! cadĂ©dis, oĂÂč sĂ© rangerait-elle? Vous m'en occuperiez mille dĂ© coeurs, si jĂ© les avais; mon amour ne sait oĂÂč sĂ© mettre, tant il surabonde dans mes paroles, dans mes sentiments, dans ma pensĂ©e; il sĂ© rĂ©pand partout, mon ĂÂąme en rĂ©gorge. Et tout en parlant ainsi, tantĂÂŽt il baisait la main qu'il tenait, et tantĂÂŽt le portrait. Quand la Comtesse retirait la main, il se jetait sur la peinture; quand elle redemandait la peinture, il reprenait la main lequel mouvement, comme vous voyez, faisait cela et cela, ce qui Ă©tait tout Ă fait plaisant Ă voir. Dorante. - Quel rĂ©cit, Marquise! La Marquise fait signe Ă Dorante de se taire. Frontin. - Eh! ne parlez-vous pas, Monsieur? Dorante. - Non, je dis Ă Madame que je trouve cela comique. Frontin. - Je le souhaite. LĂ -dessus Rendez-moi mon portrait, rendez donc... Mais, Comtesse... Mais, Chevalier... Mais, MadamĂ©, si jĂ© rends la copie, quĂ© l'original mĂ© dĂ©dommagĂ©... Oh! pour cela, non... Oh! pour cĂ©la, si. - Le Chevalier tombe Ă genoux Madame, au nom dĂ© vos grĂÂącĂ©s innombrables, nantissez-moi dĂ© la ressemblance, en attendant la personne; accordez cĂ© rafraĂchissement Ă mon ardeur... Mais, Chevalier, donner son portrait, c'est donner son coeur... Eh! donc, MadamĂ©, j'endurĂ©rai bien dĂ© les avoir tous deux... Mais... Il n'y a point dĂ© mais; ma vie est Ă vous, lĂ© portrait Ă moi; quĂ© chacun gardĂ© sa part... Eh bien! c'est donc vous qui le gardez; ce n'est pas moi qui le donne, au moins... Tope! sandis! jĂ© m'en fais responsable, c'est moi qui lĂ© prends; vous nĂ© faites quĂ© m'accorder dĂ© lĂ© prendre... Quel abus de ma bontĂ©! Ah! c'est la Comtesse qui fait un soupir... Ah! fĂ©licitĂ© dĂ© mon ĂÂąme! c'est le Chevalier qui repart un second. Dorante. - Ah!... Frontin. - Et c'est Monsieur qui fournit le troisiĂšme. Dorante. - Oui. C'est que ces deux soupirs-lĂ sont plaisants, et je les contrefais; contrefaites aussi, Marquise. La Marquise. - Oh! je n'y entends rien, moi; mais je me les imagine. Elle rit. Ah! ah! ah! Frontin. - Ce matin dans la galerie... Dorante, Ă la Marquise. - Faites-le finir; je n'y tiendrais pas. La Marquise. - En voilĂ assez, Frontin. Frontin. - Les fragments qui me restent sont d'un goĂ»t choisi. La Marquise. - N'importe, je suis assez instruite. Frontin. - Les gages de la commission courent-ils toujours, Madame? La Marquise. - Ce n'est pas la peine. Frontin. - Et Monsieur voudrait-il m'Ă©tablir son pensionnaire? Dorante. - Non. Frontin. - Ce non-lĂ , si je m'y connais, me casse sans rĂ©plique, et je n'ai plus qu'une rĂ©vĂ©rence Ă faire. Il sort. ScĂšne XIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Nous ne pouvons plus douter de leur secrĂšte intelligence; mais si vous jouez toujours votre personnage aussi mal, nous ne tenons rien. Dorante. - J'avoue que ses rĂ©cits m'ont fait souffrir; mais je me soutiendrai mieux dans la suite. Ah! l'ingrate! jamais elle ne me donna son portrait. ScĂšne XIV Arlequin, La Marquise, Dorante Arlequin. - Monsieur, voilĂ votre fripon qui arrive. Dorante. - Qui? Arlequin. - Un de nos deux larrons, le maĂtre du mien. Dorante. - Retire-toi. Il sort. ScĂšne XV La Marquise, Dorante La Marquise. - Et moi, je vous laisse. Nous n'avons pas eu le temps de digĂ©rer notre idĂ©e; mais en attendant, souvenez-vous que vous m'aimez, qu'il faut qu'on le croie, que voici votre rival, et qu'il s'agit de lui paraĂtre indiffĂ©rent. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage. Dorante. - Fiez-vous Ă moi, je jouerai bien mon rĂÂŽle. ScĂšne XVI Dorante, Le Chevalier Le Chevalier. - JĂ© tĂ© rencontre Ă propos; jĂ© voulais tĂ© parler, Dorante. Dorante. - Volontiers, Chevalier; mais fais vite; voici l'heure de la poste, et j'ai un paquet Ă faire partir. Le Chevalier. - JĂ© finis dans un clin d'oeil. JĂ© suis ton ami, et jĂ© viens tĂ© prier dĂ© mĂ© rĂ©lĂ©ver d'un scrupule. Dorante. - Toi? Le Chevalier. - Oui; dĂ©livre-moi d'unĂ© chicanĂ© quĂ© mĂ© fait mon honneur a-t-il tort ou raison? Voici lĂ© cas. On dit quĂ© tu aimes la ComtessĂ©; moi, jĂ© n'en crois rien, et c'est entrĂ© lĂ© oui et lĂ© non quĂ© gĂt lĂ© petit cas dĂ© conscience quĂ© jĂ© t'apporte. Dorante. - Je t'entends, Chevalier tu aurais grande envie que je ne l'aimasse plus. Le Chevalier. - Tu l'as dit; ma dĂ©licatessĂ© sĂ© fait bĂ©soin dĂ© ton indiffĂ©rence pour elle j'aime cettĂ© dame. Dorante. - Est-elle prĂ©venue en ta faveur? Le Chevalier. - DĂ© faveur, jĂ© m'en passe; ellĂ© mĂ© rend justicĂ©. Dorante. - C'est-Ă -dire que tu lui plais. Le Chevalier. - DĂšs quĂ© jĂ© l'aime, tout est dit; Ă©pargne ma modestie. Dorante. - Ce n'est pas ta modestie que j'interroge, car elle est gasconne. Parlons simplement t'aime-t-elle? Le Chevalier. - Eh! oui, tĂ© dis-je, ses yeux ont dĂ©jĂ lĂ -dessus entamĂ© la matiĂšre; ils mĂ© sollicitent lĂ© coeur, ils dĂ©mandent rĂ©ponsĂ© mettrai-je bon au bas dĂ© la rĂ©quĂÂȘte? C'est ton agrĂ©ment quĂ© j'attends. Dorante. - Je te le donne Ă charge de revanche. Le Chevalier. - Avec qui la rĂ©vanche? Dorante. - Avec de beaux yeux de ta connaissance qui sollicitent aussi. Le Chevalier. - Les beaux yeux quĂ© la MarquisĂ© porte? Dorante. - Elle-mĂÂȘme. Le Chevalier. - Et l'intĂ©rĂÂȘt quĂ© tu mĂ© soupçonnes d'y prendre tĂ© gĂÂȘne, tĂ© rĂ©tient? Dorante. - Sans doute. Le Chevalier. - Va, jĂ© t'Ă©mancipĂ©. Dorante. - Je t'avertis que je l'Ă©pouserai, au moins. Le Chevalier. - JĂ© t'informe quĂ© nous fĂ©rons assaut dĂ© noces. Dorante. - Tu Ă©pouseras la Comtesse? Le Chevalier. - L'espĂ©rance dĂ© ma postĂ©ritĂ© s'y fonde. Dorante. - Et bientĂÂŽt? Le Chevalier. - DĂ©main, peut-ĂÂȘtre, notre cĂ©libat expire. Dorante, embarrassĂ©. - Adieu; j'en suis fort ravi. Le Chevalier, lui tendant la main. - Touche lĂ ; tĂ© suis-je cher? Dorante. - Ah! oui... Le Chevalier. - Tu mĂ© l'es sans mĂ©sure, jĂ© mĂ© donne Ă toi pour un siĂšcle; cĂ©la passĂ©, nous rĂ©nouvellĂ©rons dĂ© bail. Serviteur. Dorante. - Oui, oui; demain. Le Chevalier. - Qu'appelles-tu dĂ©main? Moi, jĂ© suis ton serviteur du temps passĂ©, du prĂ©sent et dĂ© l'avĂ©nir; toi dĂ© mĂÂȘme apparemment? Dorante. - Apparemment. Adieu. Il s'en va. ScĂšne XVII Le Chevalier, Frontin Frontin. - J'attendais qu'il fĂ»t sorti pour venir, Monsieur. Le Chevalier. - QuĂ© dĂ©mandes-tu? j'ai hĂÂąte dĂ© rĂ©joindre ma Comtesse. Frontin. - Attendez malepeste! ceci est sĂ©rieux; j'ai parlĂ© Ă la Marquise, je lui a fait mon rapport. Le Chevalier. - Eh bien! tu lui as confiĂ© quĂ© j'aimĂ© la Comtesse, et qu'ellĂ© m'aime; qu'en dit-ellĂ©? achĂšve vite. Frontin. - Ce qu'elle en dit? que c'est fort bien fait Ă vous. Le Chevalier. - JĂ© continuerai dĂ© bien faire. Adieu. Frontin. - Morbleu! Monsieur, vous n'y songez pas; il faut revoir la Marquise, entretenir son amour, sans quoi vous ĂÂȘtes un homme mort, enterrĂ©, anĂ©anti dans sa mĂ©moire. Le Chevalier, riant. - Eh! eh! eh! Frontin. - Vous en riez! Je ne trouve pas cela plaisant, moi. Le Chevalier. - QuĂ© mĂ© fait cĂ© nĂ©ant? JĂ© meurs dans une mĂ©moire, jĂ© ressuscite dans une autre; n'ai-je pas la mĂ©moire dĂ© la Comtesse oĂÂč jĂ© rĂ©vis? Frontin. - Oui, mais j'ai peur que dans cette derniĂšre, vous n'y mouriez un beau matin de mort subite. Dorante y est mort de mĂÂȘme, d'un coup de caprice. Le Chevalier. - Non; lĂ© caprice qui lĂ© tue, lĂ© voilĂ ; c'est moi qui l'expĂ©die, j'en ai bien expĂ©diĂ© d'autres, Frontin nĂ© t'inquiĂšte pas; la Comtesse m'a reçu dans son coeur, il faudra qu'ellĂ© m'y garde. Frontin. - Ce coeur-lĂ , je crois que l'amour y campe quelquefois, mais qu'il n'y loge jamais. Le Chevalier. - C'est un amour dĂ© ma façon, sandis! il nĂ© finira qu'avec elle; espĂšre mieux dĂ© la fortune dĂ© ton maĂtre; connais-moi bien, tu n'auras plus dĂ© dĂ©fiance. Frontin. - J'ai dĂ©jĂ usĂ© de cette recette-lĂ ; elle ne m'a rien fait. Mais voici Lisette; vous devriez me procurer la faveur de sa maĂtresse auprĂšs d'elle. ScĂšne XVIII Lisette; Frontin, Le Chevalier Lisette. - Monsieur, Madame vous demande. Le Chevalier. - J'y cours, Lisette mais remets cĂ© faquin dans son bon sens, jĂ© tĂ© prie; tu mĂ© l'as privĂ© dĂ© cervelle; il m'entretient qu'il t'aime. Lisette. - Que ne me prend-il pour sa confidente? Frontin. - Eh bien! ma charmante, je vous aime vous voilĂ aussi savante que moi. Lisette. - Eh bien! mon garçon, courage, vous n'y perdez rien; vous voilĂ plus savant que vous n'Ă©tiez. Je vais dire Ă ma maĂtresse que vous venez, Monsieur. Adieu, Frontin. Frontin. - Adieu, ma charmante. ScĂšne XIX Le Chevalier, Frontin Frontin. - Allons, Monsieur, ma foi! vous avez raison, votre aventure a bonne mine la Comtesse vous aime; vous ĂÂȘtes Gascon, moi Manceau, voilĂ de grands titres de fortune. Le Chevalier. - JĂ© tĂ© garantis la tienne. Frontin. - Si j'avais le choix des cautions, je vous dispenserais d'ĂÂȘtre la mienne. Acte II ScĂšne premiĂšre Dorante, Arlequin Dorante. - Viens, j'ai Ă te dire un mot. Arlequin. - Une douzaine, si vous voulez. Dorante. - Arlequin, je te vois Ă tout moment chercher Lisette, et courir aprĂšs elle. Arlequin. - Eh pardi! si je veux l'attraper, il faut bien que je coure aprĂšs, car elle me fuit. Dorante. - Dis-moi prĂ©fĂšres-tu mon service Ă celui d'un autre? Arlequin. - AssurĂ©ment; il n'y a que le mien qui ait la prĂ©fĂ©rence, comme de raison d'abord moi, ensuite vous; voilĂ comme cela est arrangĂ© dans mon esprit; et puis le reste du monde va comme il peut. Dorante. - Si tu me prĂ©fĂšres Ă un autre, il s'agit de prendre ton parti sur le chapitre de Lisette. Arlequin. - Mais, Monsieur, ce chapitre-lĂ ne vous regarde pas c'est de l'amour que j'ai pour elle, et vous n'avez que faire d'amour, vous n'en voulez point. Dorante. - Non, mais je te dĂ©fends d'en parler jamais Ă Lisette, je veux mĂÂȘme que tu l'Ă©vites; je veux que tu la quittes, que tu rompes avec elle. Arlequin. - Pardi! Monsieur, vous avez lĂ des volontĂ©s qui ne ressemblent guĂšre aux miennes pourquoi ne nous accordons-nous pas aujourd'hui comme hier? Dorante. - C'est que les choses ont changĂ©; c'est que la Comtesse pourrait me soupçonner d'ĂÂȘtre curieux de ses dĂ©marches, et de me servir de toi auprĂšs de Lisette pour les savoir ainsi, laisse-la en repos; je te rĂ©compenserai du sacrifice que tu me feras. Arlequin. - Monsieur, le sacrifice me tuera, avant que les rĂ©compenses viennent. Dorante. - Oh! point de rĂ©plique Marton, qui est Ă la Marquise, vaut bien ta Lisette; on te la donnera. Arlequin. - Quand on me donnerait la Marquise par-dessus le marchĂ©, on me volerait encore. Dorante. - Il faut opter pourtant. Lequel aimes-tu mieux, de ton congĂ©, ou de Marton? Arlequin. - Je ne saurais le dire; je ne les connais ni l'un ni l'autre. Dorante. - Ton congĂ©, tu le connaĂtras dĂšs aujourd'hui, si tu ne suis pas mes ordres; ce n'est mĂÂȘme qu'en les suivant que tu serais regrettĂ© de Lisette. Arlequin. - Elle me regrettera! Eh! Monsieur, que ne parlez-vous? Dorante. - Retire-toi; j'aperçois la Marquise. Arlequin. - J'obĂ©is, Ă condition qu'on me regrettera, au moins. Dorante. - A propos, garde le secret sur la dĂ©fense que je te fais de voir Lisette comme c'Ă©tait de mon consentement que tu l'Ă©pousais, ce serait avoir un procĂ©dĂ© trop choquant pour la Comtesse, que de paraĂtre m'y opposer; je te permets seulement de dire que tu aimes mieux Marton, que la Marquise te destine. Arlequin. - Ne craignez rien, il n'y aura lĂ -dedans que la Marquise et moi de malhonnĂÂȘtes c'est elle qui me fait prĂ©sent de Marton, c'est moi qui la prends; c'est vous qui nous laissez faire. Dorante. - Fort bien; va-t-en. Arlequin, revient. - Mais on me regrettera. Il sort. ScĂšne II La Marquise, Dorante La Marquise. - Avez-vous instruit votre valet, Dorante? Dorante. - Oui, Madame. La Marquise. - Cela pourra n'ĂÂȘtre pas inutile; ce petit article-lĂ touchera la Comtesse, si elle l'apprend. Dorante. - Ma foi, Madame, je commence Ă croire que nous rĂ©ussirons; je la vois dĂ©jĂ trĂšs Ă©tonnĂ©e de ma façon d'agir avec elle elle qui s'attend Ă des reproches, je l'ai vue prĂÂȘte Ă me demander pourquoi je ne lui en faisais pas. La Marquise. - Je vous dis que, si vous tenez bon, vous la verrez pleurer de douleur. Dorante. - Je l'attends aux larmes ĂÂȘtes-vous contente? La Marquise. - Je ne rĂ©ponds de rien, si vous n'allez jusque-lĂ . Dorante. - Et votre Chevalier, comment en agit-il? La Marquise. - Ne m'en parlez point; tĂÂąchons de le perdre, et qu'il devienne ce qu'il voudra mais j'ai chargĂ© un des gens de la Comtesse de savoir si je pouvais la voir, et je crois qu'on vient me rendre rĂ©ponse. A un laquais qui paraĂt. Eh bien! parlerai-je Ă ta maĂtresse? Le Laquais. - Oui, Madame, la voilĂ qui arrive. La Marquise, Ă Dorante. - Quittez-moi il ne faut pas dans ce moment-ci qu'elle nous voie ensemble, cela paraĂtrait affectĂ©. Dorante. - Et moi, j'ai un petit dessein, quand vous l'aurez quittĂ©e. La Marquise. - N'allez rien gĂÂąter. Dorante. - Fiez-vous Ă moi. Il s'en va. ScĂšne III La Marquise, La Comtesse La Comtesse. - Je viens vous trouver moi-mĂÂȘme, Marquise comme vous me demandez un entretien particulier, il s'agit apparemment de quelque chose de consĂ©quence. La Marquise. - Je n'ai pourtant qu'une question Ă vous faire, et comme vous ĂÂȘtes naturellement vraie, que vous ĂÂȘtes la franchise, la sincĂ©ritĂ© mĂÂȘme, nous aurons bientĂÂŽt terminĂ©. La Comtesse. - Je vous entends vous ne me croyez pas trop sincĂšre; mais votre Ă©loge m'exhorte Ă l'ĂÂȘtre, n'est-ce pas? La Marquise. - A cela prĂšs, le serez-vous? La Comtesse. - Pour commencer Ă l'ĂÂȘtre, je vous dirai que je n'en sais rien. La Marquise. - Si je vous demandais Le Chevalier vous aime-t-il? me diriez-vous ce qui en est? La Comtesse. - Non, Marquise, je ne veux pas me brouiller avec vous, et vous me haĂÂŻriez si je vous disais la vĂ©ritĂ©. La Marquise. - Je vous donne ma parole que non. La Comtesse. - Vous ne pourriez pas me la tenir, je vous en dispenserais moi-mĂÂȘme il y a des mouvements qui sont plus forts que nous. La Marquise. - Mais pourquoi vous haĂÂŻrais-je? La Comtesse. - N'a-t-on pas prĂ©tendu que le Chevalier vous aimait? La Marquise. - On a eu raison de le prĂ©tendre. La Comtesse. - Nous y voilĂ ; et peut-ĂÂȘtre l'avez-vous pensĂ© vous-mĂÂȘme? La Marquise. - Je l'avoue. La Comtesse. - Et aprĂšs cela, j'irais vous dire qu'il m'aime! Vous ne me le conseilleriez pas. La Marquise. - N'est-ce que cela? Eh! je voudrais l'avoir perdu je souhaite de tout mon coeur qu'il vous aime. La Comtesse. - Oh! sur ce pied-lĂ , vous n'avez donc qu'Ă rendre grĂÂące au ciel; vos souhaits ne sauraient ĂÂȘtre plus exaucĂ©s qu'ils le sont. La Marquise. - Je vous certifie que j'en suis charmĂ©e. La Comtesse. - Vous me rassurez; ce n'est pas qu'il n'ait tort; vous ĂÂȘtes si aimable qu'il ne devait plus avoir des yeux pour personne mais peut-ĂÂȘtre vous Ă©tait-il moins attachĂ© qu'on ne l'a cru. La Marquise. - Non, il me l'Ă©tait beaucoup; mais je l'excuse quand je serais aimable, vous l'ĂÂȘtes encore plus que moi, et vous savez l'ĂÂȘtre plus qu'une autre. La Comtesse. - Plus qu'une autre! Ah! vous n'ĂÂȘtes point si charmĂ©e, Marquise; je vous disais bien que vous me manqueriez de parole vos Ă©loges baissent. Je m'accommode pourtant de celui-ci, j'y sens une petite pointe de dĂ©pit qui a son mĂ©rite c'est la jalousie qui me loue. La Marquise. - Moi, de la jalousie? La Comtesse. - A votre avis, un compliment qui finit par m'appeler coquette ne viendrait pas d'elle? Oh! que si, Marquise; on l'y reconnaĂt. La Marquise. - Je ne songeais pas Ă vous appeler coquette. La Comtesse. - Ce sont de ces choses qui se trouvent dites avant qu'on y rĂÂȘve. La Marquise. - Mais, de bonne foi, ne l'ĂÂȘtes-vous pas un peu? La Comtesse. - Oui-da; mais ce n'est pas assez qu'un peu ne vous refusez pas le plaisir de me dire que je la suis beaucoup, cela n'empĂÂȘchera pas que vous ne la soyez autant que moi. La Marquise. - Je n'en donne pas tout Ă fait les mĂÂȘmes preuves. La Comtesse. - C'est qu'on ne prouve que quand on rĂ©ussit; le manque de succĂšs met bien des coquetteries Ă couvert on se retire sans bruit, un peu humiliĂ©e, mais inconnue, c'est l'avantage qu'on a. La Marquise. - Je rĂ©ussirai quand je voudrai, Comtesse; vous le verrez, cela n'est pas difficile; et le Chevalier ne vous serait peut-ĂÂȘtre pas restĂ©, sans le peu de cas que j'ai fait de son coeur. La Comtesse. - Je ne chicanerai pas ce dĂ©dain-lĂ mais quand l'amour-propre se sauve, voilĂ comme il parle. La Marquise. - Voulez-vous gager que cette aventure-ci n'humiliera point le mien, si je veux? La Comtesse. - EspĂ©rez-vous regagner le Chevalier? Si vous le pouvez, je vous le donne. La Marquise. - Vous l'aimez, sans doute? La Comtesse. - Pas mal; mais je vais l'aimer davantage, afin qu'il vous rĂ©siste mieux. On a besoin de toutes ses forces avec vous. La Marquise. - Oh! ne craignez rien, je vous le laisse. Adieu. La Comtesse. - Eh! pourquoi? Disputons-nous sa conquĂÂȘte, mais pardonnons Ă celle qui l'emportera. Je ne combats qu'Ă cette condition-lĂ , afin que vous n'ayez rien Ă me dire. La Marquise. - Rien Ă vous dire! Vous comptez donc l'emporter? La Comtesse. - Ecoutez, je jouerais Ă plus beau jeu que vous. La Marquise. - J'avais aussi beau jeu que vous, quand vous me l'avez ĂÂŽtĂ©; je pourrais donc vous l'enlever de mĂÂȘme. La Comtesse. - Tenez donc d'avoir votre revanche. La Marquise. - Non; j'ai quelque chose de mieux Ă faire. La Comtesse. - Oui! et peut-on vous demander ce que c'est? La Marquise. - Dorante vaut son prix, Comtesse. Adieu. Elle sort. ScĂšne IV La Comtesse, seule. La Comtesse. - Dorante! Vouloir m'enlever Dorante! Cette femme-lĂ perd la tĂÂȘte; sa jalousie l'Ă©gare; elle est Ă plaindre! ScĂšne V Dorante, La Comtesse Dorante, arrivant vite, feignant de prendre la Comtesse pour la Marquise. - Eh bien! Marquise, m'opposerez-vous encore des scrupules?... Apercevant la Comtesse. Ah! Madame, je vous demande pardon, je me trompe; j'ai cru de loin voir tout Ă l'heure la Marquise ici, et dans ma prĂ©occupation je vous ai prise pour elle. La Comtesse. - Il n'y a pas grand mal, Dorante mais quel est donc ce scrupule qu'on vous oppose? Qu'est-ce que cela signifie? Dorante. - Madame, c'est une suite de conversation que nous avons eu ensemble, et que je lui rappelais. La Comtesse. - Mais dans cette suite de conversation, sur quoi tombait ce scrupule dont vous vous plaigniez? Je veux que vous me le disiez. Dorante. - Je vous dis, Madame, que ce n'est qu'une bagatelle dont j'ai peine Ă me ressouvenir moi-mĂÂȘme. C'est, je pense, qu'elle avait la curiositĂ© de savoir comment j'Ă©tais dans votre coeur. La Comtesse. - Je m'attends que vous avez eu la discrĂ©tion de ne le lui avoir pas dit, peut-ĂÂȘtre? Dorante. - Je n'ai pas le dĂ©faut d'ĂÂȘtre vain. La Comtesse. - Non, mais on a quelquefois celui d'ĂÂȘtre vrai. Et que voulait-elle faire de ce qu'elle vous demandait? Dorante. - CuriositĂ© pure, vous dis-je... La Comtesse. - Et cette curiositĂ© parlait de scrupule! Je n'y entends rien. Dorante. - C'est moi, qui par hasard, en croyant l'aborder, me suis servi de ce terme-lĂ , sans savoir pourquoi. La Comtesse. - Par hasard! Pour un homme d'esprit, vous vous tirez mal d'affaire, Dorante; car il y a quelque mystĂšre lĂ -dessous. Dorante. - Je vois bien que je ne rĂ©ussirais pas Ă vous persuader le contraire, Madame; parlons d'autre chose. A propos de curiositĂ©, y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu de lettres de Paris? La Marquise en attend; elle aime les nouvelles, et je suis sĂ»r que ses amis ne les lui Ă©pargneront pas, s'il y en a. La Comtesse. - Votre embarras me fait pitiĂ©. Dorante. - Quoi! Madame, vous revenez encore Ă cette bagatelle-lĂ ? La Comtesse. - Je m'imaginais pourtant avoir plus de pouvoir sur vous. Dorante. - Vous en aurez toujours beaucoup, Madame; et si celui que vous y aviez est un peu diminuĂ©, ce n'est pas ma faute. Je me sauve pourtant, dans la crainte de cĂ©der Ă celui qui vous reste. Il sort. La Comtesse. - Je ne reconnais point Dorante Ă cette sortie-lĂ . ScĂšne VI La Comtesse, rĂÂȘvant; Le Chevalier Le Chevalier. - Il mĂ© paraĂt quĂ© ma Comtesse rĂÂȘve, qu'ellĂ© tombĂ© dans lĂ© rĂ©cueillĂ©ment. La Comtesse. - Oui, je vois la Marquise et Dorante dans une affliction qui me chagrine; nous parlions tantĂÂŽt de mariage, il faut absolument diffĂ©rer le nĂÂŽtre. Le Chevalier. - DiffĂ©rer lĂ© nĂÂŽtre! La Comtesse. - Oui, d'une quinzaine de jours. Le Chevalier. - CadĂ©dis, vous mĂ© parlez dĂ© la fin du siĂšcle! En vertu dĂ© quoi la rĂ©mise? La Comtesse. - Vous n'avez pas remarquĂ© leurs mouvements comme moi? Le Chevalier. - Qu'ai-jĂ© bĂ©soin dĂ© rĂ©marque? La Comtesse. - Je vous dis que ces gens-lĂ sont outrĂ©s; voulez-vous les pousser Ă bout? Nous ne sommes pas si pressĂ©s. Le Chevalier. - Si pressĂ© quĂ© j'en meurs, sandis! Si lĂ© cas rĂ©quiert unĂ© victime, pourquoi mĂ© donner la prĂ©fĂ©rence? La Comtesse. - Je ne saurais me rĂ©soudre Ă les dĂ©sespĂ©rer, Chevalier. Faisons-nous justice; notre commerce a un peu l'air d'une infidĂ©litĂ©, au moins. Ces gens-lĂ ont pu se flatter que nous les aimions, il faut les mĂ©nager; je n'aime Ă faire de mal Ă personne ni vous non plus, apparemment? Vous n'avez pas le coeur dur, je pense? Ce sont vos amis comme les miens accoutumons-les du moins Ă se douter de notre mariage. Le Chevalier. - Mais, pour les accoutumer, il faut quĂ© jĂ© vive; et jĂ© vous dĂ©fie dĂ© mĂ© garder vivant, vous nĂ© mĂ© conduirez pas au terme. TĂÂąchons dĂ© les accoutumer Ă moins dĂ© frais la modĂ© dĂ© mourir pour la consolation dĂ© ses amis n'est pas venue, et dĂ© plus, quĂ© nous importe quĂ© ces deux affligĂ©s nous disent Partez? Savez-vous qu'on dit qu'ils s'arrangent? La Comtesse. - S'arranger! De quel arrangement parlez-vous? Le Chevalier. - J'entends que leurs coeurs s'accommodent. La Comtesse. - Vous avez quelquefois des tournures si gasconnes, que je n'y comprends rien. Voulez-vous dire qu'ils s'aiment? Exprimez-vous comme un autre. Le Chevalier, baissant de ton. - On nĂ© parle pas tout Ă fait d'amour, mais d'unĂ© pĂ©tite douceur Ă sĂ© voir. La Comtesse. - D'une douceur Ă se voir! Quelle chimĂšre! OĂÂč a-t-on pris cette idĂ©e-lĂ ? Eh bien! Monsieur, si vous me prouvez que ces gens-lĂ s'aiment, qu'ils sentent de la douceur Ă se voir; si vous me le prouvez, je vous Ă©pouse demain, je vous Ă©pouse ce soir. Voyez l'intĂ©rĂÂȘt que je vous donne Ă la preuve. Le Chevalier. - DĂ© leur amour jĂ© nĂ© m'en rends pas caution. La Comtesse. - Je le crois. Prouvez-moi seulement qu'ils se consolent; je ne demande que cela. Le Chevalier. - En cĂ© cas, irez-vous en avant? La Comtesse. - Oui, si j'Ă©tais sĂ»re qu'ils sont tranquilles mais qui nous le dira? Le Chevalier. - JĂ© vous tiens, et jĂ© vous informe quĂ© la Marquise a donnĂ© charge Ă Frontin dĂ© nous examiner, dĂ© lui apporter un Ă©tat dĂ© nos coeurs; et j'avais oubliĂ© dĂ© vous lĂ© dire. La Comtesse. - VoilĂ d'abord une commission qui ne vous donne pas gain de cause s'ils nous oubliaient, ils ne s'embarrasseraient guĂšre de nous. Le Chevalier. - Frontin aura peut-ĂÂȘtre dĂ©jĂ parlĂ©; jĂ© nĂ© l'ai pas vu dĂ©puis. QuĂ© son rapport nous rĂšgle. La Comtesse. - Je le veux bien. ScĂšne VII Le Chevalier, Frontin, la Comtesse Le Chevalier. - Arrive, Frontin, as-tu vu la Marquise? Frontin. - Oui, Monsieur, et mĂÂȘme avec Dorante; il n'y a pas longtemps que je les quitte. Le Chevalier. - Raconte-nous comment ils sĂ© comportent. Par bontĂ© d'ĂÂąme, Madame a peur dĂ© les dĂ©sespĂ©rer moi jĂ© dis qu'ils sĂ© consolent. Qu'en est-il des deux? Rien quĂ© cette bontĂ© nĂ© l'arrĂÂȘte, tĂ© dis-je; tu m'entends bien? Frontin. - A merveille. Madame peut vous Ă©pouser en toute sĂ»retĂ© de dĂ©sespoir, je n'en vois pas l'ombre. Le Chevalier. - JĂ© vous gagne dĂ© marchĂ© fait cĂ© soir vous ĂÂȘtes mienne. La Comtesse. - Hum! votre gain est peu sĂ»r Frontin n'a pas l'air d'avoir bien observĂ©. Frontin. - Vous m'excuserez, Madame, le dĂ©sespoir est connaissable. Si c'Ă©taient de ces petits mouvements minces et fluets, qui se dĂ©robent, on peut s'y tromper; mais le dĂ©sespoir est un objet, c'est un mouvement qui tient de la place. Les dĂ©sespĂ©rĂ©s s'agitent, se trĂ©moussent, ils font du bruit, ils gesticulent; et il n'y a rien de tout cela. Le Il vous dit vrai. J'ai tantĂÂŽt rencontrĂ© Dorante, jĂ© lui ai dit J'aime la ComtessĂ©, j'ai passion pour elle. Eh bien! garde-la, m'a-t-il dit tranquillement. La Comtesse. - Eh! vous ĂÂȘtes son rival, Monsieur; voulez-vous qu'il aille vous faire confidence de sa douleur? Le Chevalier. - JĂ© vous assure qu'il Ă©tait riant, et quĂ© la paix rĂ©gnait dans son coeur. La La paix dans le coeur d'un homme qui m'aimait de la passion la plus vive qui fut jamais! Le Chevalier. - Otez la mienne. La Comtesse. - A la bonne heure. Je lui crois pourtant l'ĂÂąme plus tendre que vous, soit dit en passant. Ce n'est pas votre faute chacun aime autant qu'il peut, et personne n'aime autant que lui. VoilĂ pourquoi je le plains. Mais sur quoi Frontin dĂ©cide-t-il qu'il est tranquille? Voyons; n'est-il pas vrai que tu es aux gages de la Marquise, et peut-ĂÂȘtre Ă ceux de Dorante, pour nous observer tous deux? Paie-t-on des espions pour ĂÂȘtre instruit de choses dont on ne se soucie point? Frontin. - Oui; mais je suis mal payĂ© de la Marquise, elle est en arriĂšre. La Comtesse. - Et parce qu'elle n'est pas libĂ©rale, elle est indiffĂ©rente? Quel raisonnement! Frontin. - Et Dorante m'a rĂ©voquĂ©, il me doit mes appointements. La Comtesse. - Laisse lĂ tes appointements. Qu'as-tu vu? Que sais-tu? Le Chevalier, bas Ă Frontin. - MitigĂ© ton rĂ©cit. Frontin. - Eh bien! Frontin, m'ont-ils dit tantĂÂŽt en parlant de vous deux, s'aiment-ils un peu? Oh! beaucoup, Monsieur; extrĂÂȘmement, Madame, extrĂÂȘmement, ai-je dit en tranchant. La Comtesse. - Eh bien?... Frontin. - Rien ne remue; la Marquise bĂÂąille en m'Ă©coutant, Dorante ouvre nonchalamment sa tabatiĂšre, c'est tout ce que j'en tire. La Comtesse. - Va, va, mon enfant, laisse-nous, tu es un maladroit. Votre valet n'est qu'un sot, ses observations sont pitoyables, il n'a vu que la superficie des choses cela ne se peut pas. Frontin. - Morbleu! Madame, je m'y ferais hacher. En voulez-vous davantage? Sachez qu'ils s'aiment, et qu'ils m'ont dit eux-mĂÂȘmes de vous l'apprendre. La Comtesse, riant. - Eux-mĂÂȘmes! Eh! que n'as-tu commencĂ© par nous dire cela, ignorant que tu es? Vous voyez bien ce qui en est, Chevalier; ils se consolent tant, qu'ils veulent nous rendre jaloux; et ils s'y prennent avec une maladresse bien digne du dĂ©pit qui les gouverne. Ne vous l'avais-je pas dit? Le Chevalier. - La passion sĂ© montre, j'en conviens. La Comtesse. - GrossiĂšrement mĂÂȘme. Frontin. - Ah! par ma foi, j'y suis c'est qu'ils ont envie de vous mettre en peine. Je ne m'Ă©tonne pas si Dorante, en regardant sa montre, ne la regardait pas fixement, et faisait une demi-grimace. La Comtesse. - C'est que la paix ne rĂ©gnait pas dans son coeur. Le Chevalier. - Cette grimace est importante. Frontin. - Item, c'est qu'en ouvrant sa tabatiĂšre, il n'a pris son tabac qu'avec deux doigts tremblants. Il est vrai aussi que sa bouche a ri, mais de mauvaise grĂÂące; le reste du visage n'en Ă©tait pas, il allait Ă part. La Comtesse. - C'est que le coeur ne riait pas. Le Chevalier. - JĂ© mĂ© rends. Il soupire, il rĂ©gardĂ© dĂ© travers, et ma noce rĂ©cule. PestĂ© du faquin, qui rĂ©jettĂ© MadamĂ© dans unĂ© compassion qui sera funeste Ă mon bonheur! La Comtesse. - Point du tout ne vous alarmez point; Dorante s'est trop mal conduit pour mĂ©riter des Ă©gards... Mais ne vois-je pas la Marquise qui vient ici? Frontin. - Elle-mĂÂȘme. La Comtesse. - Je la connais; je gagerais qu'elle vient finement, Ă son ordinaire, m'insinuer qu'ils s'aiment, Dorante et elle. Ecoutons. ScĂšne VIII La Comtesse, la Marquise, Frontin, le Chevalier La Marquise. - Pardon, Comtesse, si j'interromps un entretien sans doute intĂ©ressant; mais je ne fais que passer. Il m'est revenu que vous retardiez votre mariage avec le Chevalier, par mĂ©nagement pour moi. Je vous suis obligĂ©e de l'attention, mais je n'en ai pas besoin. Concluez, Comtesse, plutĂÂŽt aujourd'hui que demain; c'est moi qui vous en sollicite. Adieu. La Comtesse. - Attendez donc, Marquise; dites-moi s'il est vrai que vous vous aimiez, Dorante et vous, afin que je m'en rĂ©jouisse. La Marquise. - RĂ©jouissez-vous hardiment; la nouvelle est bonne. La Comtesse, riant. - En vĂ©ritĂ©? La Marquise. - Oui, Comtesse; hĂÂątez-vous de finir. Adieu. Elle sort. ScĂšne IX Le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse, riant. - Ah! ah! Elle se sauve la raillerie est un peu trop forte pour elle. Que la vanitĂ© fait jouer de plaisants rĂÂŽles Ă de certaines femmes! car celle-ci meurt de dĂ©pit. Le Chevalier. - Elle en a lĂ© coeur palpitant, sandis! Frontin. - La grimace que Dorante faisait tantĂÂŽt, je viens de la retrouver sur sa physionomie. Au Chevalier. Mais, Monsieur, parlez un peu de Lisette pour moi. La Comtesse. - Que dit-il de Lisette? Frontin. - C'est une petite requĂÂȘte que je vous prĂ©sente, et qui tend Ă vous prier qu'il vous plaise d'ĂÂŽter Lisette Ă Arlequin, et d'en faire un transport Ă mon profit. Le Chevalier. - VoilĂ cĂ© quĂ© c'est. La Comtesse. - Et Lisette y consent-elle? Frontin. - Oh! le transport est tout Ă fait de son goĂ»t. La Comtesse. - Ce qu'il me dit lĂ me fait venir une idĂ©e les petites finesses de la Marquise mĂ©ritent d'ĂÂȘtre punies. Voyons si Dorante, qui l'aime tant, sera insensible Ă ce que je vais faire. Il doit l'ĂÂȘtre, si elle dit vrai, et je le souhaite mais voici un moyen infaillible de savoir ce qui en est. Je n'ai qu'Ă dire Ă Lisette d'Ă©pouser Frontin; elle Ă©tait destinĂ©e au valet de Dorante, nous en Ă©tions convenus. Si Dorante ne se plaint point, la Marquise a raison, il m'oublie, et je n'en serai que plus Ă mon aise. A Frontin. Toi, va-t'en chercher Lisette et son pĂšre, que je leur parle Ă tous deux. Frontin. - Il ne sera pas difficile de les trouver, car ils entrent. ScĂšne X Blaise, Lisette, le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse. - Approchez, Lisette; et vous aussi, maĂtre Blaise. Votre fille devait Ă©pouser Arlequin; mais si vous la mariez, et que vous soyez bien aise d'en disposer Ă mon grĂ©, vous la donnerez Ă Frontin; entendez-vous, maĂtre Blaise? Blaise. - J'entends bian, Madame. Mais il y a, morguĂ©! bian une autre histoire qui trotte par le monde, et qui nous chagraine. Il s'agit que je venons vous crier marci. La Comtesse. - Qu'est-ce que c'est? D'oĂÂč vient que Lisette pleure? Lisette. - Mon pĂšre vous le dira, Madame. Blaise. - C'est, ne vous dĂ©plaise, Madame, qu'Arlequin est un mal-appris; mais que les pus mal-appris de tout ça, c'est Monsieur Dorante et Madame la Marquise, qui ont eu la finesse de manigancer la volontĂ© d'Arlequin, Ă celle fin qu'il ne voulĂt pus d'elle; maugrĂ© qu'alle en veuille bian, comme je me doute qu'il en voudrait peut-ĂÂȘtre bian itou, si an le laissait vouloir ce qu'il veut, et qu'an n'y boutĂt pas empĂÂȘchement. La Comtesse. - Et quel empĂÂȘchement? Blaise. - Oui, Madame; par le mouyen d'une fille qu'ils appelont Marton, que Madame la Marquise a eu l'avisement d'inventer par malice, pour la promettre Ă Arlequin. La Comtesse. - Ceci est curieux! Blaise. - En disant, comme ça, que faut qu'ils s'Ă©pousient Ă Paris, a mijaurĂ©e et li, dans l'intention de porter dommage Ă noute enfant, qui va choir en confusion de cette malice, qui n'est rien qu'un micmac pour affronter noute bonne renommĂ©e et la vĂÂŽtre, Madame, se gobarger de nous trois; et c'est touchant ça que je venons vous demander justice. La Comtesse. - Il faudra bien tĂÂącher de vous la faire. Chevalier, ceci change les choses il ne faut plus que Frontin y songe. Allez, Lisette, ne vous affligez pas laissez la Marquise proposer tant qu'elle voudra ses Martons; je vous en rendrai bon compte, car c'est cette femme-lĂ , que je mĂ©nageais tant, qui m'attaque lĂ -dedans. Dorante n'y a d'autre part que sa complaisance mais peut-ĂÂȘtre me reste-t-il encore plus de crĂ©dit sur lui qu'elle ne se l'imagine. Ne vous embarrassez pas. Lisette. - Arlequin vient de me traiter avec une indiffĂ©rence insupportable; il semble qu'il ne m'ait jamais vue voyez de quoi la Marquise se mĂÂȘle! Blaise. - EmpĂÂȘcher qu'une fille ne soit la femme du monde! La Comtesse. - On y remĂ©diera, vous dis-je. Frontin. - Oui; mais le remĂšde ne me vaudra rien. Le Chevalier. - Comtesse, je vous Ă©coute, l'oreille vous entend, l'esprit nĂ© vous saisit point; jĂ© nĂ© vous conçois pas. Venez çà , Lisette; tirez-nous cettĂ© bizarre aventure au clair. N'ĂÂȘtes-vous pas Ă©prise dĂ© Frontin? Lisette. - Non, Monsieur; je le croyais, tandis qu'Arlequin m'aimait mais je vois que je me suis trompĂ©e, depuis qu'il me refuse. Le Chevalier. - QuĂ© rĂ©pondre Ă cĂ© coeur dĂ© femme? La Comtesse. - Et moi, je trouve que ce coeur de femme a raison, et ne mĂ©rite pas votre rĂ©flexion satirique; c'est un homme qui l'aimait, et qui lui dit qu'il ne l'aime plus; cela n'est pas agrĂ©able, elle en est touchĂ©e je reconnais notre coeur au sien; ce serait le vĂÂŽtre, ce serait le mien en pareil cas. Allez, vous autres, retirez-vous, et laissez-moi faire. Blaise. - J'en avons charchĂ© querelle Ă Monsieur Dorante et Ă sa Marquise de cette affaire. La Comtesse. - Reposez-vous sur moi. Voici Dorante; je vais lui en parler tout Ă l'heure. ScĂšne XI Dorante, la Comtesse, le Chevalier La Comtesse. - Venez, Dorante, et avant toute autre chose, parlons un peu de la Marquise. Dorante. - De tout mon coeur, Madame. La Comtesse. - Dites-moi donc de tout votre coeur de quoi elle s'avise aujourd'hui? Dorante. - Qu'a-t-elle fait? J'ai de la peine Ă croire qu'il y ait quelque chose Ă redire Ă ses procĂ©dĂ©s. La Comtesse. - Oh! je vais vous faciliter le moyen de croire, moi. Dorante. - Vous connaissez sa prudence... La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes un opiniĂÂątre louangeur! Eh bien! Monsieur, cette femme que vous louez tant, jalouse de moi parce que le Chevalier la quitte, comme si c'Ă©tait ma faute, va, pour m'attaquer pourtant, chercher de petits dĂ©tails qui ne sont pas en vĂ©ritĂ© dignes d'une incomparable telle que vous la faites, et ne croit pas au-dessous d'elle de dĂ©tourner un valet d'aimer une suivante. Parce qu'elle sait que nous voulons les marier, et que je m'intĂ©resse Ă leur mariage, elle imagine, dans sa colĂšre, une Marton qu'elle jette Ă la traverse; et ce que j'admire le plus dans tout ceci, c'est de vous voir vous-mĂÂȘme prĂÂȘter les mains Ă un projet de cette espĂšce! Vous-mĂÂȘme, Monsieur! Dorante. - Eh! pensez-vous que la Marquise ait cru vous offenser? qu'il me soit venu dans l'esprit, Ă moi, que vous vous y intĂ©ressez encore? Non, Comtesse. Arlequin se plaignait d'une infidĂ©litĂ© que lui faisait Lisette; il perdait, disait-il, sa fortune on prend quelquefois part aux chagrins de ces gens-lĂ ; et la Marquise, pour le dĂ©dommager, lui a, par bontĂ©, proposĂ© le mariage de Marton qui est Ă elle; il l'a acceptĂ©e, l'en a remerciĂ©e voilĂ tout ce que c'est. Le Chevalier. - La rĂ©ponse mĂ© persuade, jĂ© les crois sans malice. QuĂ© sur cĂ© point la paix sĂ© fasse entre les puissances, et quĂ© les subalternes sĂ© dĂ©battent. La Comtesse. - Laissez-nous, Monsieur le Chevalier, vous direz votre sentiment quand on vous le demandera. Dorante, qu'il ne soit plus question de cette petite intrigue-lĂ , je vous prie; car elle me dĂ©plaĂt. Je me flatte que c'est assez vous dire. Dorante. - Attendez, Madame, appelons quelqu'un; mon valet est peut-ĂÂȘtre lĂ ... Arlequin!... La Comtesse. - Quel est votre dessein? Dorante. - La Marquise n'est pas loin, il n'y a qu'Ă la prier de votre part de venir ici, vous lui en parlerez. La Comtesse. - La Marquise! Eh! qu'ai-je besoin d'elle? Est-il nĂ©cessaire que vous la consultiez lĂ -dessus? Qu'elle approuve ou non, c'est Ă vous Ă qui je parle, Ă vous Ă qui je dis que je veux qu'il n'en soit rien, que je le veux, Dorante, sans m'embarrasser de ce qu'elle en pense. Dorante. - Oui, mais, Madame, observez qu'il faut que je m'en embarrasse, moi; je ne saurais en dĂ©cider sans elle. Y aurait-il rien de plus malhonnĂÂȘte que d'obliger mon valet Ă refuser une grĂÂące qu'elle lui fait et qu'il a acceptĂ©e? Je suis bien Ă©loignĂ© de ce procĂ©dĂ©-lĂ avec elle. La Comtesse. - Quoi! Monsieur, vous hĂ©sitez entre elle et moi! Songez-vous Ă ce que vous faites? Dorante. - C'est en y songeant que je m'arrĂÂȘte. Le Chevalier. - Eh! cadĂ©dis, laissons cĂ© trio dĂ© valets et dĂ© soubrettes. La Comtesse, outrĂ©e. - C'est Ă moi, sur ce pied-lĂ , Ă vous prier d'excuser le ton dont je l'ai pris, il ne me convenait point. Dorante. - Il m'honorera toujours, et j'y obĂ©irais avec plaisir, si je pouvais. La Comtesse rit. - Nous n'avons plus rien Ă nous dire, je pense donnez-moi la main, Chevalier. Le Chevalier, lui donnant la main. - PrĂ©nez et nĂ© rendez pas, Comtesse. Dorante. - J'Ă©tais pourtant venu pour savoir une chose; voudriez-vous bien m'en instruire, Madame? La Comtesse, se retournant. - Ah! Monsieur, je ne sais rien. Dorante. - Vous savez celle-ci, Madame. Vous destinez-vous bientĂÂŽt au Chevalier? Quand aurons-nous la joie de vous voir unis ensemble? La Comtesse. - Cette joie-lĂ , vous l'aurez peut-ĂÂȘtre ce soir, Monsieur. Le Chevalier. - DoucĂ©ment, divinĂ© Comtesse, jĂ© tombe en dĂ©lire! jĂ© perds haleine dĂ© ravissĂ©ment! Dorante. - Parbleu! Chevalier, j'en suis charmĂ©, et je t'en fĂ©licite. La Comtesse, Ă part. - Ah! l'indigne homme! Dorante, Ă part. - Elle rougit! La Comtesse. - Est-ce lĂ tout, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse, au Chevalier. - Partons. ScĂšne XII la Comtesse, la Marquise, le Chevalier, Dorante, Arlequin La Marquise. - Comtesse, votre jardiner m'apprend que vous ĂÂȘtes fĂÂąchĂ©e contre moi je viens vous demander pardon de la faute que j'ai faite sans le savoir; et c'est pour la rĂ©parer que je vous amĂšne ce garçon-ci. Arlequin, quand je vous ai promis Marton, j'ignorais que Madame pourrait s'en choquer, et je vous annonce que vous ne devez plus y compter. Arlequin. - Eh bien! je vous donne quittance; mais on dit que Blaise est venu vous demander justice contre moi, Madame je ne refuse pas de la faire bonne et prompte; il n'y a qu'Ă appeler le notaire; et s'il n'y est pas, qu'on prenne son clerc, je m'en contenterai. La Comtesse, Ă Dorante. - Renvoyez votre valet, Monsieur; et vous, Madame, je vous invite Ă lui tenir parole je me charge mĂÂȘme des frais de leur noce; n'en parlons plus. Dorante, Ă Arlequin. - Va-t'en. Arlequin, en s'en allant. - Il n'y a donc pas moyen d'esquiver Marton! C'est vous, Monsieur le Chevalier, qui ĂÂȘtes cause de tout ce tapage-lĂ ; vous avez mis tous nos amours sens dessus dessous. Si vous n'Ă©tiez pas ici, moi et mon maĂtre, nous aurions bravement tous deux Ă©pousĂ© notre Comtesse et notre Lisette, et nous n'aurions pas votre Marquise et sa Marton sur les bras. Hi! hi! hi! La Marquise et le Chevalier rient. - Eh! eh! eh! La Comtesse, riant aussi. - Eh! eh! Si ses extravagances vous amusent, dites-lui qu'il approche; il parle de trop loin. La jolie scĂšne! Le Chevalier. - C'est dĂ©mencĂ© d'amour. Dorante. - Retire-toi, faquin. La Marquise. - Ah çà ! Comtesse, sommes-nous bonnes amies Ă prĂ©sent? La Comtesse. - Ah! les meilleures du monde, assurĂ©ment, et vous ĂÂȘtes trop bonne. Dorante. - Marquise, je vous apprends une chose, c'est que la Comtesse et le Chevalier se marient peut-ĂÂȘtre ce soir. La Marquise. - En vĂ©ritĂ©? Le Chevalier. - CĂ© soir est loin encore. Dorante. - L'impatience sied fort bien mais si prĂšs d'une si douce aventure, on a bien des choses Ă se dire. Laissons-leur ces moments-ci, et allons, de notre cĂÂŽtĂ©, songer Ă ce qui nous regarde. La Marquise. - Allons, Comtesse, que je vous embrasse avant de partir. Adieu, Chevalier, je vous fais mes compliments; Ă tantĂÂŽt. ScĂšne XIII Le Chevalier, la Comtesse La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes fort regrettĂ©, Ă ce que je vois, on faisait grand cas de vous. Le Chevalier. - JĂ© l'en dispense, surtout cĂ© soir. La Comtesse. - Ah! c'en est trop. Le Chevalier. - Comment! Changez-vous d'avis? La Comtesse. - Un peu. Le Chevalier. - QuĂ© pensez-vous? La Comtesse. - J'ai un dessein... il faudra que vous m'y serviez... Je vous le dirai tantĂÂŽt. Ne vous inquiĂ©tez point, je vais y rĂÂȘver. Adieu; ne me suivez pas... Elle s'en va et revient. Il est mĂÂȘme nĂ©cessaire que vous ne me voyiez pas si tĂÂŽt. Quand j'aurai besoin de vous, je vous en informerai. Le Chevalier. - JĂ© dĂ©meure muet jĂ© sens quĂ© jĂ© pĂ©riclite. Cette femme est plus femme qu'une autre. Acte III ScĂšne premiĂšre Le Chevalier, Lisette, Frontin Le Chevalier. - Mais dĂ© grĂÂące, Lisette, priez-la dĂ© ma part que jĂ© la voie un moment. Lisette. - Je ne saurais lui parler, Monsieur, elle repose. Le Chevalier. - EllĂ© rĂ©pose! EllĂ© rĂ©pose donc dĂ©bout? Frontin. - Oui, car moi sors de la terrasse, je viens de l'apercevoir se promenant dans la galerie. Lisette. - Qu'importe? Chacun a sa façon de reposer. Quelle est votre mĂ©thode Ă vous, Monsieur? Le Chevalier. - Il mĂ© paraĂt quĂ© tu mĂ© railles, Lisette. Frontin. - C'est ce qui me semble. Lisette. - Non, Monsieur; c'est une question qui vient Ă propos, et que je vous fais tout en devisant. Le Chevalier. - J'ai mĂÂȘme un petit soupçon quĂ© tu nĂ© m'aimes pas. Frontin. - Je l'avais aussi, ce petit soupçon-lĂ , mais je l'ai changĂ© contre une grande certitude. Lisette. - Votre pĂ©nĂ©tration n'a point perdu au change. Le Chevalier. - NĂ© lĂ© disais-je pas? Eh! pourquoi, sandis! tĂ© veux-jĂ© du bien, pendant quĂ© tu mĂ© veux du mal? D'oĂÂč mĂ© vient ma disposition amicale, et quĂ© ton coeur mĂ© rĂ©fuse lĂ© rĂ©ciproque? D'oĂÂč vient quĂ© nous diffĂ©rons dĂ© sentiments? Lisette. - Je n'en sais rien; c'est qu'apparemment il faut de la variĂ©tĂ© dans la vie. Frontin. - Je crois que nous sommes aussi trĂšs variĂ©s tous deux. Lisette. - Oui, si vous m'aimez encore; sinon, nous sommes uniformes. Le Chevalier. - Dis-moi lĂ© vrai tu nĂ© mĂ© rĂ©commandes pas Ă ta maĂtresse? Lisette. - Jamais qu'Ă son indiffĂ©rence. Frontin. - Le service est touchant! Le Chevalier. - Tu mĂ© fais donc prĂ©judice auprĂšs d'elle? Lisette. - Oh! tant que je peux mais pas autrement qu'en lui parlant contre vous; car je voudrais qu'elle ne vous aimĂÂąt pas; je vous l'avoue, je ne trompe personne. Frontin. - C'est du moins parler cordialement. Le Chevalier. - Ah çà ! Lisette, dĂ©vĂ©nons amis. Lisette. - Non; faites plutĂÂŽt comme moi, Monsieur, ne m'aimez pas. Le Chevalier. - JĂ© veux quĂ© tu m'aimes, et tu m'aimeras, cadĂ©dis! tu m'aimeras; jĂ© l'entrĂ©prends, jĂ© mĂ© lĂ© promets. Lisette. - Vous ne vous tiendrez pas parole. Frontin. - Ne savez-vous pas, Monsieur, qu'il y a des haines qui ne s'en vont point qu'on ne les paie? Pour cela... Le Chevalier. - Combien mĂ© coĂ»tera lĂ© dĂ©part dĂ© la tienne? Lisette. - Rien; elle n'est pas Ă vendre. Le Chevalier lui prĂ©sente sa bourse. - Tiens, prends, et la garde, si tu veux. Lisette. - Non, Monsieur; je vous volerais votre argent. Le Chevalier. - Prends, tĂ© dis-je, et mĂ© dis seulement cĂ© quĂ© ta maĂtresse projette. Lisette. - Non; mais je vous dirai bien ce que je voudrais qu'elle projetĂÂąt, c'est tout ce que je sais. En ĂÂȘtes-vous curieux? Frontin. - Vous nous l'avez dĂ©jĂ dit en plus de dix façons, ma belle. Le Chevalier. - N'a-t-ellĂ© pas quelquĂ© dessein? Lisette. - Eh! qui est-ce qui n'en a pas? Personne n'est sans dessein; on a toujours quelque vue. Par exemple, j'ai le dessein de vous quitter, si vous n'avez pas celui de me quitter vous-mĂÂȘme. Le Chevalier. - RĂ©tirons-nous, Frontin; jĂ© sens quĂ© jĂ© m'indigne. Nous rĂ©viendrons tantĂÂŽt la recommander Ă sa maĂtresse. Frontin. - Adieu donc, soubrette ennemie; adieu, mon petit coeur fantasque; adieu, la plus aimable de toutes les girouettes. Lisette. - Adieu, le plus *disgraciĂ© de tous les hommes. Ils s'en vont. ScĂšne II Lisette, Arlequin Arlequin. - M'amie, j'ai beau faire signe Ă mon maĂtre; il se moque de cela, il ne veut pas venir savoir ce que je lui demande. Lisette. - Il faut donc lui parler devant la Marquise, Arlequin. Arlequin. - Marquise malencontreuse! HĂ©las! ma fille, la bontĂ© que j'ai eue de te rendre mon coeur ne nous profitera ni Ă l'un ni Ă l'autre. Il me sera inutile d'avoir oubliĂ© tes impertinences; le diable a entrepris de me faire Ă©pouser Marton; il n'en dĂ©mordra pas; il me la garde. Lisette. - Retourne Ă ton maĂtre, et dis-lui que je l'attends ici. Arlequin. - Il ne se souciera pas de ton attente. Lisette. - Il n'y a point de temps Ă perdre cependant va donc. Arlequin. - Je suis tout engourdi de tristesse. Lisette. - Allons, allons, dĂ©gourdis-toi, puisque tu m'aimes. Tiens, voilĂ ton maĂtre et la Marquise qui s'approchent tire-le Ă quartier, lui, pendant que je m'Ă©loigne. Elle sort. ScĂšne III Dorante, Arlequin, la Marquise Arlequin, Ă Dorante. - Monsieur, venez que je vous parle. Dorante. - Dis ce que tu me veux. Arlequin. - Il ne faut pas que Madame y soit. Dorante. - Je n'ai point de secret pour elle. Arlequin. - J'en ai un qui ne veut pas qu'elle le connaisse. La Marquise. - C'est donc un grand mystĂšre? Arlequin. - Oui c'est Lisette qui demande Monsieur, et il n'est pas Ă propos que vous le sachiez, Madame. La Marquise. - Ta discrĂ©tion est admirable! Voyez ce que c'est, Dorante; mais que je vous dise un mot auparavant. Et toi, va chercher Lisette. ScĂšne IV Dorante, la Marquise La Marquise. - C'est apparemment de la part de la Comtesse? Dorante. - Sans doute, et vous voyez combien elle est agitĂ©e. La Marquise. - Et vous brĂ»lez d'envie de vous rendre! Dorante. - Me siĂ©rait-il de faire le cruel? La Marquise. - Nous touchons au terme, et nous manquons notre coup, si vous allez si vite. Ne vous y trompez point, les mouvements qu'on se donne sont encore Ă©quivoques; il n'est pas sĂ»r que ce soit de l'amour; j'ai peur qu'on ne soit plus jalouse de moi que de votre coeur; qu'on ne mĂ©dite de triompher de vous et de moi, pour se moquer de nous deux. Toutes nos mesures sont prises; allons jusqu'au contrat, comme nous l'avons rĂ©solu; ce moment seul dĂ©cidera si on vous aime. L'amour a ses expressions, l'orgueil a les siennes; l'amour soupire de ce qu'il perd, l'orgueil mĂ©prise ce qu'on lui refuse attendons le soupir ou le mĂ©pris; tenez bon jusqu'Ă cette Ă©preuve, pour l'intĂ©rĂÂȘt de votre amour mĂÂȘme. AbrĂ©gez avec Lisette, et revenez me trouver. Dorante. - Ah! votre Ă©preuve me fait trembler! Elle est pourtant raisonnable et je m'y exposerai, je vous le promets. La Marquise. - Je soutiens moi-mĂÂȘme un personnage qui n'est pas fort agrĂ©able, et qui le sera encore moins sur ces fins-ci, car il faudra que je supplĂ©e au peu de courage que vous me montrez; mais que ne fait-on pas pour se venger? Adieu. Elle sort. ScĂšne V Dorante, Arlequin, Lisette Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Je n'ai qu'un moment Ă te donner. Tu vois bien que je quitte Madame la Marquise, et notre conversation pourrait ĂÂȘtre suspecte dans la conjoncture oĂÂč je me trouve. Lisette. - HĂ©las! Monsieur, quelle est donc cette conjoncture oĂÂč vous ĂÂȘtes avec elle? Dorante. - C'est que je vais l'Ă©pouser rien que cela. Arlequin. - Oh! Monsieur, point du tout. Lisette. - Vous, l'Ă©pouser! Arlequin. - Jamais. Dorante. - Tais-toi... Ne me retiens point, Lisette que me veux-tu? Lisette. - Eh, doucement! donnez-vous le temps de respirer. Ah! que vous ĂÂȘtes changĂ©! Arlequin. - C'est cette perfide qui le fĂÂąche; mais ce ne sera rien. Lisette. - Vous ressouvenez-vous que j'appartiens Ă Madame la Comtesse, Monsieur? L'avez-vous oubliĂ©e elle-mĂÂȘme? Dorante. - Non, je l'honore, je la respecte toujours mais je pars, si tu n'achĂšves. Lisette. - Eh bien! Monsieur, je finis. Qu'est-ce que c'est que les hommes! Dorante, s'en allant. - Adieu. Arlequin. - Cours aprĂšs. Lisette. - Attendez donc, Monsieur. Dorante. - C'est que tes exclamations sur les hommes sont si mal placĂ©es, que j'en rougis pour ta maĂtresse. Arlequin. - VĂ©ritablement l'exclamation est effrontĂ©e avec nous; supprime-la. Lisette. - C'est pourtant de sa part que je viens vous dire qu'elle souhaite vous parler. Dorante. - Quoi! tout Ă l'heure? Lisette. - Oui, Monsieur. Arlequin. - Le plus tĂÂŽt c'est le mieux. Dorante. - Te tairas-tu, toi? Est-ce que tu es raccommodĂ© avec Lisette? Arlequin. - HĂ©las! Monsieur, l'amour l'a voulu, et il est le maĂtre; car je ne le voulais pas, moi. Dorante. - Ce sont tes affaires. Quant Ă moi, Lisette, dites Ă Madame la Comtesse que je la conjure de vouloir bien remettre notre entretien; que j'ai, pour le diffĂ©rer, des raisons que je lui dirai; que je lui en demande mille pardons; mais qu'elle m'approuvera elle-mĂÂȘme. Lisette. - Monsieur, il faut qu'elle vous parle; elle le veut. Arlequin, se mettant Ă genoux. - Et voici moi qui vous en supplie Ă deux genoux. Allez, Monsieur, cette bonne dame est amendĂ©e; je suis persuadĂ© qu'elle vous dira d'excellentes choses pour le renouvellement de votre amour. Dorante. - Je crois que tu as perdu l'esprit. En un mot, Lisette, je ne saurais, tu le vois bien; c'est une entrevue qui inquiĂ©terait la Marquise; et Madame la Comtesse est trop raisonnable pour ne pas entrer dans ce que je dis lĂ d'ailleurs, je suis sĂ»r qu'elle n'a rien de fort pressĂ© Ă me dire. Lisette. - Rien, sinon que je crois qu'elle vous aime toujours. Arlequin. - Et bien tendrement malgrĂ© la petite parenthĂšse! Dorante. - Qu'elle m'aime toujours, Lisette! Ah! c'en serait trop, si vous parliez d'aprĂšs elle; et l'envie qu'elle aurait de me voir en ce cas-lĂ , serait en vĂ©ritĂ© trop maligne. Que Madame la Comtesse m'ait abandonnĂ©, qu'elle ait cessĂ© de m'aimer, comme vous me l'avez dit vous-mĂÂȘme, passe je n'Ă©tais pas digne d'elle; mais qu'elle cherche de gaietĂ© de coeur Ă m'engager dans une dĂ©marche qui me brouillerait peut-ĂÂȘtre avec la Marquise, ah! c'en est trop, vous dis-je; et je ne la verrai qu'avec la personne que je vais rejoindre. Il s'en va. Arlequin, le suivant. - Eh! non, Monsieur, mon cher maĂtre, tournez Ă droite, ne prenez pas Ă gauche. Venez donc je crierai toujours jusqu'Ă ce qu'il m'entende. ScĂšne VI Lisette, un moment seule; la Comtesse Lisette. - Allons, il faut l'avouer, ma maĂtresse le mĂ©rite bien. La Comtesse. - Eh bien! Lisette, viendra-t-il? Lisette. - Non, Madame. La Comtesse. - Non! Lisette. - Non; il vous prie de l'excuser, parce qu'il dit que cet entretien fĂÂącherait la Marquise, qu'il va Ă©pouser. La Comtesse. - Comment? Que dites-vous? Epouser la Marquise! lui? Lisette. - Oui, Madame, et il est persuadĂ© que vous entrerez dans cette bonne raison qu'il apporte. La Comtesse. - Mais ce que tu me dis lĂ est inouĂÂŻ, Lisette. Ce n'est point lĂ Dorante! Est-ce de lui dont tu me parles? Lisette. - De lui-mĂÂȘme; mais de Dorante qui ne vous aime plus. La Comtesse. - Cela n'est pas vrai; je ne saurais m'accoutumer Ă cette idĂ©e-lĂ , on ne me la persuadera pas; mon coeur et ma raison la rejettent, me disent qu'elle est fausse, absolument fausse. Lisette. - Votre coeur et votre raison se trompent. Imaginez-vous mĂÂȘme que Dorante soupçonne que vous ne voulez le voir que pour inquiĂ©ter la Marquise et le brouiller avec elle. La Comtesse. - Eh! laisse lĂ cette Marquise Ă©ternelle! Ne m'en parle non plus que si elle n'Ă©tait pas au monde! Il ne s'agit pas d'elle. En vĂ©ritĂ©, cette femme-lĂ n'est pas faite pour m'effacer de son coeur, et je ne m'y attends pas. Lisette. - Eh! Madame, elle n'est que trop aimable. La Comtesse. - Que trop! Etes-vous folle? Lisette. - Du moins peut-elle plaire ajoutez Ă cela votre infidĂ©litĂ©, c'en est assez pour guĂ©rir Dorante. La Comtesse. - Mais, mon infidĂ©litĂ©, oĂÂč est-elle? Je veux mourir, si je l'ai jamais sentie! Lisette. - Je la sais de vous-mĂÂȘme. D'abord vous avez niĂ© que c'en fĂ»t une, parce que vous n'aimiez pas Dorante, disiez-vous; ensuite vous m'avez prouvĂ© qu'elle Ă©tait innocente; enfin, vous m'en avez fait l'Ă©loge, et si bien l'Ă©loge, que je me suis mise Ă vous imiter, ce dont je me suis bien repentie depuis. La Comtesse. - Eh bien! mon enfant, je me trompais; je parlais d'infidĂ©litĂ© sans la connaĂtre. Lisette. - Pourquoi donc n'avez-vous rien Ă©pargnĂ© de cruel pour vous ĂÂŽter Dorante? La Comtesse. - Je n'en sais rien; mais je l'aime, et tu m'accables, tu me pĂ©nĂštres de douleur! Je l'ai maltraitĂ©, j'en conviens; j'ai tort, un tort affreux! Un tort que je ne me pardonnerai jamais, et qui ne mĂ©rite pas que l'on l'oublie! Que veux-tu que je te dise de plus? Je me condamne, je me suis mal conduite, il est vrai. Lisette. - Je vous le disais bien, avant que vous m'eussiez gagnĂ©e. La Comtesse. - MisĂ©rable amour-propre de femme! MisĂ©rable vanitĂ© d'ĂÂȘtre aimĂ©e! VoilĂ ce que vous me coĂ»tez! J'ai voulu plaire au Chevalier, comme s'il en eĂ»t valu la peine; j'ai voulu me donner cette preuve-lĂ de mon mĂ©rite; il manquait cet honneur Ă mes charmes; les voilĂ bien glorieux! J'ai fait la conquĂÂȘte du Chevalier, et j'ai perdu Dorante! Lisette. - Quelle diffĂ©rence! La Comtesse. - Bien plus; c'est que c'est un homme que je hais naturellement quand je m'Ă©coute un homme que j'ai toujours trouvĂ© ridicule, que j'ai cent fois raillĂ© moi-mĂÂȘme, et qui me reste Ă la place du plus aimable homme du monde. Ah! que je suis belle Ă prĂ©sent! Lisette. - Ne perdez point le temps Ă vous affliger, Madame. Dorante ne sait pas que vous l'aimez encore. Le laissez-vous Ă la Marquise? Voulez-vous tĂÂącher de le ravoir? Essayez, faites quelques dĂ©marches, puisqu'il a droit d'ĂÂȘtre fĂÂąchĂ©, et que vous ĂÂȘtes dans votre tort. La Comtesse. - Eh! que veux-tu que je fasse pour un ingrat qui refuse de me parler, Lisette? Il faut bien que j'y renonce! Est-ce lĂ un procĂ©dĂ©? Toi qui dis qu'il a droit d'ĂÂȘtre fĂÂąchĂ©, voyons, Lisette, est-ce que j'ai cru le perdre? Ai-je imaginĂ© qu'il m'abandonnerait? L'ai-je soupçonnĂ© de cette lĂÂąchetĂ©-lĂ ? A-t-on jamais comptĂ© sur un coeur autant que j'ai comptĂ© sur le sien? Estime infinie, confiance aveugle; et tu dis que j'ai tort? et tout homme qu'on honore de ces sentiments-lĂ n'est pas un perfide quand il les trompe? Car je les avais, Lisette. Lisette. - Je n'y comprends rien. La Comtesse. - Oui, je les avais; je ne m'embarrassais ni de ses plaintes ni de ses jalousies; je riais de ses reproches; je dĂ©fiais son coeur de me manquer jamais; je me plaisais Ă l'inquiĂ©ter impunĂ©ment; c'Ă©tait lĂ mon idĂ©e; je ne le mĂ©nageais point. Jamais on ne vĂ©cut dans une sĂ©curitĂ© plus obligeante; je m'en applaudissais, elle faisait son Ă©loge et cet homme, aprĂšs cela, me laisse! Est-il excusable? Lisette. - Calmez-vous donc, Madame; vous ĂÂȘtes dans une dĂ©solation qui m'afflige. Travaillons Ă le ramener, et ne crions point inutilement contre lui. Commencez par rompre avec le Chevalier; voilĂ dĂ©jĂ deux fois qu'il se prĂ©sente pour vous voir, et que je le renvoie. La Comtesse. - J'avais pourtant dit Ă cet importun-lĂ de ne point venir, que je ne le fisse avertir. Lisette - Qu'en voulez-vous faire? La Comtesse. - Oh! le haĂÂŻr autant qu'il est haĂÂŻssable; c'est Ă quoi je le destine, je t'assure mais il faut pourtant que je le voie, Lisette; j'ai besoin de lui dans tout ceci; laisse-le venir; va mĂÂȘme le chercher. Lisette. - Voici mon pĂšre; sachons auparavant ce qu'il veut. ScĂšne VII Blaise, La Comtesse, Lisette. Blaise. - MorguĂ©! Madame, savez-vous bian ce qui se passe ici? Vous avise-t-on d'un tabellion qui se promĂšne lĂ -bas dans le jardin avec Monsieur Dorante et cette Marquise, et qui dit comme ça qu'il leur apporte un chiffon de contrat qu'ils li ont commandĂ©, pour Ă celle fin qu'ils y boutent leur seing par-devant sa parsonne? Qu'est-ce que vous dites de ça, Madame? car noute fille dit que voute affection a repoussĂ© pour Dorante; et ce tabellion est un impartinent. La Comtesse. - Un notaire chez moi, Lisette! Ils veulent donc se marier ici? Blaise. - Eh! morguĂ©! sans doute. Ils disont itou qu'il fera le contrat pour quatre; ceti-lĂ de voute ancien amoureux avec la Marquise; ceti-lĂ de vous et du Chevalier, voute nouviau galant. VelĂ comme ils se gobargeont de ça; et jarnigoi! ça me fĂÂąche. Et vous, Madame? La Comtesse. - Je m'y perds! C'est comme une fable! Lisette. - Cette fable me rĂ©volte. Blaise. - JarniguĂ©! cette Marquise, maugrĂ© le marquisat qu'alle a, n'en agit pas en droiture; an ne friponne pas les amoureux d'une parsonne de voute sorte et dans tout ça il n'y a qu'un mot qui sarve; Madame n'a qu'Ă dire, mon rĂÂątiau est tout prĂÂȘt, et, jarniguĂ©! j'allons vous ratisser ce biau notaire et sa paperasse ni pus ni moins que mauvaise harbe. La Comtesse. - Lisette, parle donc! Tu ne me conseilles rien. Je suis accablĂ©e! Ils vont s'Ă©pouser ici, si je n'y mets ordre. Il n'est plus question de Dorante; tu sens bien que je le dĂ©teste mais on m'insulte. Lisette. - Ma foi, Madame, ce que j'entends lĂ m'indigne Ă mon tour; et Ă votre place, je me soucierais si peu de lui, que je le laisserais faire. La Comtesse. - Tu le laisserais faire! Mais si tu l'aimais, Lisette? Lisette. - Vous dites que vous le haĂÂŻssez! La Comtesse. - Cela n'empĂÂȘche pas que je ne l'aime. Et dans le fond, pourquoi le haĂÂŻr? Il croit que j'ai tort, tu me l'as dit toi-mĂÂȘme, et tu avais raison; je l'ai abandonnĂ© la premiĂšre il faut que je le cherche et que je le dĂ©sabuse. Blaise. - MorguĂ©! Madame, j'ons vu le temps qu'il me chĂ©rissait estimez-vous que je sois bon pour li parler? La Comtesse. - Je suis d'avis de lui Ă©crire un mot, Lisette, et que ton pĂšre aille lui rendre ma lettre Ă l'insu de la Marquise. Lisette. - Faites, Madame. La Comtesse. - A propos de lettre, je ne songeais pas que j'en ai une sur moi que je lui Ă©crivais tantĂÂŽt, et que tout ceci me faisait oublier. Tiens, Blaise, va, tĂÂąche de la lui rendre sans que la Marquise s'en aperçoive. Blaise. - N'y aura pas d'aparcevance stapendant qu'il lira voute lettre je la renforcerons de queuque remontration. Il s'en va. ScĂšne VIII Frontin, Le Chevalier, Lisette, La Comtesse Le Chevalier. - Eh! donc, ma ComtessĂ©, quĂ© devient l'amour? A quoi pensĂ© lĂ© coeur? Est-ce ainsi quĂ© vous m'avertissez dĂ© venir? Quel est lĂ© motif dĂ© l'absence quĂ© vous m'avez ordonnĂ©e? Vous nĂ© mĂ© mandez pas, vous mĂ© laissez en langueur; jĂ© mĂ© mande moi-mĂÂȘme. La Comtesse. - J'allais vous envoyer chercher, Monsieur. Le Chevalier. - LĂ© messager m'a paru tardif. QuĂ© dĂ©terminez-vous? Nos gens vont sĂ© marier, le contrat sĂ© passe actuellement. N'userons-nous pas de la commoditĂ© du notaire? Ils mĂ© dĂ©lĂšguent pour vous y inviter. Ratifiez mon impatience; songez quĂ© l'amour gĂ©mit d'attendre, quĂ© les besoins du coeur sont pressĂ©s, quĂ© les instants sont prĂ©cieux, quĂ© vous m'en dĂ©robez d'irrĂ©parables, et quĂ© jĂ© meurs. ExpĂ©dions. La Comtesse. - Non, Monsieur le Chevalier, ce n'est pas mon dessein. Le Chevalier. - Nous n'Ă©pouserons pas? La Comtesse. - Non. Le Chevalier. - Qu'est-ce Ă dire "non"? La Comtesse. - Non signifie non je veux vous raccommoder avec la Marquise. Le Chevalier. - Avec la Marquise! Mais c'est vous quĂ© j'aime, Madame! La Comtesse. - Mais c'est moi qui ne vous aime point, Monsieur; je suis fĂÂąchĂ©e de vous le dire si brusquement; mais il faut bien que vous le sachiez. Le Chevalier. - Vous mĂ© raillez, sandis! La Comtesse. - Je vous parle trĂšs sĂ©rieusement. Le Chevalier. - Ma ComtessĂ©, finissons; point dĂ© badinage avec un coeur qui va pĂ©rir d'Ă©pouvante. La Comtesse. - Vous devez vous ĂÂȘtre aperçu de mes sentiments. J'ai toujours diffĂ©rĂ© le mariage dont vous parlez, vous le savez bien. Comment n'avez-vous pas senti que je n'avais pas envie de conclure? Le Chevalier. - LĂ© comble dĂ© mon bonheur, vous l'avez rĂ©mis Ă cĂ© soir. La Comtesse. - Aussi le comble de votre bonheur peut-il ce soir arriver de la part de la Marquise. L'avez-vous vue, comme je vous l'ai recommandĂ© tantĂÂŽt? Le Chevalier. - RĂ©commandĂ©! Il n'en a pas Ă©tĂ© question, cadĂ©dis! La Comtesse. - Vous vous trompez; Monsieur, je crois vous l'avoir dit. Le Chevalier. - Mais, la Marquise et lĂ© Chevalier, qu'ont-ils Ă dĂ©mĂÂȘler ensemble? La Comtesse. - Ils ont Ă s'aimer tous deux, de mĂÂȘme qu'ils s'aimaient, Monsieur. Je n'ai point d'autre parti Ă vous offrir que de retourner Ă elle, et je me charge de vous rĂ©concilier. Le Chevalier. - C'est une vapeur qui passe. La Comtesse. - C'est un sentiment qui durera toujours. Lisette. - Je vous le garantis Ă©ternel. Le Chevalier. - Frontin, oĂÂč en sommes-nous? Frontin. - Mais, Ă vue de pays, nous en sommes Ă rien. Ce chemin-lĂ n'a pas l'air de nous mener au gĂte. Lisette. - Si fait, par ce chemin-lĂ vous pouvez vous en retournez chez vous. Le Chevalier. - Partirai-jĂ©, ComtessĂ©? SĂ©ra-ce lĂ© rĂ©sultat? La Comtesse. - J'attends rĂ©ponse d'une lettre; vous saurez le reste quand je l'aurai reçue diffĂ©rez votre dĂ©part jusque-lĂ . ScĂšne IX Arlequin, et les acteurs prĂ©cĂ©dents. Arlequin. - Madame, mon maĂtre et Madame la Marquise envoient savoir s'ils ne vous importuneront pas ils viennent vous prononcer votre arrĂÂȘt et le mien; car je n'Ă©pouserai point Lisette, puisque mon maĂtre ne veut pas de vous. La Comtesse. - Je les attends... A Lisette. Il faut qu'il n'ait pas reçu ma lettre, Lisette. Arlequin. - Ils vont entrer, car ils sont Ă la porte. La Comtesse. - Ce que je vais leur dire va vous mettre au fait, Chevalier; ce ne sera point ma faute, si vous n'ĂÂȘtes pas content. Le Chevalier. - Allons, jĂ© suis dupe; c'est ĂÂȘtre au fait. ScĂšne X La Marquise, Dorante, La Comtesse, Le Chevalier, Frontin, Arlequin, Lisette La Marquise. - Eh bien, Madame! je ne vois rien encore qui nous annonce un mariage avec le Chevalier quand vous proposez-vous donc d'achever son bonheur? La Comtesse. - Quand il vous plaira, Madame; c'est Ă vous Ă qui je le demande; son bonheur est entre vos mains; vous en ĂÂȘtes l'arbitre. La Marquise. - Moi, Comtesse? Si je le suis, vous l'Ă©pouserez dĂšs aujourd'hui, et vous nous permettrez de joindre notre mariage au vĂÂŽtre. La Comtesse. - Le vĂÂŽtre! avec qui donc, Madame? Arrive-t-il quelqu'un pour vous Ă©pouser? La Marquise, montrant Dorante. - Il n'arrive pas de bien loin, puisque le voilĂ . Dorante. - Oui, Comtesse, Madame me fait l'honneur de me donner sa main; et comme nous sommes chez vous, nous venons vous prier de permettre qu'on nous y unisse. La Comtesse. - Non, Monsieur, non l'honneur serait trĂšs grand, trĂšs flatteur; mais j'ai lieu de penser que le ciel vous rĂ©serve un autre sort. Le Chevalier. - Nous avons changĂ© votre Ă©conomie jĂ© tombĂ© dans lĂ© lot dĂ© Madame la Marquise, et Madame la ComtessĂ© tombĂ© dans lĂ© tien. La Marquise. - Oh! nous resterons comme nous sommes. La Comtesse. - Laissez-moi parler, Madame, je demande audience Ă©coutez-moi. Il est temps de vous dĂ©sabuser, Chevalier vous avez cru que je vous aimais; l'accueil que je vous ai fait a pu mĂÂȘme vous le persuader; mais cet accueil vous trompait, il n'en Ă©tait rien je n'ai jamais cessĂ© d'aimer Dorante, et ne vous ai souffert que pour Ă©prouver son coeur. Il vous en a coĂ»tĂ© des sentiments pour moi; vous m'aimez, et j'en suis fĂÂąchĂ©e mais votre amour servait Ă mes desseins. Vous avez Ă vous plaindre de lui, Marquise, j'en conviens son coeur s'est un peu distrait de la tendresse qu'il vous devait; mais il faut tout dire. La faute qu'il a faite est excusable, et je n'ai point Ă tirer vanitĂ© de vous l'avoir dĂ©robĂ© pour quelque temps; ce n'est point Ă mes charmes qu'il a cĂ©dĂ©, c'est Ă mon adresse il ne me trouvait pas plus aimable que vous; mais il m'a cru plus prĂ©venue, et c'est un grand appĂÂąt. Quant Ă vous, Dorante, vous m'avez assez mal payĂ©e d'une Ă©preuve aussi tendre la dĂ©licatesse de sentiments qui m'a persuadĂ©e de la faire, n'a pas lieu d'ĂÂȘtre trop satisfaite; mais peut-ĂÂȘtre le parti que vous avez pris vient-il plus de ressentiment que de mĂ©diocritĂ© d'amour j'ai poussĂ© les choses un peu loin; vous avez pu y ĂÂȘtre trompĂ©; je ne veux point vous juger Ă la rigueur; je ferme les yeux sur votre conduite, et je vous pardonne. La Marquise, riant. - Ah! ah! ah! Je pense qu'il n'est plus temps, Madame, du moins je m'en flatte; ou bien, si vous m'en croyez, vous serez encore plus gĂ©nĂ©reuse; vous irez jusqu'Ă lui pardonner les noeuds qui vont nous unir. La Comtesse. - Et moi, Dorante, vous me perdez pour jamais si vous hĂ©sitez un instant. Le Chevalier. - JĂ© dĂ©mande audience jĂ© perds Madame la Marquise, et j'aurais tort dĂ© m'en plaindre; jĂ© mĂ© suis trouvĂ© dĂ©faillant dĂ© fidĂ©litĂ©, jĂ© nĂ© sais comment, car lĂ© mĂ©rite dĂ© Madame m'en fournissait abondance, et c'est un malheur qui mĂ© passe! En un mot, jĂ© suis infidĂšle, jĂ© m'en accuse; mais jĂ© suis vrai, jĂ© m'en vante. Il nĂ© tient qu'Ă moi d'user dĂ© rĂ©prĂ©saille, et dĂ© dire Ă Madame la Comtesse Vous mĂ© trompiez, jĂ© vous trompais. Mais jĂ© nĂ© suis qu'un homme, et jĂ© n'aspire pas Ă cĂ© dĂ©grĂ© dĂ© finesse et d'industrie. Voici lĂ© compte juste; vous avez contrefait dĂ© l'amour, dites-vous, Madame; jĂ© n'en valais pas davantage; mais votre estime a surpassĂ© mon prix. NĂ© rĂ©tranchez rien du fatal honneur quĂ© vous m'avez fait jĂ© vous aimais, vous mĂ© lĂ© rendiez cordialement. La Comtesse. - Du moins l'avez-vous cru. Le Chevalier. - J'achĂšve jĂ© vous aimais, un peu moins quĂ© Madame. JĂ© m'explique elle avait dĂ© mon coeur une possession plus complĂšte, jĂ© l'adorais; mais jĂ© vous aimais, sandis! passablement, avec quelque rĂ©miniscence pour elle. Oui, Dorante, nous Ă©tions dans lĂ© tendre. Laisse lĂ l'histoire qu'on tĂ© fait, mon ami; il fĂÂąche Madame quĂ© tu la dĂ©sertes, quĂ© ses appas restent infĂ©rieurs; sa gloire crie, tĂ© rĂ©dĂ©mande, fait la sirĂšne; quĂ© son chant tĂ© trouve sourd. Montrant la Marquise. Prends un regard dĂ© ces beaux yeux pour tĂ© servir d'antidote; demeure avec cet objet quĂ© l'amour venge dans mon coeur jĂ© lĂ© dis Ă rĂ©gret, jĂ© disputerais Madame dĂ© tout mon sang, s'il m'appartenait d'entrer en dispute; possĂšde-la, Dorante, bĂ©nis lĂ© ciel du bonheur qu'il t'accorde. DĂ© toutes les Ă©pouses, la plus estimable, la plus digne dĂ© respect et d'amour, c'est toi qui la tiens; dĂ© toutes les pertes, la plus immense, c'est moi qui la fais; dĂ© tous les hommes, lĂ© plus ingrat, lĂ© plus dĂ©loyal, en mĂÂȘme temps lĂ© plus imbĂ©cile, c'est lĂ© malheureux qui tĂ© parle. La Marquise. - Je n'ajouterai rien Ă la dĂ©finition; tout y est. La Comtesse. - Je ne daigne pas rĂ©pondre Ă ce que vous dites sur mon comte, Chevalier c'est le dĂ©pit qui vous l'arrache, et je vous ai dit mes intentions, Dorante; qu'il n'en soit plus parlĂ©, si vous ne les mĂ©ritez pas. La Marquise. - Nous nous aimons de bonne foi il n'y a plus de remĂšde, Comtesse, et deux personnes qu'on oublie ont bien droit de prendre parti ailleurs. TĂÂąchez tous deux de nous oublier encore vous savez comment cela fait, et cela vous doit ĂÂȘtre plus aisĂ© cette fois-ci que l'autre. Au notaire. Approchez, Monsieur. Voici le contrat qu'on nous apporte Ă signer. Dorante, priez Madame de vouloir bien l'honorer de sa signature. La Comtesse. - Quoi! si tĂÂŽt? La Marquise. - Oui, Madame, si vous nous le permettez. La Comtesse. - C'est Ă Dorante Ă qui je parle, Madame. Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Votre contrat avec la Marquise? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Je ne l'aurais pas cru! La Marquise. - Nous espĂ©rons mĂÂȘme que le vĂÂŽtre accompagnera celui-ci. Et vous, Chevalier, ne signerez-vous pas? Le Chevalier. - JĂ© nĂ© sais plus Ă©crire. La Marquise, au notaire. - PrĂ©sentez la plume Ă Madame, Monsieur. La Comtesse, vite. - Donnez. Elle signe et jette la plume aprĂšs. Ah! perfide! Elle tombe dans les bras de Lisette. Dorante, se jetant Ă ses genoux. - Ah! ma chĂšre Comtesse! La Marquise. - Rendez-vous Ă prĂ©sent; vous ĂÂȘtes aimĂ©, Dorante. Arlequin. - Quel plaisir, Lisette! Lisette. - Je suis contente. La Comtesse. - Quoi! Dorante Ă mes genoux? Dorante. - Et plus pĂ©nĂ©trĂ© d'amour qu'il ne le fut jamais. La Comtesse. - Levez-vous. Dorante m'aime donc encore? Dorante. - Et n'a jamais cessĂ© de vous aimer. La Comtesse. - Et la Marquise? Dorante. - C'est elle Ă qui je devrai votre coeur, si vous me le rendez, Comtesse; elle a tout conduit. La Comtesse. - Ah! je respire! Que de chagrin vous m'avez donnĂ©! Comment avez-vous pu feindre si longtemps? Dorante. - Je ne l'ai pu qu'Ă force d'amour; j'espĂ©rais de regagner ce que j'aime. La Comtesse, avec force. - Eh! oĂÂč est la Marquise, que je l'embrasse? La Marquise, s'approchant et l'embrassant. - La voilĂ , Comtesse. Sommes-nous bonnes amies? La Comtesse. - Je vous ai l'obligation d'ĂÂȘtre heureuse et raisonnable. Dorante baise la main de la Comtesse. La Marquise. - Quant Ă vous, Chevalier, je vous conseille de porter votre main ailleurs; il n'y a pas d'apparence que personne vous en dĂ©fasse ici. La Comtesse. - Non, Marquise, j'obtiendrai sa grĂÂące; elle manquerait Ă ma joie et au service que vous m'avez rendu. La Marquise. - Nous verrons dans six mois. Le Chevalier. - JĂ© nĂ© vous dĂ©mandais qu'un termĂ©; lĂ© reste est mon affaire. Ils s'en vont. ScĂšne XI Frontin, Lisette, Blaise, Arlequin Frontin. - Epousez-vous Arlequin, Lisette? Lisette. - Le coeur me dit que oui. Arlequin. - Le mien opine de mĂÂȘme. Blaise. - Et ma volontĂ© se met par-dessus ça. Frontin. - Eh bien! Lisette, je vous donne six mois pour revenir Ă moi. La MĂ©prise Acteurs ComĂ©die en un acte, en prose, reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois le 16 aoĂ»t 1734 par les comĂ©diens Italiens Acteurs Hortense Mlle Silvia Clarice, soeur d'Hortense Mlle Thomassin Lisette, suivante de Clarice Mlle Rolland Ergaste M. RomagnĂ©si Frontin, valet d'Ergaste M. LĂ©lio Arlequin, valet d'Hortense M. Thomassin La scĂšne est dans un jardin. Le thĂ©ĂÂątre reprĂ©sente un jardin. ScĂšne premiĂšre Frontin, Ergaste Frontin. - Je vous dis, Monsieur, que je l'attends ici, je vous dis qu'elle s'y rendra, que j'en suis sĂ»r, et que j'y compte comme si elle y Ă©tait dĂ©jĂ . Ergaste. - Et moi, je n'en crois rien. Frontin. - C'est que vous ne savez pas ce que je vaux, mais une fille ne s'y trompera pas j'ai vu la friponne jeter sur moi de certains regards, qui n'en demeureront pas lĂ , qui auront des suites, vous le verrez. Ergaste. - Nous n'avons vu la maĂtresse et la suivante qu'une fois; encore, ce fut par un coup du hasard que nous les rencontrĂÂąmes hier dans cette promenade-ci; elles ne furent avec nous qu'un instant; nous ne les connaissons point; de ton propre aveu, la suivante ne te rĂ©pondit rien quand tu lui parlas quelle apparence y a-t-il qu'elle ait fait la moindre attention Ă ce que tu lui dis? Frontin. - Mais, Monsieur, faut-il encore vous rĂ©pĂ©ter que ses yeux me rĂ©pondirent? N'est-ce rien que des yeux qui parlent? Ce qu'ils disent est encore plus sĂ»r que des paroles. Mon maĂtre en tient pour votre maĂtresse, lui dis-je tout bas en me rapprochant d'elle; son coeur est pris, c'est autant de perdu; celui de votre maĂtresse me paraĂt bien aventurĂ©, j'en crois la moitiĂ© de partie, et l'autre en l'air. Du mien, vous n'en avez pas fait Ă deux fois, vous me l'avez expĂ©diĂ© d'un coup d'oeil; en un mot, ma charmante, je t'adore nous reviendrons demain ici, mon maĂtre et moi, Ă pareille heure, ne manque point d'y mener ta maĂtresse, afin qu'on donne la derniĂšre main Ă cet amour-ci, qui n'a peut-ĂÂȘtre pas toutes ses façons; moi, je m'y rendrai une heure avant mon maĂtre, et tu entends bien que c'est t'inviter d'en faire autant; car il sera bon de nous parler sur tout ceci, n'est-ce pas? Nos coeurs ne seront pas fĂÂąchĂ©s de se connaĂtre un peu plus Ă fond, qu'en penses-tu, ma poule? Y viendras-tu? Ergaste. - A cela nulle rĂ©ponse? Frontin. - Ah! vous m'excuserez. Ergaste. - Quoi! Elle parla donc? Frontin. - Non. Ergaste. - Que veux-tu donc dire? Frontin. - Comme il faut du temps pour dire des paroles et que nous Ă©tions trĂšs pressĂ©s, elle mit, ainsi que je vous l'ai dit, des regards Ă la place des mots, pour aller plus vite; et se tournant de mon cĂÂŽtĂ© avec une douceur infinie Oui, mon fils, me dit-elle, sans ouvrir la bouche, je m'y rendrai, je te le promets, tu peux compter lĂ -dessus; viens-y en pleine confiance, et tu m'y trouveras. VoilĂ ce qu'elle me dit; et que je vous rends mot pour mot, comme je l'ai traduit d'aprĂšs ses yeux. Ergaste. - Va, tu rĂÂȘves. Frontin. - Enfin je l'attends; mais vous, Monsieur, pensez-vous que la maĂtresse veuille revenir? Ergaste. - Je n'ose m'en flatter, et cependant je l'espĂšre un peu. Tu sais bien que notre conversation fut courte; je lui rendis le gant qu'elle avait laissĂ© tomber; elle me remercia d'une maniĂšre trĂšs obligeante de la vitesse avec laquelle j'avais couru pour le ramasser, et se dĂ©masqua en me remerciant. Que je la trouvai charmante! Je croyais, lui dis-je, partir demain, et voici la premiĂšre fois que je me promĂšne ici; mais le plaisir d'y rencontrer ce qu'il y a de plus beau dans le monde m'y ramĂšnera plus d'une fois. Frontin. - Le plaisir d'y rencontrer! Pourquoi ne pas dire l'espĂ©rance? ĂâĄ'aurait Ă©tĂ© indiquer adroitement un rendez-vous pour le lendemain. Ergaste. - Oui, mais ce rendez-vous indiquĂ© l'aurait peut-ĂÂȘtre empĂÂȘchĂ© d'y revenir par raison de fiertĂ©; au lieu qu'en ne parlant que du plaisir de la revoir, c'Ă©tait simplement supposer qu'elle vient ici tous les jours, et lui dire que j'en profiterais, sans rien m'attribuer de la dĂ©marche qu'elle ferait en y venant. Frontin, regardant derriĂšre lui. - Tenez, tenez, Monsieur, suis-je un bon traducteur du langage des oeillades? Eh! direz-vous que je rĂÂȘve? Voyez-vous cette figure tendre et solitaire, qui se promĂšne lĂ -bas en attendant la mienne? Ergaste. - Je crois que tu as raison, et que c'est la suivante. Frontin. - Je l'aurais dĂ©fiĂ© d'y manquer; je me connais. Retirez-vous, Monsieur; ne gĂÂȘnez point les intentions de ma belle. Promenez-vous d'un autre cĂÂŽtĂ©, je vais m'instruire de tout, et j'irai vous rejoindre. ScĂšne II Lisette, Frontin Frontin, en riant. - Eh! eh! bonjour, chĂšre enfant; reconnaissez-moi, me voilĂ , c'est le vĂ©ritable. Lisette. - Que voulez-vous, Monsieur le VĂ©ritable? Je ne cherche personne ici, moi. Frontin. - Oh! que si; vous me cherchiez, je vous cherchais; vous me trouvez, je vous trouve; et je dĂ©fie que nous trouvions mieux. Comment vous portez-vous? Lisette, faisant la rĂ©vĂ©rence. - Fort bien. Et vous, Monsieur? Frontin. - A merveilles, voilĂ des appas dans la compagnie de qui il serait difficile de se porter mal. Lisette. - Vous ĂÂȘtes aussi galant que familier. Frontin. - Et vous, aussi ravissante qu'hypocrite; mettons bas les façons, vivons Ă notre aise. Tiens, je t'aime je te l'ai dĂ©jĂ dit, et je le rĂ©pĂšte; tu m'aimes, tu ne me l'as pas dit, mais je n'en doute pas; donne-toi donc le plaisir de me le dire, tu me le rĂ©pĂ©teras aprĂšs, et nous serons tous deux aussi avancĂ©s l'un que l'autre. Lisette. - Tu ne doutes pas que je ne t'aime, dis-tu? Frontin. - Entre nous, ai-je tort d'en ĂÂȘtre sĂ»r? Une fille comme toi manquerait-elle de goĂ»t? LĂ , voyons, regarde-moi pour vĂ©rifier la chose; tourne encore sur moi cette prunelle friande que tu avais hier, et qui m'a laissĂ© pour toi le plus tendre appĂ©tit du monde. Tu n'oses, tu rougis. Allons, m'amour, point de quartier; finissons cet article-lĂ . Lisette, d'un ton tendre. - Laisse-moi. Frontin. - Non, ta fiertĂ© se meurt, je ne la quitte pas que je ne l'aie achevĂ©e. Lisette. - DĂšs que tu as devinĂ© que tu me plais, n'est-ce pas assez? Je ne t'en apprendrai pas davantage. Frontin. - Il est vrai, tu ne feras rien pour mon instruction, mais il manque Ă ma gloire le ragoĂ»t de te l'entendre dire. Lisette. - Tu veux donc que je la rĂ©gale aux dĂ©pens de la mienne? Frontin. - La tienne! Eh! palsambleu, je t'aime, que lui faut-il de plus? Lisette. - Mais je ne te hais pas. Frontin. - Allons, allons, tu me voles, il n'y a pas lĂ ce qui m'est dĂ», fais-moi mon compte. Lisette. - Tu me plais. Frontin. - Tu me retiens encore quelque chose, il n'y a pas lĂ ma somme. Lisette. - Eh bien! donc... je t'aime. Frontin. - Me voilĂ payĂ© avec un bis. Lisette. - Le bis viendra dans le cours de la conversation, fais-m'en crĂ©dit pour Ă prĂ©sent; ce serait trop de dĂ©pense Ă la fois. Frontin. - Oh! ne crains pas la dĂ©pense, je mettrai ton coeur en fonds, va, ne t'embarrasse pas. Lisette. - Parlons de nos maĂtres. PremiĂšrement, qui ĂÂȘtes-vous, vous autres? Frontin. - Nous sommes des gens de condition qui retournons Ă Paris, et de lĂ Ă la cour, qui nous trouve Ă redire; nous revenons d'une terre que nous avons dans le DauphinĂ©; et en passant, un de nos amis nous a arrĂÂȘtĂ© Ă Lyon, d'oĂÂč il nous a menĂ© Ă cette campagne-ci, oĂÂč deux paires de beaux yeux nous raccrochĂšrent hier, pour autant de temps qu'il leur plaira. Lisette. - OĂÂč sont-ils, ces beaux yeux? Frontin. - En voilĂ deux ici, ta maĂtresse a les deux autres. Lisette. - Que fait ton maĂtre? Frontin. - La guerre, quand les ennemis du Roi nous raisonnent. Lisette. - C'est-Ă -dire qu'il est officier. Et son nom? Frontin. - Le marquis Ergaste, et moi, le chevalier Frontin, comme cadet de deux frĂšres que nous sommes. Lisette. - Ergaste? ce nom-lĂ est connu, et tout ce que tu me dis lĂ nous convient assez. Frontin. - Quand les minois se conviennent, le reste s'ajuste. Mais voyons, mes enfants, qui ĂÂȘtes-vous Ă votre tour? Lisette. - En premier lieu, nous sommes belles. Frontin. - On le sent encore mieux qu'on ne le voit. Lisette. - Ah! le compliment vaut une rĂ©vĂ©rence. Frontin. - Passons, passons, ne te pique point de payer mes compliments ce qu'ils valent, je te ruinerais en rĂ©vĂ©rences, et je te cajole gratis. Continuons vous ĂÂȘtes belles, aprĂšs? Lisette. - Nous sommes orphelines. Frontin. - Orphelines? Expliquons-nous; l'amour en fait quelquefois, des orphelins; ĂÂȘtes-vous de sa façon? Vous ĂÂȘtes assez aimables pour cela. Lisette. - Non, impertinent! Il n'y a que deux ans que nos parents sont morts, gens de condition aussi, qui nous ont laissĂ©es trĂšs riches. Frontin. - VoilĂ de fort bons procĂ©dĂ©s. Lisette. - Ils ont eu pour hĂ©ritiĂšres deux filles qui vivent ensemble dans un accord qui va jusqu'Ă s'habiller l'une comme l'autre, ayant toutes deux presque le mĂÂȘme son de voix, toutes deux blondes et charmantes, et qui se trouvent si bien de leur Ă©tat, qu'elles ont fait serment de ne point se marier et de rester filles. Frontin. - Ne point se marier fait un article, rester filles en fait un autre. Lisette. - C'est la mĂÂȘme chose. Frontin. - Oh que non! Quoi qu'il en soit, nous protestons contre l'un ou l'autre de ces deux serments-lĂ ; celle que nous aimons n'a qu'Ă choisir, et voir celui qu'elle veut rompre; comment s'appelle-t-elle? Lisette. - Clarice, c'est l'aĂnĂ©e, et celle Ă qui je suis. Frontin. - Que dit-elle de mon maĂtre? Depuis qu'elle l'a vu, comment va son voeu de rester fille? Lisette. - Si ton maĂtre s'y prend bien, je ne crois pas qu'il se soutienne, le goĂ»t du mariage l'emportera. Frontin. - Voyez le grand malheur! Combien y a-t-il de ces voeux-lĂ qui se rompent Ă meilleur marchĂ©! Eh! dis-moi, mon maĂtre l'attend ici, va-t-elle venir? Lisette. - Je n'en doute pas. Frontin. - Sera-t-elle encore masquĂ©e? Lisette. - Oui, en ce pays-ci c'est l'usage en Ă©tĂ©, quand on est Ă la campagne, Ă cause du hĂÂąle et de la chaleur. Mais n'est-ce pas lĂ Ergaste que je vois lĂ -bas? Frontin. - C'est lui-mĂÂȘme. Lisette. - Je te quitte donc; informe-le de tout, encourage son amour. Si ma maĂtresse devient sa femme, je me charge de t'en fournir une. Frontin. - Eh! me la fourniras-tu en conscience? Lisette. - Impertinent! Je te conseille d'en douter! Frontin. - Oh! le doute est de bon sens; tu es si jolie! ScĂšne III Ergaste, Frontin Ergaste. - Eh bien! que dit la suivante? Frontin. - Ce qu'elle dit? Ce que j'ai toujours prĂ©vu que nous triomphons, qu'on est rendu, et que, quand il nous plaira, le notaire nous dira le reste. Ergaste. - Comment? Est-ce que sa maĂtresse lui a parlĂ© de moi? Frontin. - Si elle en a parlĂ©! On ne tarit point, tous les Ă©chos du pays nous connaissent, on languit, on soupire, on demande quand nous finirons, peut-ĂÂȘtre qu'Ă la fin du jour on nous sommera d'Ă©pouser c'est ce que j'en puis juger sur les discours de Lisette, et la chose vaut la peine qu'on y pense. Clarice, fille de qualitĂ©, d'un cĂÂŽtĂ©, Lisette, fille de condition, de l'autre, cela est bon la race des Frontins et des Ergastes ne rougira point de leur devoir son entrĂ©e dans le monde, et de leur donner la prĂ©fĂ©rence. Ergaste. - Il faut que l'amour t'ait tournĂ© la tĂÂȘte, explique-toi donc mieux! Aurais-je le bonheur de ne pas dĂ©plaire Ă Clarice? Frontin. - Eh! Monsieur, comment vous expliquez-vous vous-mĂÂȘme? Vous parlez du ton d'un suppliant, et c'est Ă nous Ă qui on prĂ©sente requĂÂȘte. Je vous fĂ©licite, au reste, vous avez dans votre victoire un accident glorieux que je n'ai pas dans la mienne on avait jurĂ© de garder le cĂ©libat, vous triomphez du serment. Je n'ai point cet honneur-lĂ , moi, je ne triomphe que d'une fille qui n'avait jurĂ© de rien. Ergaste. - Eh! dis-moi naturellement si l'on a du penchant pour moi. Frontin. - Oui, Monsieur, la vĂ©ritĂ© toute pure est que je suis adorĂ©, parce qu'avec moi cela va un peu vite, et que vous ĂÂȘtes Ă la veille de l'ĂÂȘtre; et je vous le prouve, car voilĂ votre future idolĂÂątre qui vous cherche. Ergaste. - Ecarte-toi. ScĂšne IV Ergaste, Hortense, Frontin, Ă©loignĂ©. Hortense, quand elle entre sur le thĂ©ĂÂątre, tient son masque Ă la main pour ĂÂȘtre connue du spectateur, et puis le met sur son visage dĂšs que Frontin tourne la tĂÂȘte et l'aperçoit. Elle est vĂÂȘtue comme l'Ă©tait ci-devant la dame de qui Ergaste a dit avoir ramassĂ© le gant le jour d'auparavant, et c'est la soeur de cette dame. Hortense, traversant le thĂ©ĂÂątre. - N'est-ce pas lĂ ce cavalier que je vis hier ramasser le gant de ma soeur? Je n'en ai guĂšre vu de si bien fait. Il me regarde; j'Ă©tais hier dĂ©masquĂ©e avec cet habit-ci, et il me reconnaĂt, sans doute. Elle marche comme en se retirant. Ergaste l'aborde, la salue, et la prend pour l'autre, Ă cause de l'habit et du masque. - Puisque le hasard vous offre encore Ă mes yeux, Madame, permettez que je ne perde pas le bonheur qu'il me procure. Que mon action ne vous irrite point, ne la regardez pas comme un manque de respect pour vous, le mien est infini, j'en sui pĂ©nĂ©trĂ© jamais on ne craignit tant de dĂ©plaire, mais jamais coeur, en mĂÂȘme temps, ne fut forcĂ© de cĂ©der Ă une passion ni si soumise, ni si tendre. Hortense. - Monsieur, je ne m'attendais pas Ă cet abord-lĂ , et quoique vous m'ayez vue hier ici, comme en effet j'y Ă©tais, et dĂ©masquĂ©e, cette façon de se voir n'Ă©tablit entre nous aucune connaissance, surtout avec les personnes de mon sexe; ainsi, vous voulez bien que l'entretien finisse. Ergaste. - Ah! Madame, arrĂÂȘtez, de grĂÂące, et ne me laissez point en proie Ă la douleur de croire que je vous ai offensĂ©e, la joie de vous retrouver ici m'a Ă©garĂ©, j'en conviens, je dois vous paraĂtre coupable d'une hardiesse que je n'ai pourtant point; car je n'ai su ce que je faisais, et je tremble devant vous Ă prĂ©sent que je vous parle. Hortense. - Je ne puis vous Ă©couter. Ergaste. - Voulez-vous ma vie en rĂ©paration de l'audace dont vous m'accusez? Je vous l'apporte, elle est Ă vous; mon sort est entre vos mains, je ne saurais plus vivre si vous me rebutez. Hortense. - Vous, Monsieur? Ergaste. - J'explique ce que je sens, Madame; je me donnai hier Ă vous; je vous consacrai mon coeur, je conçus le dessein d'obtenir grĂÂące du vĂÂŽtre, et je mourrai s'il me la refuse. Jugez si un manque de respect est compatible avec de pareils sentiments. Hortense. - Vos expressions sont vives et pressantes, assurĂ©ment, il est difficile de rien dire de plus fort. Mais enfin, plus j'y pense, et plus je vois qu'il faut que je me retire, Monsieur; il n'y a pas moyen de se prĂÂȘter plus longtemps Ă une conversation comme celle-ci, et je commence Ă avoir plus de tort que vous. Ergaste. - Eh! de grĂÂące, Madame, encore un mot qui dĂ©cide de ma destinĂ©e, et je finis me haĂÂŻssez-vous? Hortense. - Je ne dis pas cela, je ne pousse point les choses jusque-lĂ , elles ne le mĂ©ritent pas. Sur quoi voudriez-vous que fĂ»t fondĂ©e ma haine? Vous m'ĂÂȘtes inconnu, Monsieur, attendez donc que je vous connaisse. Ergaste. - Me sera-t-il permis de chercher Ă vous ĂÂȘtre prĂ©sentĂ©, Madame? Hortense. - Vous n'aviez qu'un mot Ă me dire tout Ă l'heure, vous me l'avez dit, et vous continuez, Monsieur. Achevez donc, ou je m'en vais car il n'est pas dans l'ordre que je reste. Ergaste. - Ah! je suis au dĂ©sespoir! Je vous entends vous ne voulez pas que je vous voie davantage! Hortense. - Mais en vĂ©ritĂ©, Monsieur, aprĂšs m'avoir appris que vous m'aimez, me conseillerez-vous de vous dire que je veux bien que vous me voyiez? Je ne pense pas que cela m'arrive. Vous m'avez demandĂ© si je vous haĂÂŻssais; je vous ai rĂ©pondu que non; en voilĂ bien assez, ce me semble; n'imaginez pas que j'aille plus loin. Quant aux mesures que vous pouvez prendre pour vous mettre en Ă©tat de me voir avec un peu plus de dĂ©cence qu'ici, ce sont vos affaires. Je ne m'opposerai point Ă vos desseins; car vous trouverez bon que je les ignore, et il faut que cela soit ainsi un homme comme vous a des amis, sans doute, et n'aura pas besoin d'ĂÂȘtre aidĂ© pour se produire. Ergaste. - HĂ©las! Madame, je m'appelle Ergaste; je n'ai d'ami ici que le comte de Belfort, qui m'arrĂÂȘta hier comme j'arrivais du DauphinĂ©, et qui me mena sur-le-champ dans cette campagne-ci. Hortense. - Le comte de Belfort, dites-vous? Je ne savais pas qu'il fĂ»t ici. Nos maisons sont voisines, apparemment qu'il nous viendra voir; et c'est donc chez lui que vous ĂÂȘtes actuellement, Monsieur? Ergaste. - Oui, Madame. Je le laissai hier donner quelques ordres aprĂšs dĂner, et je vins me promener dans les allĂ©es de ce petit bois, oĂÂč j'aperçus du monde, je vous y vis, vous vous y dĂ©masquĂÂątes un instant, et dans cet instant vous devĂntes l'arbitre de mon sort. J'oubliai que je retournais Ă Paris; j'oubliai jusqu'Ă un mariage avantageux qu'on m'y mĂ©nageait, auquel je renonce, et que j'allais conclure avec une personne Ă qui rien ne me liait qu'un simple rapport de condition et de fortune. Hortense. - DĂšs que ce mariage vous est avantageux, la partie se renouera; la dame est aimable, sans doute, et vous ferez vos rĂ©flexions. Ergaste. - Non, Madame, mes rĂ©flexions sont faites, et je le rĂ©pĂšte encore, je ne vivrai que pour vous, ou je ne vivrai pour personne; trouver grĂÂące Ă vos yeux, voilĂ Ă quoi j'ai mis toute ma fortune, et je ne veux plus rien dans le monde, si vous me dĂ©fendez d'y aspirer. Hortense. - Moi, Monsieur, je ne vous dĂ©fends rien, je n'ai pas ce droit-lĂ , on est le maĂtre de ses sentiments; et si le comte de Belfort, dont vous parlez, allait vous mener chez moi, je le suppose parce que cela peut arriver, je serais mĂÂȘme obligĂ©e de vous y bien recevoir. Ergaste. - ObligĂ©e, Madame! Vous ne m'y souffrirez donc que par politesse? Hortense. - A vous dire vrai, Monsieur, j'espĂšre bien n'agir que par ce motif-lĂ , du moins d'abord, car de l'avenir, qui est-ce qui en peut rĂ©pondre? Ergaste. - Vous, Madame, si vous le voulez. Hortense. - Non, je ne sais encore rien lĂ -dessus, puisqu'ici mĂÂȘme j'ignore ce que c'est que l'amour; et je voudrais bien l'ignorer toute ma vie. Vous aspirez, dites-vous, Ă me rendre sensible? A la bonne heure; personne n'y a rĂ©ussi; vous le tentez, nous verrons ce qu'il en sera; mais je vous saurai bien mauvais grĂ©, si vous y rĂ©ussissez mieux qu'un autre. Ergaste. - Non, Madame, je n'y vois pas d'apparence. Hortense. - Je souhaite que vous ne vous trompiez pas; cependant je crois qu'il sera bon, avec vous, de prendre garde Ă soi de plus prĂšs qu'avec un autre. Mais voici du monde, je serais fĂÂąchĂ©e qu'on nous vĂt ensemble Ă©loignez-vous, je vous prie. Ergaste. - Il n'est point tard; continuez-vous votre promenade, Madame? Et pourrais-je espĂ©rer, si l'occasion s'en prĂ©sente, de vous revoir encore ici quelques moments? Hortense. - Si vous me trouvez seule et Ă©loignĂ©e des autres, dĂšs que nous nous sommes parlĂ© et que, grĂÂące Ă votre prĂ©cipitation, la faute en est faite, je crois que vous pourrez m'aborder sans consĂ©quence. Ergaste. - Et cependant je pars, sans avoir eu la douceur de voir encore ces yeux et ces traits... Hortense. - Il est trop tard pour vous en plaindre mais vous m'avez vue, sĂ©parons-nous; car on approche. Quand il est parti. Je suis donc folle! Je lui donne une espĂšce de rendez-vous, et j'ai peur de le tenir, qui pis est. ScĂšne V Hortense, Arlequin. Arlequin. - Madame, je viens vous demander votre avis sur une commission qu'on m'a donnĂ©e. Hortense. - Qu'est-ce que c'est? Arlequin. - Voulez-vous avoir compagnie? Hortense. - Non, quelle est-elle, cette compagnie? Arlequin. - C'est ce Monsieur Damis, qui est si amoureux de vous. Hortense. - Je n'ai que faire de lui ni de son amour. Est-ce qu'il me cherche? De quel cĂÂŽtĂ© vient-il? Arlequin. - Il ne vient par aucun cĂÂŽtĂ©, car il ne bouge, et c'est moi qui viens pour lui, afin de savoir oĂÂč vous ĂÂȘtes. Lui dirai-je que vous ĂÂȘtes ici, ou bien ailleurs? Hortense. - Non, nulle part. Arlequin. - Cela ne se peut pas, il faut bien que vous soyez en quelque endroit, il n'y a qu'Ă dire oĂÂč vous voulez ĂÂȘtre. Hortense. - Quel imbĂ©cile! Rapporte-lui que tu ne me trouves pas. Arlequin. - Je vous ai pourtant trouvĂ©e comment ferons-nous? Hortense. - Je t'ordonne de lui dire que je n'y suis pas, car je m'en vais. Elle s'Ă©carte. Arlequin. - Eh bien! vous avez raison; quand on s'en va, on n'y est pas cela est clair. Il s'en va. ScĂšne VI Hortense, Clarice Hortense, Ă part. - Ne voilĂ -t-il pas encore ma soeur! Clarice. - J'ai tournĂ© mal Ă propos de ce cĂÂŽtĂ©-ci. M'a-t-elle vue? Hortense. - Je la trouve embarrassĂ©e qu'est-ce que cela signifie, Ergaste y aurait-il part? Clarice. - Il faut lui parler, je sais le moyen de la congĂ©dier. Ah! vous voilĂ , ma soeur? Hortense. - Oui, je me promenais; et vous, ma soeur? Clarice. - Moi, de mĂÂȘme le plaisir de rĂÂȘver m'a insensiblement amenĂ© ici. Hortense. - Et poursuivez-vous votre promenade? Clarice. - Encore une heure ou deux. Hortense. - Une heure ou deux! Clarice. - Oui, parce qu'il est de bonne heure. Hortense. - Je suis d'avis d'en faire autant. Clarice, Ă part. - De quoi s'avise-t-elle? Haut. Comme il vous plaira. Hortense. - Vous me paraissez rĂÂȘveuse. Clarice. - Mais... oui, je rĂÂȘvais, ces lieux-ci y invitent; mais nous aurons bientĂÂŽt compagnie; Damis vous cherche, et vient par lĂ . Hortense. - Damis! Oh! sur ce pied-lĂ je vous quitte. Adieu. Vous savez combien il m'ennuie. Ne lui dites pas que vous m'avez vue. A part. Rappelons. Arlequin, afin qu'il observe. Clarice, riant. - Je savais bien que je la ferais partir. ScĂšne VII Clarice, Lisette Lisette. - Quoi! toute seule, Madame? Clarice. - Oui, Lisette. Lisette, en riant, et lui marquant du bout du doigt. - Il est ici. Clarice. - Qui? Lisette. - Vous ne m'entendez pas? Clarice. - Non. Lisette. - Eh! cet aimable jeune homme qui vous rendit hier un petit service de si bonne grĂÂące. Clarice. - Ce jeune officier? Lisette. - Eh oui. Clarice. - Eh bien! qu'il y soit, que veux-tu que j'y fasse? Lisette. - C'est qu'il vous cherche, et si vous voulez l'Ă©viter, il ne faut pas rester ici. Clarice. - L'Ă©viter! Est-ce que tu crois qu'il me parlera? Lisette. - Il n'y manquera pas, la petite aventure d'hier le lui permet de reste. Clarice. - Va, va, il ne me reconnaĂtra seulement pas. Lisette. - Hum! vous ĂÂȘtes pourtant bien reconnaissable; et de l'air dont il vous lorgna hier, je vais gager qu'il vous voit encore; ainsi prenons par lĂ . Clarice. - Non, je suis trop lasse, il y a longtemps que je me promĂšne. Lisette. - Oui-da, un bon quart d'heure Ă peu prĂšs. Clarice. - Mais pourquoi me fatiguerais-je Ă fuir un homme qui, j'en suis sĂ»re, ne songe pas plus Ă moi que ne je songe Ă lui? Lisette. - Eh mais! c'est bien assez qu'il y songe autant. Clarice. - Que veux-tu dire? Lisette. - Vous ne m'avez encore parlĂ© de lui que trois ou quatre fois. Clarice. - Ne te figurerais-tu pas que je ne suis venue seule ici que pour lui donner occasion de m'aborder? Lisette. - Oh! il n'y a pas de plaisir avec vous, vous devinez mot Ă mot ce qu'on pense. Clarice. - Que tu es folle! Lisette, riant. - Si vous n'y Ă©tiez pas venue de vous-mĂÂȘme, je devais vous y mener, moi. Clarice. - M'y mener! Mais vous ĂÂȘtes bien hardie de me le dire! Lisette. - Bon! je suis encore bien plus hardie que cela, c'est que je crois que vous y seriez venue. Clarice. - Moi? Lisette. - Sans doute, et vous auriez raison, car il est fort aimable, n'est-il pas vrai? Clarice. - J'en conviens. Lisette. - Et ce n'est pas lĂ tout, c'est qu'il vous aime. Clarice. - Autre idĂ©e! Lisette. - Oui-da, peut-ĂÂȘtre que je me trompe. Clarice. - Sans doute, Ă moins qu'on ne te l'ait dit, et je suis persuadĂ©e que non, qui est-ce qui t'en a parlĂ©? Lisette. - Son valet m'en a touchĂ© quelque chose. Clarice. - Son valet? Lisette. - Oui. Clarice, quelque temps sans parler, et impatiente. - Et ce valet t'a demandĂ© le secret, apparemment? Lisette. - Non. Clarice. - Cela revient pourtant au mĂÂȘme, car je renonce Ă savoir ce qu'il vous a dit, s'il faut vous interroger pour l'apprendre. Lisette. - J'avoue qu'il y a un peu de malice dans mon fait, mais ne vous fĂÂąchez pas, Ergaste vous adore, Madame. Clarice. - Tu vois bien qu'il ne sera pas nĂ©cessaire que je l'Ă©vite, car il ne paraĂt pas. Lisette. - Non, mais voici son valet qui me fait signe d'aller lui parler. Irai-je savoir ce qu'il me veut? ScĂšne VIII Frontin, Lisette, Clarice Clarice. - Oh! tu le peux je ne t'en empĂÂȘche pas. Lisette. - Si vous ne vous en souciez guĂšre, ni moi non plus. Clarice. - Ne vous embarrassez pas que je m'en soucie, et allez toujours voir ce qu'on vous veut. Lisette, Ă Clarice. - Eh! parlez donc. Et puis s'approchant de Frontin. Ton maĂtre est-il lĂ ? Frontin. - Oui; il demande s'il peut reparaĂtre, puisqu'elle est seule. Lisette revient Ă sa maĂtresse. - Madame, c'est Monsieur le marquis Ergaste qui aurait grande envie de vous faire encore rĂ©vĂ©rence, et qui, comme vous voyez, vous en sollicite par le plus rĂ©vĂ©rencieux de tous les valets. Frontin salue Ă droite et Ă gauche. Clarice. - Si je l'avais prĂ©vu, je me serais retirĂ©e. Lisette. - Lui dirai-je que vous n'ĂÂȘtes pas de cet avis-lĂ ? Clarice. - Mais je ne suis d'avis de rien, rĂ©ponds ce que tu voudras, qu'il vienne. Lisette, Ă Frontin. - On n'est d'avis de rien, mais qu'il vienne. Frontin. - Le voilĂ tout venu. Lisette. - Toi, avertis-nous si quelqu'un approche. Frontin sort. ScĂšne IX Clarice, Lisette, Ergaste Ergaste. - Que ce jour-ci est heureux pour moi, Madame! Avec quelle impatience n'attendais-je pas le moment de vous revoir encore! J'ai observĂ© celui oĂÂč vous Ă©tiez seule. Clarice, se dĂ©masquant un moment. - Vous avez fort bien fait d'avoir cette attention-lĂ , car nous ne nous connaissons guĂšre. Quoi qu'il en soit, vous avez souhaitĂ© me parler, Monsieur; j'ai cru pouvoir y consentir. Auriez-vous quelque chose Ă me dire? Ergaste. - Ce que mes yeux vous ont dit avant mes discours, ce que mon coeur sent mille fois mieux qu'ils ne le disent, ce que je voudrais vous rĂ©pĂ©ter toujours que je vous aime, que je vous adore, que je ne vous verrai jamais qu'avec transport. Lisette, Ă part Ă sa maĂtresse. - Mon rapport est-il fidĂšle? Clarice. - Vous m'avouerez, Monsieur, que vous ne mettez guĂšre d'intervalle entre me connaĂtre, m'aimer et me le dire; et qu'un pareil entretien aurait pu ĂÂȘtre prĂ©cĂ©dĂ© de certaines formalitĂ©s de biensĂ©ance qui sont ordinairement nĂ©cessaires. Ergaste. - Je crois vous l'avoir dĂ©jĂ dit, Madame, je n'ai su ce que je faisais, oubliez une faute Ă©chappĂ©e Ă la violence d'une passion qui m'a troublĂ©, et qui me trouble encore toutes les fois que je vous parle. Lisette, Ă Clarice. - Qu'il a le dĂ©bit tendre! Clarice. - Avec tout cela, Monsieur, convenez pourtant qu'il en faudra revenir Ă quelqu'une de ces formalitĂ©s dont il s'agit, si vous avez dessein de me revoir. Ergaste. - Si j'en ai dessein! Je ne respire que pour cela, Madame. Le comte de Belfort doit vous rendre visite ce soir. Clarice. - Est-ce qu'il est de vos amis? Ergaste. - C'est lui, Madame, chez qui il me semble vous avoir dit que j'Ă©tais. Clarice. - Je ne me le rappelais pas. Ergaste. - Je l'accompagnerai chez vous, Madame, il me l'a promis s'engage-t-il Ă quelque chose qui vous me dĂ©plaise? Consentez-vous que je lui aie cette obligation? Clarice. - Votre question m'embarrasse; dispensez-moi d'y rĂ©pondre. Ergaste. - Est-ce que votre rĂ©ponse me serait contraire? Clarice. - Point du tout. Lisette. - Et c'est ce qui fait qu'on n'y rĂ©pond pas. Ergaste se jette Ă ses genoux, et lui baise la main. Clarice, remettant son masque. - Adieu, Monsieur; j'attendrai le comte de Belfort. Quelqu'un approche laissez-moi seule continuer ma promenade, nous pourrons nous y rencontrer encore. ScĂšne X Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Frontin, Ă Lisette. - Je viens vous dire que je vois de loin une espĂšce de petit nĂšgre qui accourt. Lisette. - Retirons-nous vite, Madame; c'est Arlequin qui vient. Clarice sort. Ergaste et elle se saluent. ScĂšne XI Ergaste, Frontin Ergaste. - Je suis enchantĂ©, Frontin; je suis transportĂ©! VoilĂ deux fois que je lui parle aujourd'hui. Qu'elle est aimable! Que de grĂÂąces! Et qu'il est doux d'espĂ©rer de lui plaire! Frontin. - Bon! espĂ©rer! Si la belle vous donne cela pour de l'espĂ©rance, elle ne vous trompe pas. Ergaste. - Belfort m'y mĂšnera ce soir. Frontin. - Cela fera une petite journĂ©e de tendresse assez complĂšte. Au reste, j'avais oubliĂ© de vous dire le meilleur. Votre maĂtresse a bien des grĂÂąces; mais le plus beau de ses traits, vous ne le voyez point, il n'est point sur son visage, il est dans sa cassette. Savez-vous bien que le coeur de Clarice est une emplette de cent mille Ă©cus, Monsieur? Ergaste. - C'est bien lĂ Ă quoi je pense! Mais, que nous veut ce garçon-ci? Frontin. - C'est le beau brun que j'ai vu venir. ScĂšne XII Arlequin, Ergaste, Frontin Arlequin, Ă Ergaste. - Vous ĂÂȘtes mon homme; c'est vous que je cherche. Ergaste. - Parle que me veux-tu? Frontin. - OĂÂč est ton chapeau? Arlequin. - Sur ma tĂÂȘte. Frontin, le lui ĂÂŽtant. - Il n'y est plus. Arlequin. - Il y Ă©tait quand je l'ai dit il le remet, et il y retourne. Ergaste. - De quoi est-il question? Arlequin. - D'un discours malhonnĂÂȘte que j'ai ordre de vous tenir, et qui ne demande pas la cĂ©rĂ©monie du chapeau. Ergaste. - Un discours malhonnĂÂȘte! A moi! Et de quelle part? Arlequin. - De la part d'une personne qui s'est moquĂ©e de vous. Ergaste. - Insolent! t'expliqueras-tu? Arlequin. - Dites vos injures Ă ma commission, c'est elle qui est insolente, et non pas moi. Frontin. - Voulez-vous que j'estropie le commissionnaire, Monsieur? Arlequin. - Cela n'est pas de l'ambassade je n'ai point ordre de revenir estropiĂ©. Ergaste. - Qui est-ce qui t'envoie? Arlequin. - Une dame qui ne fait point cas de vous. Ergaste. - Quelle est-elle? Arlequin. - Ma maĂtresse. Ergaste. - Est-ce que je la connais? Arlequin. - Vous lui avez parlĂ© ici. Ergaste. - Quoi! c'est cette dame-lĂ qui t'envoie dire qu'elle s'est moquĂ©e de moi? Arlequin. - Elle-mĂÂȘme en original; je lui ai aussi entendu marmotter entre ses dents que vous Ă©tiez un grand fourbe; mais, comme elle ne m'a point commandĂ© de vous le rapporter, je n'en parle qu'en passant. Ergaste. - Moi fourbe? Arlequin. - Oui; mais rien qu'entre les dents; un fourbe tout bas. Ergaste. - Frontin, aprĂšs la maniĂšre dont nous nous sommes quittĂ©s tous deux, je t'ai dit que j'espĂ©rais y comprends-tu quelque chose? Frontin. - Oui-da, Monsieur; esprit de femme et caprice voilĂ tout ce que c'est; qui dit l'un, suppose l'autre; les avez-vous jamais vus sĂ©parĂ©s? Arlequin. - Ils sont unis comme les cinq doigts de la main. Ergaste, Ă Arlequin. - Mais ne te tromperais-tu pas? Ne me prends-tu point pour un autre? Arlequin. - Oh! que non. N'ĂÂȘtes-vous pas un homme d'hier? Ergaste. - Qu'appelles-tu un homme d'hier? Je ne t'entends point. Frontin. - Il parle de vous comme d'un enfant au maillot. Est-ce que les gens d'hier sont de cette taille-lĂ ? Arlequin. - J'entends que vous ĂÂȘtes ici d'hier. Ergaste. - Oui. Arlequin. - Un officier de la MajestĂ© du Roi. Ergaste. - Sais-tu mon nom? Je l'ai dit Ă cette dame. Arlequin. - Elle me l'a dit aussi un appelĂ© Ergaste. Ergaste, outrĂ©. - C'est cela mĂÂȘme! Arlequin. - Eh bien! c'est vous qu'on n'estime pas; vous voyez bien que le paquet est Ă votre adresse. Frontin. - Ma foi! il n'y a plus qu'Ă lui en payer le port, Monsieur. Arlequin. - Non, c'est port payĂ©. Ergaste. - Je suis au dĂ©sespoir! Arlequin. - On s'est un peu diverti de vous en passant, on vous a regardĂ© comme une farce qui n'amuse plus. Adieu. Il fait quelques pas. Ergaste. - Je m'y perds! Arlequin, revenant. - Attendez... Il y a encore un petit reliquat, je ne vous ai donnĂ© que la moitiĂ© de votre affaire j'ai ordre de vous dire... J'ai oubliĂ© mon ordre... La moquerie, un; la farce, deux; il y a un troisiĂšme article. Frontin. - S'il ressemble au reste, nous ne perdons rien de curieux. Arlequin, tirant des tablettes. - Pardi! il est tout de son long dans ces tablettes-ci. Ergaste. - Eh! montre donc! Arlequin. - Non pas, s'il vous plaĂt; je ne dois pas vous les montrer cela m'est dĂ©fendu, parce qu'on s'est repenti d'y avoir Ă©crit, Ă cause de la biensĂ©ance et de votre peu de mĂ©rite; et on m'a criĂ© de loin de les supprimer, et de vous expliquer le tout dans la conversation; mais laissez-moi voir ce que j'oublie... A propos, je ne sais pas lire; lisez donc vous-mĂÂȘme. Il donne les tablettes Ă Ergaste. Frontin. - Eh! morbleu, Monsieur, laissez lĂ ces tablettes, et n'y rĂ©pondez que sur le dos du porteur. Arlequin. - Je n'ai jamais Ă©tĂ© le pupitre de personne. Ergaste lit. - Je viens de vous apercevoir aux genoux de ma soeur. Ergaste s'interrompant. Moi! Il continue. Vous jouez fort bien la comĂ©die vous me l'avez donnĂ©e tantĂÂŽt, mais je n'en veux plus. Je vous avais permis de m'aborder encore, et je vous le dĂ©fends, j'oublie mĂÂȘme que je vous ai vu. Arlequin. - Tout juste; voilĂ l'article qui nous manquait plus de frĂ©quentation, c'est l'intention de la tablette. Bonsoir. Ergaste reste comme immobile. Frontin. - J'avoue que voilĂ le vertigo le mieux conditionnĂ© qui soit jamais sorti d'aucun cerveau femelle. Ergaste, recourant Ă Arlequin. - ArrĂÂȘte, oĂÂč est-elle? Arlequin. - Je suis sourd. Ergaste. - Attends que j'aie fait, du moins, un mot de rĂ©ponse; il est aisĂ© de me justifier elle m'accuse d'avoir vu sa soeur, et je ne la connais pas. Arlequin. - Chanson! Ergaste, en lui donnant de l'argent. - Tiens, prends, et arrĂÂȘte. Arlequin. - Grand merci; quand je parle de chanson, c'est que j'en vais chanter une; faites Ă votre aise, mon cavalier; je n'ai jamais vu de fourbe si honnĂÂȘte homme que vous. Il chante. Ra la ra ra... Ergaste. - Amuse-le, Frontin; je n'ai qu'un pas Ă faire pour aller au logis, et je vais y Ă©crire un mot. ScĂšne XIII Arlequin, Frontin Arlequin. - Puisqu'il me paie des injures, voyez combien je gagnerais avec lui, si je lui apportais des compliments... Il chante. Ta la la ta ra ra la. Frontin. - VoilĂ de jolies paroles que tu chantes lĂ . Arlequin. - Je n'en sais point d'autres. Allons, divertis-moi ton maĂtre t'a chargĂ© de cela, fais-moi rire. Frontin. - Veux-tu que je chante aussi? Arlequin. - Je ne suis pas curieux de symphonie. Frontin. - De symphonie! Est-ce que tu prends ma voix pour un orchestre? Arlequin. - C'est qu'en fait de musique, il n'y a que le tambour qui me fasse plaisir. Frontin. - C'est-Ă -dire que tu es au concert, quand on bat la caisse. Arlequin. - Oh! je suis Ă l'OpĂ©ra. Frontin. - Tu as l'oreille martiale. Avec quoi te divertirai-je donc? Aimes-tu les contes des fĂ©es? Arlequin. - Non, je ne me soucie ni de comtes ni de marquis. Frontin. - Parlons donc de boire. Arlequin. - Montre-moi le sujet du discours. Frontin. - Le vin, n'est-ce pas? On l'a mis au frais. Arlequin. - Qu'on l'en retire, j'aime Ă boire chaud. Frontin. - Cela est malsain; parlons de ta maĂtresse. Arlequin, brusquement. - ExpĂ©dions la bouteille. Frontin. - Doucement! je n'ai pas le sol, mon garçon. Arlequin. - Ce misĂ©rable! Et du crĂ©dit? Frontin. - Avec cette mine-lĂ , oĂÂč veux-tu que j'en trouve? Mets-toi Ă la place du marchand de vin. Arlequin. - Tu as raison, je te rends justice on ne saurait rien emprunter sur cette grimace-lĂ . Frontin. - Il n'y a pas moyen, elle est trop sincĂšre; mais il y a remĂšde Ă tout paie, et je te le rendrai. Arlequin. - Tu me le rendras? Mets-toi Ă ma place aussi, le croirais-tu? Frontin. - Non, tu rĂ©ponds juste; mais paie en pur don, par galanterie, sois gĂ©nĂ©reux... Arlequin. - Je ne saurais, car je suis vilain je n'ai jamais bu Ă mes dĂ©pens. Frontin. - Morbleu! que ne sommes-nous Ă Paris, j'aurais crĂ©dit. Arlequin. - Eh! que fait-on Ă Paris? Parlons de cela, faute de mieux est-ce une grande ville? Frontin. - Qu'appelles-tu une ville? Paris, c'est le monde; le reste de la terre n'en est que les faubourgs. Arlequin. - Si je n'aimais pas Lisette, j'irais voir le monde. Frontin. - Lisette, dis-tu? Arlequin. - Oui, c'est ma maĂtresse. Frontin. - Dis donc que ce l'Ă©tait, car je te l'ai soufflĂ©e hier. Arlequin. - Ah! maudit souffleur! Ah! scĂ©lĂ©rat! Ah! chenapan! ScĂšne XIV Ergaste, Frontin, Arlequin Ergaste. - Tiens, mon ami, cours porter cette lettre Ă la dame qui t'envoie. Arlequin. - J'aimerais mieux ĂÂȘtre le postillon du diable, qui vous emporte tous deux, vous et ce coquin, qui est la copie d'un fripon! ce maraud, qui n'a ni argent, ni crĂ©dit, ni le mot pour rire! un sorcier qui souffle les filles! un escroc qui veut m'emprunter du vin! un gredin qui dit que je ne suis pas dans le monde, et que mon pays n'est qu'un faubourg! Cet insolent! un faubourg! Va, va, je t'apprendrai Ă connaĂtre les villes. Arlequin s'en va. Ergaste, Ă Frontin. - Qu'est-ce que cela signifie? Frontin. - C'est une bagatelle, une affaire de jalousie c'est que nous nous trouvons rivaux, et il en sent la consĂ©quence. Ergaste. - De quoi aussi t'avises-tu de parler de Lisette? Frontin. - Mais, Monsieur, vous avez vu des amants devineriez-vous que cet homme-lĂ en est un? Dites en conscience. Ergaste. - Va donc toi-mĂÂȘme chercher cette dame-lĂ , et lui remets mon billet le plus tĂÂŽt que tu pourras. Frontin. - Soyez tranquille, je vous rendrai bon compte de tout ceci par le moyen de Lisette. Ergaste. - HĂÂąte-toi, car je souffre. Frontin part. ScĂšne XV Ergaste, seul. Vit-on jamais rien de plus Ă©tonnant que ce qui m'arrive? Il faut absolument qu'elle se soit mĂ©prise. ScĂšne XVI Lisette, Ergaste Lisette. - N'avez-vous pas vu la soeur de Madame, Monsieur? Ergaste. - Eh non, Lisette, de qui me parles-tu? Je n'ai vu que ta maĂtresse, je ne me suis entretenu qu'avec elle; sa soeur m'est totalement inconnue, et je n'entends rien Ă ce qu'on me dit lĂ . Lisette. - Pourquoi vous fĂÂącher? Je ne vous dis pas que vous lui ayez parlĂ©, je vous demande si vous ne l'avez pas aperçue? Ergaste. - Eh! non, te dis-je, non, encore une fois, non je n'ai vu de femme que ta maĂtresse, et quiconque lui a rapportĂ© autre chose a fait une imposture, et si elle croit avoir vu le contraire, elle s'est trompĂ©e. Lisette. - Ma foi, Monsieur, si vous n'entendez rien Ă ce que je vous dis, je ne vois pas plus clair dans ce que vous me dites. Vous voilĂ dans un mouvement Ă©pouvantable Ă cause de la question du monde la plus simple que je vous fais. A qui en avez-vous? Est-ce distraction, mĂ©chante humeur, ou fantaisie? Ergaste. - D'oĂÂč vient qu'on me parle de cette soeur? D'oĂÂč vient qu'on m'accuse de m'ĂÂȘtre entretenu avec elle? Lisette. - Eh! qui est-ce qui vous en accuse? OĂÂč avez-vous pris qu'il s'agisse de cela? En ai-je ouvert la bouche? Ergaste. - Frontin est allĂ© porter un billet Ă ta maĂtresse, oĂÂč je lui jure que je ne sais ce que c'est. Lisette. - Le billet Ă©tait fort inutile; et je ne vous parle ici de cette soeur que parce que nous l'avons vue se promener ici prĂšs. Ergaste. - Qu'elle s'y promĂšne ou non, ce n'est pas ma faute, Lisette, et si quelqu'un s'est jetĂ© Ă ses genoux, je te garantis que ce n'est pas moi. Lisette. - Oh! Monsieur, vous me fĂÂąchez aussi, et vous ne me ferez pas accroire qu'il me soit rien Ă©chappĂ© sur cet article-lĂ ; il faut Ă©couter ce qu'on vous dit, et rĂ©pondre raisonnablement aux gens, et non pas aux visions que vous avez dans la tĂÂȘte. Dites-moi seulement si vous n'avez pas vu la soeur de Madame, et puis c'est tout. Ergaste. - Non, Lisette, non, tu me dĂ©sespĂšres! Lisette. - Oh! ma foi, vous ĂÂȘtes sujet Ă des vapeurs, ou bien auriez-vous, par hasard, de l'antipathie pour le mot de soeur? Ergaste. - Fort bien. Lisette. - Fort mal. Ecoutez-moi, si vous le pouvez. Ma maĂtresse a un mot Ă vous dire sur le comte de Belfort; elle n'osait revenir Ă cause de cette soeur dont je vous parle, et qu'elle a aperçue se promener dans ces cantons-ci; or, vous m'assurez ne l'avoir point vue. Ergaste. - J'en ferai tous les serments imaginables. Lisette. - Oh! je vous crois. A part. Le plaisant Ă©cart! Quoi qu'il en soit, ma maĂtresse va revenir, attendez-la. Ergaste. - Elle va revenir, dis-tu? Lisette. - Oui, Clarice elle-mĂÂȘme, et j'arrive exprĂšs pour vous en avertir. A part, en s'en allant. C'est lĂ qu'il en tient, quel dommage! ScĂšne XVII Ergaste, seul. Puisque Clarice revient, apparemment qu'elle s'est dĂ©sabusĂ©e, et qu'elle a reconnu son erreur. ScĂšne XVIII Frontin, Ergaste Ergaste. - Eh bien! Frontin, on n'est plus fĂÂąchĂ©e; et le billet a Ă©tĂ© bien reçu, n'est-ce pas? Frontin, triste. - Qui est-ce qui vous fournit vos nouvelles, Monsieur? Ergaste. - Pourquoi? Frontin. - C'est que moi, qui sors de la mĂÂȘlĂ©e, je vous en apporte d'un peu diffĂ©rentes. Ergaste. - Qu'est-il donc arrivĂ©? Frontin. - Tirez sur ma figure l'horoscope de notre fortune. Ergaste. - Et mon billet? Frontin. - HĂ©las! c'est le plus maltraitĂ©. Ne voyez-vous pas bien que j'en porte le deuil d'avance? Ergaste. - Qu'est-ce que c'est que d'avance? OĂÂč est-il? Frontin. - Dans ma poche, en fort mauvais Ă©tat. Il le tire. Tenez, jugez vous-mĂÂȘme s'il peut en revenir. Ergaste. - Il est dĂ©chirĂ©! Frontin. - Oh! cruellement! Et bien m'en a pris d'ĂÂȘtre d'une Ă©toffe d'un peu plus de rĂ©sistance que lui, car je ne reviendrais pas en meilleur ordre. Je ne dis rien des ignominies qui ont accompagnĂ© notre disgrĂÂące, et dont j'ai risquĂ© de vous rapporter un certificat sur ma joue. Ergaste. - Lisette, qui sort d'ici, m'a donc jouĂ©? Frontin. - Eh! que vous a-t-elle dit, cette double soubrette? Ergaste. - Que j'attendisse sa maĂtresse ici, qu'elle allait y venir pour me parler, et qu'elle ne songeait Ă rien. Frontin. - Ce que vous me dites lĂ ne vaut pas le diable, ne vous fiez point Ă ce calme-lĂ , vous en serez la dupe, Monsieur; nous revenons houspillĂ©s, votre billet et moi allez-vous-en, sauvez le corps de rĂ©serve. Ergaste. - Dis-moi donc ce qui s'est passĂ©! Frontin. - En voici la courte et lamentable histoire. J'ai trouvĂ© l'inhumaine Ă trente ou quarante pas d'ici; je vole Ă elle, et je l'aborde en courrier suppliant C'est de la part du marquis Ergaste, lui dis-je d'un ton de voix qui demandait la paix. Qu'est-ce, mon ami? Qui ĂÂȘtes-vous? Eh! que voulez-vous? Qu'est-ce que c'est que cet Ergaste? Allez, vous vous mĂ©prenez, retirez-vous, je ne connais point cela. Madame, que votre beautĂ© ait pour agrĂ©able de m'entendre; je parle pour un homme Ă demi mort, et peut-ĂÂȘtre actuellement dĂ©funt, qu'un petit nĂšgre est venu de votre part assassiner dans des tablettes et voici les mourantes lignes que vous adresse dans ce papier son douloureux amour. Je pleurais moi-mĂÂȘme en lui tenant ces propos lugubres, on eĂ»t dit que vous Ă©tiez enterrĂ©, et que c'Ă©tait votre testament que j'apportais. Ergaste. - AchĂšve. Que t'a-t-elle rĂ©pondu? Frontin, lui montrant le billet. - Sa rĂ©ponse? la voilĂ mot pour mot; il ne faut pas grande mĂ©moire pour en retenir les paroles. Ergaste. - L'ingrate! Frontin. - Quand j'ai vu cette action barbare, et le papier couchĂ© sur la poussiĂšre, je l'ai ramassĂ©; ensuite, redoublant de zĂšle, j'ai pensĂ© que mon esprit devait supplĂ©er au vĂÂŽtre, et vous n'avez rien perdu au change. On n'Ă©crit pas mieux que j'ai parlĂ©, et j'espĂ©rais dĂ©jĂ beaucoup de ma piĂšce d'Ă©loquence, quand le vent d'un revers de main, qui m'a frisĂ© la moustache, a forcĂ© le harangueur d'arrĂÂȘter aux deux tiers de sa harangue. Ergaste. - Non, je ne reviens point de l'Ă©tonnement oĂÂč tout cela me jette, et je ne conçois rien aux motifs d'une aussi sanglante raillerie. Frontin, se frottant les yeux. - Monsieur, je la vois; la voilĂ qui arrive, et je me sauve; c'est peut-ĂÂȘtre le soufflet qui a manquĂ© tantĂÂŽt, qu'elle vient essayer de faire rĂ©ussir. Il s'Ă©carte sans sortir. ScĂšne XIX Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Clarice, dĂ©masquĂ©e en l'abordant, et puis remettant son masque. - Je prends l'instant oĂÂč ma soeur, qui se promĂšne lĂ -bas, est un peu Ă©loignĂ©e, pour vous dire un mot, Monsieur. Vous devez, dites-vous, accompagner ce soir, au logis, le comte de Belfort silence, s'il vous plaĂt, sur nos entretiens dans ce lieu-ci; vous sentez bien qu'il faut que ma soeur et lui les ignorent. Adieu. Ergaste. - Quel Ă©trange procĂ©dĂ© que le vĂÂŽtre, Madame! Vous reste-t-il encore quelque nouvelle injure Ă faire Ă ma tendresse? Clarice. - Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur? Vous m'Ă©tonnez! Lisette. - Ne vous l'ai-je pas dit? c'est que vous lui parlez de votre soeur il ne saurait entendre prononcer ce mot-lĂ sans en ĂÂȘtre furieux; je n'en ai pas tirĂ© plus de raison tantĂÂŽt. Frontin. - La bonne ĂÂąme! Vous verrez que nous aurons encore tort. N'approchez pas, Monsieur, plaidez de loin; Madame a la main lĂ©gĂšre, elle me doit un soufflet, vous dis-je, et elle vous le paierait peut-ĂÂȘtre. En tout cas, je vous le donne. Clarice. - Un soufflet! Que veut-il dire? Lisette. - Ma foi, Madame, je n'en sais rien; il y a des fous qu'on appelle visionnaires, n'en serait-ce pas lĂ ? Clarice. - Expliquez donc cette Ă©nigme, Monsieur; quelle injure vous a-t-on faite? De quoi se plaint-il? Ergaste. - Eh! Madame, qu'appelez-vous Ă©nigme? A quoi puis-je attribuer cette contradiction dans vos maniĂšres, qu'au dessein formel de vous moquer de moi? OĂÂč ai-je vu cette soeur, Ă qui vous voulez que j'aie parlĂ© ici? Lisette. - Toujours cette soeur! ce mot-lĂ lui tourne la tĂÂȘte. Frontin. - Et ces agrĂ©ables tablettes oĂÂč nos soupirs sont traitĂ©s de farce, et qui sont chargĂ©es d'un congĂ© Ă notre adresse. Clarice, Ă Lisette. - Lisette, sais-tu ce que c'est? Lisette, comme Ă part. - Bon! ne voyez-vous pas bien que le mal est au timbre? Ergaste. - Comment avez-vous reçu mon billet, Madame? Frontin, le montrant. - Dans l'Ă©tat oĂÂč vous l'avez mis, je vous demande Ă prĂ©sent ce qu'on en peut faire. Ergaste. - Porter le mĂ©pris jusqu'Ă refuser de le lire! Frontin. - Violer le droit des gens en ma personne, attaquer la joue d'un orateur, la forcer d'esquiver une impolitesse! OĂÂč en serait-elle, si elle avait Ă©tĂ© maladroite? Ergaste. - MĂ©ritais-je que ce papier fĂ»t dĂ©chirĂ©? Frontin. - Ce soufflet Ă©tait-il Ă sa place? Lisette. - Madame, sommes-nous en sĂ»retĂ© avec eux? Ils ont les yeux bien Ă©garĂ©s. Clarice. - Ergaste, je ne vous crois pas un insensĂ©; mais tout ce que vous me dites lĂ ne peut ĂÂȘtre que l'effet d'un rĂÂȘve ou de quelque erreur dont je ne sais pas la cause. Voyons. Lisette. - Je vous avertis qu'Hortense approche, Madame. Clarice. - Je ne m'Ă©carte que pour un moment, Ergaste, car je veux Ă©claircir cette aventure-lĂ . Elles s'en vont. ScĂšne XX Ergaste, Frontin Ergaste. - Mais en effet, Frontin, te serais-tu trompĂ©? N'aurais-tu pas portĂ© mon billet Ă une autre? Frontin. - Bon! oubliez-vous les tablettes? Sont-elles tombĂ©es des nues? Ergaste. - Cela est vrai. ScĂšne XXI Hortense, Ergaste, Frontin Hortense, masquĂ©e, qu'Ergaste prend pour Clarice Ă qui il vient de parler. - Vous venez de m'envoyer un billet, Monsieur, qui me fait craindre que vous ne tentiez de me parler, ou qu'il ne m'arrive encore quelque nouveau message de votre part, et je viens vous prier moi-mĂÂȘme qu'il ne soit plus question de rien; que vous ne vous ressouveniez pas de m'avoir vue, et surtout que vous le cachiez Ă ma soeur, comme je vous promets de le lui cacher Ă mon tour; c'est tout ce que j'avais Ă vous dire, et je passe. Ergaste, Ă©tonnĂ©. - Entends-tu, Frontin? Frontin. - Mais oĂÂč diable est donc cette soeur? ScĂšne XXII et derniĂšre Hortense, Clarice, Lisette, Ergaste, Frontin, Arlequin Clarice, Ă Ergaste et Ă Hortense. - Quoi! ensemble! vous vous connaissez donc? Frontin, voyant Clarice. - Monsieur, voilĂ une friponne, sur ma parole. Hortense, Ă Ergaste. - Etes-vous confondu? Ergaste. - Si je la connais, Madame, je veux que la foudre m'Ă©crase! Lisette. - Ah! le petit traĂtre! Clarice. - Vous ne me connaissez point? Ergaste. - Non, Madame, je ne vous vis jamais, j'en suis sĂ»r, et je vous crois mĂÂȘme une personne apostĂ©e pour vous divertir Ă mes dĂ©pens, ou pour me nuire. Et se tournant du cĂÂŽtĂ© d'Hortense. Et je vous jure, Madame, par tout ce que j'ai d'honneur... Hortense, se dĂ©masquant. - Ne jurez pas, ce n'est pas la peine, je ne me soucie ni de vous ni de vos serments. Ergaste, qui la regarde. - Que vois-je? Je ne vous connais point non plus. Frontin. - C'est pourtant le mĂÂȘme habit Ă qui j'ai parlĂ©, mais ce n'est pas la mĂÂȘme tĂÂȘte. Clarice, en se dĂ©masquant. - Retournons-nous-en, ma soeur, et soyons discrĂštes. Ergaste, se jetant aux genoux de Clarice. - Ah! Madame, je vous reconnais, c'est vous que j'adore. Clarice. - Sur ce pied-lĂ , tout est Ă©clairci. Lisette. - Oui, je suis au fait. A Hortense. Monsieur vous a sans doute abordĂ©e, Madame; vos habits se ressemblent, et il vous aura pris pour Madame, Ă qui il parla hier. Ergaste. - C'est cela mĂÂȘme, c'est l'habit qui m'a jetĂ© dans l'erreur. Frontin. - Ah! nous en tirerons pourtant quelque chose. A Hortense. Le soufflet et les tablettes sont sans doute sur votre compte, Madame. Hortense. - Il ne s'agit plus de cela, c'est un dĂ©tail inutile. Ergaste, Ă Hortense. - Je vous demande mille pardons de ma mĂ©prise, Madame; je ne suis pas capable de changer, mais personne ne rendrait l'infidĂ©litĂ© plus pardonnable que vous. Hortense. - Point de compliments, Monsieur le Marquis reconduisez-nous au logis, sans attendre que le comte de Belfort s'en mĂÂȘle. Lisette, Ă Ergaste. - L'aventure a bien fait de finir, j'allais vous croire Ă©chappĂ©s des Petites-Maisons. Frontin. - Va, va, puisque je t'aime, je ne me vante pas d'ĂÂȘtre trop sage. Arlequin, Ă Lisette. - Et toi, l'aimes-tu? Comment va le coeur? Lisette. - Demande-lui-en des nouvelles, c'est lui qui me le garde. Le Petit-MaĂtre corrigĂ© Acteurs ComĂ©die en trois actes, en prose, reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois le 6 novembre 1734 par les comĂ©diens Français Acteurs Le Comte, pĂšre d'Hortense. La Marquise. Hortense, fille du Comte. Rosimond, fils de la Marquise. DorimĂšne. Dorante, ami de Rosimond. Marton, suivante d'Hortense. Frontin, valet de Rosimond. La scĂšne est Ă la campagne dans la maison du comte. Acte premier ScĂšne premiĂšre Hortense, Marton Marton. - Eh bien, Madame, quand sortirez-vous de la rĂÂȘverie oĂÂč vous ĂÂȘtes? Vous m'avez appelĂ©, me voilĂ , et vous ne me dites mot. Hortense. - J'ai l'esprit inquiet. Marton. - De quoi s'agit-il donc? Hortense. - N'ai-je pas de quoi rĂÂȘver? on va me marier, Marton. Marton. - Eh vraiment, je le sais bien, on n'attend plus que votre oncle pour terminer ce mariage; d'ailleurs, Rosimond, votre futur, n'est arrivĂ© que d'hier, et il faut vous donner patience. Hortense. - Patience, est-ce que tu me crois pressĂ©e? Marton. - Pourquoi non? on l'est ordinairement Ă votre place; le mariage est une nouveautĂ© curieuse, et la curiositĂ© n'aime pas Ă attendre. Hortense. - Je diffĂ©rerai tant qu'on voudra. Marton. - Ah! heureusement qu'on veut expĂ©dier! Hortense. - Eh! laisse-lĂ tes idĂ©es. Marton. - Est-ce que Rosimond n'est pas de votre goĂ»t? Hortense. - C'est de lui dont je veux te parler. Marton, tu es fille d'esprit, comment le trouves-tu? Marton. - Mais il est d'une jolie figure. Hortense. - Cela est vrai. Marton. - Sa physionomie est aimable. Hortense. - Tu as raison. Marton. - Il me paraĂt avoir de l'esprit. Hortense. - Je lui en crois beaucoup. Marton. - Dans le fond, mĂÂȘme, on lui sent un caractĂšre d'honnĂÂȘte homme. Hortense. - Je le pense comme toi. Marton. - Et, Ă vue de pays, tout son dĂ©faut, c'est d'ĂÂȘtre ridicule. Hortense. - Et c'est ce qui me dĂ©sespĂšre, car cela gĂÂąte tout. Je lui trouve de si sottes façons avec moi, on dirait qu'il dĂ©daigne de me plaire, et qu'il croit qu'il ne serait pas du bon air de se soucier de moi parce qu'il m'Ă©pouse... Marton. - Ah! Madame, vous en parlez bien Ă votre aise. Hortense. - Que veux-tu dire? Est-ce que la raison mĂÂȘme n'exige pas un autre procĂ©dĂ© que le sien? Marton. - Eh oui, la raison mais c'est que parmi les jeunes gens du bel air, il n'y a rien de si bourgeois que d'ĂÂȘtre raisonnable. Hortense. - Peut-ĂÂȘtre, aussi, ne suis-je pas de son goĂ»t. Marton. - Je ne suis pas de ce sentiment-lĂ , ni vous non plus; non, tel que vous le voyez il vous aime; ne l'ai-je pas fait rougir hier, moi, parce que je le surpris comme il vous regardait Ă la dĂ©robĂ©e attentivement? voilĂ dĂ©jĂ deux ou trois fois que je le prends sur le fait. Hortense. - Je voudrais ĂÂȘtre bien sĂ»re de ce que tu me dis lĂ . Marton. - Oh! je m'y connais cet homme-lĂ vous aime, vous dis-je, et il n'a garde de s'en vanter, parce que vous n'allez ĂÂȘtre que sa femme; mais je soutiens qu'il Ă©touffe ce qu'il sent, et que son air de petit-maĂtre n'est qu'une gasconnade avec vous. Hortense. - Eh bien, je t'avouerai que cette pensĂ©e m'est venue comme Ă toi. Marton. - Eh! par hasard, n'auriez-vous pas eu la pensĂ©e que vous l'aimez aussi? Hortense. - Moi, Marton? Marton. - Oui, c'est qu'elle m'est encore venue, voyez. Hortense. - Franchement c'est grand dommage que ses façons nuisent au mĂ©rite qu'il aurait. Marton. - Si on pouvait le corriger? Hortense. - Et c'est Ă quoi je voudrais tĂÂącher; car, s'il m'aime, il faudra bien qu'il me le dise bien franchement, et qu'il se dĂ©fasse d'une extravagance dont je pourrais ĂÂȘtre la victime quand nous serons mariĂ©s, sans quoi je ne l'Ă©pouserai point; commençons par nous assurer qu'il n'aime point ailleurs, et que je lui plais; car s'il m'aime, j'aurai beau jeu contre lui, et je le tiens pour Ă moitiĂ© corrigĂ©; la peur de me perdre fera le reste. Je t'ouvre mon coeur, il me sera cher s'il devient raisonnable; je n'ai pas trop le temps de rĂ©ussir, mais il en arrivera ce qui pourra; essayons, j'ai besoin de toi, tu es adroite, interroge son valet, qui me paraĂt assez familier avec son maĂtre. Marton. - C'est Ă quoi je songeais mais il y a une petite difficultĂ© Ă cette commission-lĂ ; c'est que le maĂtre a gĂÂątĂ© le valet, et Frontin est le singe de Rosimond; ce faquin croit apparemment m'Ă©pouser aussi, et se donne, Ă cause de cela, les airs d'en agir cavaliĂšrement, et de soupirer tout bas; car de son cĂÂŽtĂ© il m'aime. Hortense. - Mais il te parle quelquefois? Marton. - Oui, comme Ă une soubrette de campagne mais n'importe, le voici qui vient Ă nous, laissez-nous ensemble, je travaillerai Ă le faire causer. Hortense. - Surtout conduis-toi si adroitement, qu'il ne puisse soupçonner nos intentions. Marton. - Ne craignez rien, ce sera tout en causant que je m'y prendrai; il m'instruira sans qu'il le sache. ScĂšne II Hortense, Marton, Frontin Hortense s'en va, Frontin l'arrĂÂȘte. Frontin. - Mon maĂtre m'envoie savoir comment vous vous portez, Madame, et s'il peut ce matin avoir l'honneur de vous voir bientĂÂŽt? Marton. - Qu'est-ce que c'est que bientĂÂŽt? Frontin. - Comme qui dirait dans une heure; il n'est pas habillĂ©. Hortense. - Tu lui diras que je n'en sais rien. Frontin. - Que vous n'en savez rien, Madame? Marton. - Non, Madame a raison, qui est-ce qui sait ce qui peut arriver dans l'intervalle d'une heure? Frontin. - Mais, Madame, j'ai peur qu'il ne comprenne rien Ă ce discours. Hortense. - Il est pourtant trĂšs clair; je te dis que je n'en sais rien. ScĂšne III Marton, Frontin Frontin. - Ma belle enfant, expliquez-moi la rĂ©ponse de votre maĂtresse, elle est d'un goĂ»t nouveau. Marton. - Toute simple. Frontin. - Elle est mĂÂȘme fantasque. Marton. - Toute unie. Frontin. - Mais Ă propos de fantaisie, savez-vous bien que votre minois en est une, et des plus piquantes? Marton. - Oh, il est trĂšs commun, aussi bien que la rĂ©ponse de ma maĂtresse. Frontin. - Point du tout, point du tout. Avez-vous des amants? Marton. - Eh!... on a toujours quelque petite fleurette en passant. Frontin. - Elle est d'une ingĂ©nuitĂ© charmante; Ă©coutez, nos maĂtres vont se marier; vous allez venir Ă Paris, je suis d'avis de vous Ă©pouser aussi; qu'en dites-vous? Marton. - Je ne suis pas assez aimable pour vous. Frontin. - Pas mal, pas mal, je suis assez content. Marton. - Je crains le nombre de vos maĂtresses, car je vais gager que vous en avez autant que votre maĂtre qui doit en avoir beaucoup; nous avons entendu dire que c'Ă©tait un homme fort couru, et vous aussi sans doute? Frontin. - Oh! trĂšs courus; c'est Ă qui nous attrapera tous deux, il a pensĂ© mĂÂȘme m'en venir quelqu'une des siennes. Les conditions se confondent un peu Ă Paris, on n'y est pas scrupuleux sur les rangs. Marton. - Et votre maĂtre et vous, continuerez-vous d'avoir des maĂtresses quand vous serez nos maris? Frontin. - Tenez, il est bon de vous mettre lĂ -dessus au fait. Ecoutez, il n'en est pas de Paris comme de la province, les coutumes y sont diffĂ©rentes. Marton. - Ah! diffĂ©rentes? Frontin. - Oui, en province, par exemple, un mari promet fidĂ©litĂ© Ă sa femme, n'est-ce pas? Marton. - Sans doute. Frontin. - A Paris c'est de mĂÂȘme; mais la fidĂ©litĂ© de Paris n'est point sauvage, c'est une fidĂ©litĂ© galante, badine, qui entend raillerie, et qui se permet toutes les petites commoditĂ©s du savoir-vivre; vous comprenez bien? Marton. - Oh! de reste. Frontin. - Je trouve sur mon chemin une personne aimable; je suis poli, elle me goĂ»te; je lui dis des douceurs, elle m'en rend; je folĂÂątre, elle le veut bien, pratique de politesse, commoditĂ© de savoir-vivre, pure amourette que tout cela dans le mari; la fidĂ©litĂ© conjugale n'y est point offensĂ©e; celle de province n'est pas de mĂÂȘme, elle est sotte, revĂÂȘche et tout d'une piĂšce, n'est-il pas vrai? Marton. - Oh! oui, mais ma maĂtresse fixera peut-ĂÂȘtre votre maĂtre, car il me semble qu'il l'aimera assez volontiers, si je ne me trompe. Frontin. - Vous avez raison, je lui trouve effectivement comme une vapeur d'amour pour elle. Marton. - Croyez-vous? Frontin. - Il y a dans son coeur un Ă©tonnement qui pourrait devenir trĂšs sĂ©rieux; au surplus, ne vous inquiĂ©tez pas, dans les amourettes on n'aime qu'en passant, par curiositĂ© de goĂ»t, pour voir un peu comment cela fera; de ces inclinations-lĂ , on en peut fort bien avoir une demi-douzaine sans que le coeur en soit plus chargĂ©, tant elles sont lĂ©gĂšres. Marton. - Une demi-douzaine! cela est pourtant fort, et pas une sĂ©rieuse... Frontin. - Bon, quelquefois tout cela est expĂ©diĂ© dans la semaine; Ă Paris, ma chĂšre enfant, les coeurs, on ne se les donne pas, on se les prĂÂȘte, on ne fait que des essais. Marton. - Quoi, lĂ -bas, votre maĂtre et vous, vous n'avez encore donnĂ© votre coeur Ă personne? Frontin. - A qui que ce soit; on nous aime beaucoup, mais nous n'aimons point c'est notre usage. Marton. - J'ai peur que ma maĂtresse ne prenne cette coutume-lĂ de travers. Frontin. - Oh! que non, les agrĂ©ments l'y accoutumeront; les amourettes en passant sont amusantes; mon maĂtre passera, votre maĂtresse de mĂÂȘme, je passerai, vous passerez, nous passerons tous. Marton, en riant. - Ah! ah! ah! j'entre si bien dans ce que vous dites, que mon coeur a dĂ©jĂ passĂ© avec vous. Frontin. - Comment donc? Marton. - Doucement, voilĂ la Marquise, la mĂšre de Rosimond qui vient. ScĂšne IV La Marquise, Frontin, Marton La Marquise. - Je suis charmĂ©e de vous trouver lĂ , Marton, je vous cherchais; que disiez-vous Ă Frontin? Parliez-vous de mon fils? Marton. - Oui, Madame. La Marquise. - Eh bien, que pense de lui Hortense? Ne lui dĂ©plaĂt-il point? Je voulais vous demander ses sentiments, dites-les-moi, vous les savez sans doute, et vous me les apprendrez plus librement qu'elle; sa politesse me les cacherait, peut-ĂÂȘtre, s'ils n'Ă©taient pas favorables. Marton. - C'est Ă peu prĂšs de quoi nous nous entretenions, Frontin et moi, Madame; nous disions que Monsieur votre fils est trĂšs aimable, et ma maĂtresse le voit tel qu'il est; mais je demandais s'il l'aimerait. La Marquise. - Quand on est faite comme Hortense, je crois que cela n'est pas douteux, et ce n'est pas de lui dont je m'embarrasse. Frontin. - C'est ce que je rĂ©pondais. Marton. - Oui, vous m'avez parlĂ© d'une vapeur de tendresse, qu'il lui a pris pour elle; mais une vapeur se dissipe. La Marquise. - Que veut dire une vapeur? Marton. - Frontin vient de me l'expliquer, Madame; c'est comme un Ă©tonnement de coeur, et un Ă©tonnement ne dure pas; sans compter que les commoditĂ©s de la fidĂ©litĂ© conjugale sont un grand article. La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que ce langage-lĂ , Marton? Je veux savoir ce que cela signifie. D'aprĂšs qui rĂ©pĂ©tez-vous tant d'extravagances? car vous n'ĂÂȘtes pas folle, et vous ne les imaginez pas sur-le-champ. Marton. - Non, Madame, il n'y a qu'un moment que je sais ce que je vous dis lĂ , c'est une instruction que vient de me donner Frontin sur le coeur de son maĂtre, et sur l'agrĂ©able Ă©conomie des mariages de Paris. La Marquise. - Cet impertinent? Frontin. - Ma foi, Madame, si j'ai tort, c'est la faute du beau monde que j'ai copiĂ©; j'ai rapportĂ© la mode, je lui ai donnĂ© l'Ă©tat des choses et le plan de la vie ordinaire. La Marquise. - Vous ĂÂȘtes un sot, taisez-vous; vous pensez bien, Marton, que mon fils n'a nulle part Ă de pareilles extravagances; il a de l'esprit, il a des moeurs, il aimera Hortense, et connaĂtra ce qu'elle vaut; pour toi, je te recommanderai Ă ton maĂtre, et lui dirai qu'il te corrige. Elle s'en va. ScĂšne V Marton, Frontin Marton, Ă©clatant de rire. - Ah! ah! ah! ah! Frontin. - Ah! ah! ah! ah! Marton. - Ah! Mon ingĂ©nuitĂ© te charme-t-elle encore? Frontin. - Non, mon admiration s'Ă©tait mĂ©prise; c'est ta malice qui est admirable. Marton. - Ah! ah! pas mal, pas mal. Frontin, lui prĂ©sente la main. - Allons, touche-lĂ , Marton. Marton. - Pourquoi donc? ce n'est pas la peine. Frontin. - Touche-lĂ , te dis-je, c'est de bon coeur. Marton, lui donnant la main. - Eh bien, que veux-tu dire? Frontin. - Marton, ma foi tu as raison, j'ai fait l'impertinent tout Ă l'heure. Marton. - Le vrai faquin! Frontin. - Le sot, le fat. Marton. - Oh, mais tu tombes Ă prĂ©sent dans un excĂšs de raison, tu vas me rĂ©duire Ă te louer. Frontin. - J'en veux Ă ton coeur, et non pas Ă tes Ă©loges. Marton. - Tu es encore trop convalescent, j'ai peur des rechutes. Frontin. - Il faut pourtant que tu m'aimes. Marton. - Doucement, vous redevenez fat. Frontin. - Paix, voici mon original qui arrive. ScĂšne VI Rosimond, Frontin, Marton Rosimond, Ă Frontin. - Ah, tu es ici toi, et avec Marton? je ne te plains pas Que te disait-il, Marton? Il te parlait d'amour, je gage; hĂ©! n'est-ce pas? Souvent ces coquins-lĂ sont plus heureux que d'honnĂÂȘtes gens. Je n'ai rien vu de si joli que vous, Marton; il n'y a point de femme Ă la cour qui ne s'accommodĂÂąt de cette figure-lĂ . Frontin. - Je m'en accommoderais encore mieux qu'elle. Rosimond. - Dis-moi, Marton, que fait-on dans ce pays-ci? Y a-t-il du jeu? de la chasse? des amours? Ah, le sot pays, ce me semble. A propos, ce bon homme qu'on attend de sa terre pour finir notre mariage, cet oncle arrive-t-il bientĂÂŽt? Que ne se passe-t-on de lui? Ne peut-on se marier sans que ce parent assiste Ă la cĂ©rĂ©monie? Marton. - Que voulez-vous? Ces messieurs-lĂ , sous prĂ©texte qu'on est leur niĂšce et leur hĂ©ritiĂšre, s'imaginent qu'on doit faire quelque attention Ă eux. Mais je ne songe pas que ma maĂtresse m'attend. Rosimond. - Tu t'en vas, Marton? Tu es bien pressĂ©e. A propos de ta maĂtresse, tu ne m'en parles pas; j'avais dit Ă Frontin de demander si on pouvait la voir. Frontin. - Je l'ai vue aussi, Monsieur, Marton Ă©tait prĂ©sente, et j'allais vous rendre rĂ©ponse. Marton. - Et moi je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, Marton, j'aime Ă te voir; tu es la fille du monde la plus amusante. Marton. - Je vous trouve trĂšs curieux Ă voir aussi, Monsieur, mais je n'ai pas le temps de rester. Rosimond. - TrĂšs curieux! Comment donc! mais elle a des expressions ta maĂtresse a-t-elle autant d'esprit que toi, Marton? De quelle humeur est-elle? Marton. - Oh! d'une humeur peu piquante, assez insipide, elle n'est que raisonnable. Rosimond. - Insipide et raisonnable, il est parbleu plaisant tu n'es pas faite pour la province. Quand la verrai-je, Frontin? Frontin. - Monsieur, comme je demandais si vous pouviez la voir dans une heure, elle m'a dit qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Le butor! Frontin. - Point du tout, je vous rends fidĂšlement la rĂ©ponse. Rosimond. - Tu rĂÂȘves! il n'y a pas de sens Ă cela. Marton, tu y Ă©tais, il ne sait ce qu'il dit qu'a-t-elle rĂ©pondu? Marton. - PrĂ©cisĂ©ment ce qu'il vous rapporte, Monsieur, qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Ma foi, ni moi non plus. Marton. - Je n'en suis pas mieux instruite que vous. Adieu, Monsieur. Rosimond. - Un moment, Marton, j'avais quelque chose Ă te dire et je m'en ressouviendrai; Frontin, m'est-il venu des lettres? Frontin. - A propos de lettres, oui, Monsieur, en voilĂ une qui est arrivĂ©e de quatre lieues d'ici par un exprĂšs. Rosimond ouvre, et rit Ă part en lisant. - Donne... Ha, ha, ha... C'est de ma folle de comtesse... Hum... Hum... Marton. - Monsieur, ne vous trompez-vous pas? Auriez-vous quelque chose Ă me dire? Voyez, car il faut que je m'en aille. Rosimond, toujours lisant. - Hum!... hum!... Je suis Ă toi, Marton, laisse-moi achever. Marton, Ă part Ă Frontin. - C'est apparemment lĂ une lettre de commerce. Frontin. - Oui, quelque missive de passage. Rosimond, aprĂšs avoir lu. - Vous ĂÂȘtes une Ă©tourdie, comtesse. Que dites-vous lĂ , vous autres? Marton. - Nous disons, Monsieur, que c'est quelque jolie femme qui vous Ă©crit par amourette. Rosimond. - Doucement, Marton, il ne faut pas dire cela en ce pays-ci, tout serait perdu. Marton. - Adieu, Monsieur, je crois que ma maĂtresse m'appelle. Rosimond. - Ah! c'est d'elle dont je voulais te parler. Marton. - Oui, mais la mĂ©moire vous revient quand je pars. Tout ce que je puis pour votre service, c'est de rĂ©galer Hortense de l'honneur que vous lui faites de vous ressouvenir d'elle. Rosimond. - Adieu donc, Marton. Elle a de la gaietĂ©, du badinage dans l'esprit. ScĂšne VII Rosimond, Frontin Frontin. - Oh, que non, Monsieur, malpeste vous ne la connaissez pas; c'est qu'elle se moque. Rosimond. - De qui? Frontin. - De qui? Mais ce n'est pas Ă moi qu'elle parlait. Rosimond. - Hem? Frontin. - Monsieur, je ne dis pas que je l'approuve; elle a tort; mais c'est une maligne soubrette; elle m'a dĂ©cochĂ© un trait aussi bien entendu. Rosimond. - Eh, dis-moi, ne t'a-t-on pas dĂ©jĂ interrogĂ© sur mon compte? Frontin. - Oui, Monsieur; Marton, dans la conversation, m'a par hasard fait quelques questions sur votre chapitre. Rosimond. - Je les avais prĂ©vues Eh bien, ces questions de hasard, quelles sont-elles? Frontin. - Elle m'a demandĂ© si vous aviez des maĂtresses. Et moi qui ai voulu faire votre cour... Rosimond. - Ma cour Ă moi! ma cour! Frontin. - Oui, Monsieur, et j'ai dit que non, que vous Ă©tiez un garçon sage, rĂ©glĂ©. Rosimond. - Le sot avec sa rĂšgle et sa sagesse; le plaisant Ă©loge! vous ne peignez pas en beau, Ă ce que je vois? Heureusement qu'on ne me connaĂtra pas Ă vos portraits. Frontin. - Consolez-vous, je vous ai peint Ă votre goĂ»t, c'est-Ă -dire, en laid. Rosimond. - Comment! Frontin. - Oui, en petit aimable; j'ai mis une troupe de folles qui courent aprĂšs vos bonnes grĂÂąces; je vous en ai donnĂ© une demi-douzaine qui partageaient votre coeur. Rosimond. - Fort bien. Frontin. - Combien en voulez-vous donc? Rosimond. - Qui partageaient mon coeur! Mon coeur avait bien Ă faire lĂ passe pour dire qu'on me trouve aimable, ce n'est pas ma faute; mais me donner de l'amour, Ă moi! c'est un article qu'il fallait Ă©pargner Ă la petite personne qu'on me destine; la demi-douzaine de maĂtresses est mĂÂȘme un peu trop; on pouvait en supprimer quelques-unes; il y a des occasions oĂÂč il ne faut pas dire la vĂ©ritĂ©. Frontin. - Bon! si je n'avais dit que la vĂ©ritĂ©, il aurait peut-ĂÂȘtre fallu les supprimer toutes. Rosimond. - Non, vous ne vous trompiez point, ce n'est pas de quoi je me plains; mais c'est que ce n'est pas par hasard qu'on vous a fait ces questions-lĂ . C'est Hortense qui vous les a fait faire, et il aurait Ă©tĂ© plus prudent de la tranquilliser sur pareille matiĂšre, et de songer que c'est une fille de province que je vais Ă©pouser, et qui en conclut que je ne dois aimer qu'elle, parce qu'apparemment elle en use de mĂÂȘme. Frontin. - Eh! peut-ĂÂȘtre qu'elle ne vous aime pas. Rosimond. - Oh peut-ĂÂȘtre? il fallait le soupçonner, c'Ă©tait le plus sĂ»r; mais passons est-ce lĂ tout ce qu'elle vous a dit? Frontin. - Elle m'a encore demandĂ© si vous aimiez Hortense. Rosimond. - C'est bien des affaires. Frontin. - Et j'ai cru poliment devoir rĂ©pondre qu'oui. Rosimond. - Poliment rĂ©pondre qu'oui? Frontin. - Oui, Monsieur. Rosimond. - Eh! de quoi te mĂÂȘles-tu? De quoi t'avises-tu de m'honorer d'une figure de soupirant? Quelle platitude! Frontin. - Eh parbleu! c'est qu'il m'a semblĂ© que vous l'aimiez. Rosimond. - Paix, de la discrĂ©tion! Il est vrai, entre nous, que je lui trouve quelques grĂÂąces naĂÂŻves; elle a des traits; elle ne dĂ©plaĂt pas. Frontin. - Ah! que vous aurez grand besoin d'une leçon de Marton! Mais ne parlons pas si haut, je vois Hortense qui s'avance. Rosimond. - Vient-elle? Je me retire. Frontin. - Ah! Monsieur, je crois qu'elle vous voit. Rosimond. - N'importe; comme elle a dit qu'elle ne savait pas quand elle pourrait me voir, ce n'est pas Ă moi Ă juger qu'elle le peut Ă prĂ©sent, et je me retire par respect en attendant qu'elle en dĂ©cide. C'est ce que tu lui diras si elle te parle. Frontin. - Ma foi, Monsieur, si vous me consultez, ce respect-lĂ ne vaut pas le diable. Rosimond, en s'en allant. - Ce qu'il y a de commode Ă vos conseils, c'est qu'il est permis de s'en moquer. ScĂšne VIII Hortense, Marton, Frontin Hortense. - Il me semble avoir vu ton maĂtre ici? Frontin. - Oui, Madame, il vient de sortir par respect pour vos volontĂ©s. Hortense. - Comment!... Marton. - C'est sans doute Ă cause de votre rĂ©ponse de tantĂÂŽt; vous ne saviez pas quand vous pourriez le voir. Frontin. - Et il ne veut pas prendre sur lui de dĂ©cider la chose. Hortense. - Eh bien, je la dĂ©cide, moi, va lui dire que je le prie de revenir, que j'ai Ă lui parler. Frontin. - J'y cours, Madame, et je lui ferai grand plaisir, car il vous aime de tout son coeur. Il ne vous en dira peut-ĂÂȘtre rien, Ă cause de sa dignitĂ© de joli homme. Il y a des rĂšgles lĂ -dessus; c'est une faiblesse excusez-la, Madame, je sais son secret, je vous le confie pour son bien; et dĂšs qu'il vous l'aura dit lui-mĂÂȘme, oh! ce sera bien le plus aimable homme du monde. Pardon, Madame, de la libertĂ© que je prends; mais Marton, avec qui je voudrais bien faire une fin, sera aussi mon excuse. Marton, prends nos intĂ©rĂÂȘts en main; empĂÂȘche Madame de nos haĂÂŻr, car, dans le fond, ce serait dommage, Ă une bagatelle prĂšs, en vĂ©ritĂ© nous mĂ©ritons son estime. Hortense, en riant. - Frontin aime son maĂtre, et cela est louable. Marton. - C'est de moi qu'il tient tout le bon sens qu'il vous montre. ScĂšne IX Hortense, Marton Hortense. - Il t'a donc paru que ma rĂ©ponse a piquĂ© Rosimond? Marton. - Je l'en ai vu dĂ©concertĂ©, quoiqu'il ait feint d'en badiner, et vous voyez bien que c'est de pur dĂ©pit qu'il se retire. Hortense. - Je le renvoie chercher, et cette dĂ©marche-lĂ le flattera peut-ĂÂȘtre; mais elle ne le flattera pas longtemps. Ce que j'ai Ă lui dire rabattra de sa prĂ©somption. Cependant, Marton, il y a des moments oĂÂč je suis toute prĂÂȘte de laisser lĂ Rosimond avec ses ridiculitĂ©s, et d'abandonner le projet de le corriger. Je sens que je m'y intĂ©resse trop; que le coeur s'en mĂÂȘle, et y prend trop de part je ne le corrigerai peut-ĂÂȘtre pas, et j'ai peur d'en ĂÂȘtre fĂÂąchĂ©e. Marton. - Eh! courage, Madame, vous rĂ©ussirez, vous dis-je; voilĂ dĂ©jĂ d'assez bons petits mouvements qui lui prennent; je crois qu'il est bien embarrassĂ©. J'ai mis le valet Ă la raison, je l'ai rĂ©duit vous rĂ©duirez le maĂtre. Il fera un peu plus de façon; il disputera le terrain; il faudra le pousser Ă bout. Mais c'est Ă vos genoux que je l'attends; je l'y vois d'avance; il faudra qu'il y vienne. Continuez; ce n'est pas avec des yeux comme les vĂÂŽtres qu'on manque son coup; vous le verrez. Hortense. - Je le souhaite. Mais tu as parlĂ© au valet, Rosimond n'a-t-il point quelque inclination Ă Paris? Marton. - Nulle; il n'y a encore Ă©tĂ© amoureux que de la rĂ©putation d'ĂÂȘtre aimable. Hortense. - Et moi, Marton, dois-je en croire Frontin? Serait-il vrai que son maĂtre eĂ»t de la disposition Ă m'aimer? Marton. - Nous le tenons, Madame, et mes observations sont justes. Hortense. - Cependant, Marton, il ne vient point. Marton. - Oh! mais prĂ©tendez-vous qu'il soit tout d'un coup comme un autre? Le bel air ne veut pas qu'il accoure il vient, mais nĂ©gligemment, et Ă son aise. Hortense. - Il serait bien impertinent qu'il y manquĂÂąt! Marton. - VoilĂ toujours votre pĂšre Ă sa place; il a peut-ĂÂȘtre Ă vous parler, et je vous laisse. Hortense. - S'il va me demander ce que je pense de Rosimond, il m'embarrassera beaucoup, car je ne veux pas lui dire qu'il me dĂ©plaĂt, et je n'ai jamais eu tant d'envie de le dire. ScĂšne X Hortense, Chrisante Chrisante. - Ma fille, je dĂ©sespĂšre de voir ici mon frĂšre, je n'en reçois point de nouvelles, et s'il n'en vient point aujourd'hui ou demain au plus tard, je suis d'avis de terminer votre mariage. Hortense. - Pourquoi, mon pĂšre, il n'y a pas de nĂ©cessitĂ© d'aller si vite. Vous savez combien il m'aime, et les Ă©gards qu'on lui doit; laissons-le achever les affaires qui le retiennent; diffĂ©rons de quelques jours pour lui en donner le temps. Chrisante. - C'est que la Marquise me presse, et ce mariage-ci me paraĂt si avantageux, que je voudrais qu'il fĂ»t dĂ©jĂ conclu. Hortense. - NĂ©e ce que je suis, et avec la fortune que j'ai, il serait difficile que j'en fisse un mauvais; vous pouvez choisir. Chrisante. - Eh! comment choisir mieux! Biens, naissance, rang, crĂ©dit Ă la cour vous trouvez tout ici avec une figure aimable, assurĂ©ment. Hortense. - J'en conviens, mais avec bien de la jeunesse dans l'esprit. Chrisante. - Et Ă quel ĂÂąge voulez-vous qu'on l'ait jeune? Hortense. - Le voici. ScĂšne XI Chrisante, Hortense, Rosimond Chrisante. - Marquis, je disais Ă Hortense que mon frĂšre tarde beaucoup, et que nous nous impatienterons Ă la fin, qu'en dites-vous? Rosimond. - Sans doute, je serai toujours du parti de l'impatience. Chrisante. - Et moi aussi. Adieu, je vais rejoindre la Marquise. ScĂšne XII Rosimond, Hortense Rosimond. - Je me rends Ă vos ordres, Madame; on m'a dit que vous me demandiez. Hortense. - Moi! Monsieur... Ah! vous avez raison, oui, j'ai chargĂ© Frontin de vous prier, de ma part, de revenir ici; mais comme vous n'ĂÂȘtes pas revenu sur-le-champ, parce qu'apparemment on ne vous a pas trouvĂ©, je ne m'en ressouvenais plus. Rosimond, riant. - VoilĂ une distraction dont j'aurais envie de me plaindre. Mais Ă propos de distraction, pouvez-vous me voir Ă prĂ©sent, Madame? Y ĂÂȘtes-vous bien dĂ©terminĂ©e? Hortense. - D'oĂÂč vient donc ce discours, Monsieur? Rosimond. - TantĂÂŽt vous ne saviez pas si vous le pouviez, m'a-t-on dit; et peut-ĂÂȘtre est-ce encore de mĂÂȘme? Hortense. - Vous ne demandiez Ă me voir qu'une heure aprĂšs, et c'est une espĂšce d'avenir dont je ne rĂ©pondais pas. Rosimond. - Ah! cela est vrai; il n'y a rien de si exact. Je me rappelle ma commission, c'est moi qui ai tort, et je vous en demande pardon. Si vous saviez combien le sĂ©jour de Paris et de la cour nous gĂÂątent sur les formalitĂ©s, en vĂ©ritĂ©, Madame, vous m'excuseriez; c'est une certaine habitude de vivre avec trop de libertĂ©, une aisance de façons que je condamne, puisqu'elle vous dĂ©plaĂt, mais Ă laquelle on s'accoutume, et qui vous jette ailleurs dans les impolitesses que vous voyez. Hortense. - Je n'ai pas remarquĂ© qu'il y en ait dans ce que vous avez fait, Monsieur, et sans avoir vu Paris ni la cour, personne au monde n'aime plus les façons unies que moi parlons de ce que je voulais vous dire. Rosimond. - Quoi! vous, Madame, quoi! de la beautĂ©, des grĂÂąces, avec ce caractĂšre d'esprit-lĂ , et cela dans l'ĂÂąge oĂÂč vous ĂÂȘtes? vous me surprenez; avouez-moi la vĂ©ritĂ©, combien ai-je de rivaux? Tout ce qui vous voit, tout ce qui vous approche, soupire ah! je m'en doute bien, et je n'en serai pas quitte Ă moins. La province me le pardonnera-t-elle? Je viens vous enlever convenons qu'elle y fait une perte irrĂ©parable. Hortense. - Il peut y avoir ici quelques personnes qui ont de l'amitiĂ© pour moi, et qui pourraient m'y regretter; mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Rosimond. - Eh! quel secret ceux qui vous voyent ont-ils, pour n'ĂÂȘtre que vos amis, avec ces yeux-lĂ ? Hortense. - Si parmi ces amis il en est qui soient autre chose, du moins sont-ils discrets, et je ne les connais pas. Ne m'interrompez plus, je vous prie. Rosimond. - Vraiment, je m'imagine bien qu'ils soupirent tout bas, et que le respect les fait taire. Mais Ă propos de respect, n'y manquerais-je pas un peu, moi qui ai pensĂ© dire que je vous aime? Il y a bien quelque petite chose Ă redire Ă mes discours, n'est-ce pas, mais ce n'est pas ma faute. Il veut lui prendre une main. Hortense. - Doucement, Monsieur, je renonce Ă vous parler. Rosimond. - C'est que sĂ©rieusement vous ĂÂȘtes belle avec excĂšs; vous l'ĂÂȘtes trop, le regard le plus vif, le plus beau teint; ah! remerciez-moi, vous ĂÂȘtes charmante, et je n'en dis presque rien; la parure la mieux entendue; vous avez lĂ de la dentelle d'un goĂ»t exquis, ce me semble. Passez-moi l'Ă©loge de la dentelle; quand nous marie-t-on? Hortense. - A laquelle des deux questions voulez-vous que je rĂ©ponde d'abord? A la dentelle, ou au mariage? Rosimond. - Comme il vous plaira. Que faisons-nous cet aprĂšs-midi? Hortense. - Attendez, la dentelle est passable; de cet aprĂšs-midi le hasard en dĂ©cidera; de notre mariage, je ne puis rien en dire, et c'est de quoi j'ai Ă vous entretenir, si vous voulez bien me laisser parler. VoilĂ tout ce que vous me demandez, je pense? Venons au mariage. Rosimond. - Il devrait ĂÂȘtre fait; les parents ne finissent point! Hortense. - Je voulais vous dire au contraire qu'il serait bon de le diffĂ©rer, Monsieur. Rosimond. - Ah! le diffĂ©rer, Madame? Hortense. - Oui, Monsieur, qu'en pensez-vous? Rosimond. - Moi, ma foi, Madame, je ne pense point, je vous Ă©pouse. Ces choses-lĂ surtout, quand elles sont aimables, veulent ĂÂȘtre expĂ©diĂ©es, on y pense aprĂšs. Hortense. - Je crois que je n'irai pas si vite il faut s'aimer un peu quand on s'Ă©pouse. Rosimond. - Mais je l'entends bien de mĂÂȘme. Hortense. - Et nous ne nous aimons point. Rosimond. - Ah! c'est une autre affaire; la difficultĂ© ne me regarderait point il est vrai que j'espĂ©rais, Madame, j'espĂ©rais, je vous l'avoue. Serait-ce quelque partie de coeur dĂ©jĂ liĂ©e? Hortense. - Non, Monsieur, je ne suis, jusqu'ici, prĂ©venue pour personne. Rosimond. - En tout cas, je vous demande la prĂ©fĂ©rence. Quant au retardement de notre mariage, dont je ne vois pas les raisons, je ne m'en mĂÂȘlerai point, je n'aurais garde, on me mĂšne, et je suivrai. Hortense. - Quelqu'un vient; faites rĂ©flexion Ă ce que je vous dit, Monsieur. ScĂšne XIII Dorante, DorimĂšne, Hortense, Rosimond Rosimond, allant Ă DorimĂšne. - Eh! vous voilĂ , Comtesse. Comment! avec Dorante? La Comtesse, embrassant Hortense. - Eh! bonjour, ma chĂšre enfant! Comment se porte-t-on ici? Nous sommes alliĂ©s, au moins, Marquis. Rosimond. - Je le sais. La Comtesse. - Mais nous nous voyons peu. Il y a trois ans que je ne suis venue ici. Hortense. - On ne quitte pas volontiers Paris pour la province. DorimĂšne. - On y a tant d'affaires, de dissipations! les moments s'y passent avec tant de rapiditĂ©! Rosimond. - Eh! oĂÂč avez-vous pris ce garçon-lĂ , Comtesse? DorimĂšne, Ă Hortense. - Nous nous sommes rencontrĂ©s. Vous voulez bien que je vous le prĂ©sente? Rosimond. - Qu'en dis-tu, Dorante? ai-je Ă me louer du choix qu'on a fait pour moi? Dorante. - Tu es trop heureux. Rosimond, Ă Hortense. - Tel que vous le voyez, je vous le donne pour une espĂšce de sage qui fait peu de cas de l'amour de l'air dont il vous regarde pourtant, je ne le crois pas trop en sĂ»retĂ© ici. Dorante. - Je n'ai vu nulle part de plus grand danger, j'en conviens. DorimĂšne, riant. - Sur ce pied-lĂ , sauvez-vous, Dorante, sauvez-vous. Hortense. - TrĂÂȘve de plaisanterie, Messieurs. Rosimond. - Non, sĂ©rieusement, je ne plaisante point; je vous dis qu'il est frappĂ©, je vois cela dans ses yeux; remarquez-vous comme il rougit? Parbleu, je voudrais bien qu'il soupirĂÂąt, et je vous le recommande. DorimĂšne. - Ah! doucement, il m'appartient; c'est une espĂšce d'infidĂ©litĂ© qu'il me ferait; car je l'ai amenĂ©, Ă moins que vous ne teniez sa place, Marquis. Rosimond. - AssurĂ©ment j'en trouve l'idĂ©e tout Ă fait plaisante, et c'est de quoi nous amuser ici. A Hortense. N'est-ce pas, Madame? Allons, Dorante, rendez vos premiers hommages Ă votre vainqueur. Dorante. - Je n'en suis plus aux premiers. ScĂšne XIV Dorante, DorimĂšne, Hortense, Rosimond, Marton Marton. - Madame, Monsieur le Comte m'envoie savoir qui vient d'arriver. DorimĂšne. - Nous allons l'en instruire nous-mĂÂȘmes. Venez, Marquis, donnez-moi la main, vous ĂÂȘtes mon chevalier. A Hortense. Et vous, Madame, voilĂ le vĂÂŽtre. Dorante prĂ©sente la main Ă Hortense. Marton fait signe Ă Hortense. Hortense. - Je vous suis, Messieurs. Je n'ai qu'un mot Ă dire. ScĂšne XV Marton, Hortense Hortense. - Que me veux-tu, Marton? Je n'ai pas le temps de rester, comme tu vois. Marton. - C'est une lettre que je viens de trouver, lettre d'amour Ă©crite Ă Rosimond, mais d'un amour qui me paraĂt sans consĂ©quence. La dame qui vient d'arriver pourrait bien l'avoir Ă©crite; le billet est d'un style qui ressemble Ă son air. Hortense. - Y a-t-il bien des tendresses? Marton. - Non, vous dis-je, point d'amour et beaucoup de folies; mais puisque vous ĂÂȘtes pressĂ©e, nous en parlerons tantĂÂŽt. Rosimond devient-il un peu plus supportable? Hortense. - Toujours aussi impertinent qu'il est aimable. Je te quitte. Marton. - Monsieur l'impertinent, vous avez beau faire, vous deviendrez charmant sur ma parole, je l'ai entrepris. Acte II ScĂšne premiĂšre La Marquise, Dorante La Marquise. - Avançons encore quelques pas, Monsieur, pour ĂÂȘtre plus Ă l'Ă©cart, j'aurais un mot Ă vous dire; vous ĂÂȘtes l'ami de mon fils, et autant que j'en puis juger, il ne saurait avoir fait un meilleur choix. Dorante. - Madame, son amitiĂ© me fait honneur. La Marquise. - Il n'est pas aussi raisonnable que vous me paraissez l'ĂÂȘtre, et je voudrais bien que vous m'aidassiez Ă le rendre plus sensĂ© dans les circonstances oĂÂč il se trouve; vous savez qu'il doit Ă©pouser Hortense; nous n'attendons que l'instant pour terminer ce mariage; d'oĂÂč vient, Monsieur, le peu d'attention qu'il a pour elle? Dorante. - Je l'ignore, et n'y ai pris garde, Madame. La Marquise. - Je viens de le voir avec DorimĂšne, il ne la quitte point depuis qu'elle est ici; et vous, Monsieur, vous ne quittez point Hortense. Dorante. - Je lui fais ma cour, parce que je suis chez elle. La Marquise. - Sans doute, et je ne vous dĂ©sapprouve pas; mais ce n'est pas Ă DorimĂšne Ă qui il faut que mon fils fasse aujourd'hui la sienne; et personne ici ne doit montrer plus d'empressement que lui pour Hortense. Dorante. - Il est vrai, Madame. La Marquise. - Sa conduite est ridicule, elle peut choquer Hortense, et je vous conjure, Monsieur, de l'avertir qu'il en change; les avis d'un ami comme vous lui feront peut-ĂÂȘtre plus d'impression que les miens; vous ĂÂȘtes venu avec DorimĂšne, je la connais fort peu; vous ĂÂȘtes de ses amis, et je souhaiterais qu'elle ne souffrĂt pas que mon fils fĂ»t toujours auprĂšs d'elle; en vĂ©ritĂ©, la biensĂ©ance en souffre un peu; elle est alliĂ©e de la maison oĂÂč nous sommes, mais elle est venue ici sans qu'on l'y appelĂÂąt; y reste-t-elle? Part-elle aujourd'hui? Dorante. - Elle ne m'a pas instruit de ses desseins. La Marquise. - Si elle partait, je n'en serais pas fĂÂąchĂ©e, et je lui en aurais obligation; pourriez-vous le lui faire entendre? Dorante. - Je n'ai pas beaucoup de pouvoir sur elle; mais je verrai, Madame, et tĂÂącherai de rĂ©pondre Ă l'honneur de votre confiance. La Marquise. - Je vous le demande en grĂÂące, Monsieur, et je vous recommande les intĂ©rĂÂȘts de mon fils et de votre ami. Dorante, pendant qu'elle s'en va. - Elle a ma foi beau dire, puisque son fils nĂ©glige Hortense, il ne tiendra pas Ă moi que je n'en profite auprĂšs d'elle. ScĂšne II Dorante, DorimĂšne DorimĂšne. - OĂÂč est allĂ© le Marquis, Dorante? Je me sauve de cette cohue de province ah! les ennuyants personnages! Je me meurs de l'extravagance des compliments qu'on m'a fait, et que j'ai rendus. Il y a deux heures que je n'ai pas le sens commun, Dorante, pas le sens commun; deux heures que je m'entretiens avec une Marquise qui se tient d'un droit, qui a des gravitĂ©s, qui prend des mines d'une dignitĂ©; avec une petite Baronne si folichonne, si remuante, si mĂ©thodiquement Ă©tourdie; avec une Comtesse si franche, qui m'estime tant, qui m'estime tant, qui est de si bonne amitiĂ©; avec une autre qui est si mignonne, qui a de si jolis tours de tĂÂȘte, qui accompagne ce qu'elle dit avec des mains si pleines de grĂÂąces; une autre qui glapit si spirituellement, qui traĂne si bien les mots, qui dit si souvent, mais Madame, cependant Madame, il me paraĂt pourtant; et puis un bel esprit si diffus, si Ă©loquent, une jalouse si difficile en mĂ©rite, si peu touchĂ©e du mien, si intriguĂ©e de ce qu'on m'en trouvait. Enfin, un agrĂ©able qui m'a fait des phrases, mais des phrases! d'une perfection! qui m'a dĂ©clarĂ© des sentiments qu'il n'osait me dire; mais des sentiments d'une dĂ©licatesse assaisonnĂ©e d'un respect que j'ai trouvĂ© d'une fadeur! d'une fadeur! Dorante. - Oh! on respecte beaucoup ici, c'est le ton de la province. Mais vous cherchez Rosimond, Madame? DorimĂšne. - Oui, c'est un Ă©tourdi Ă qui j'ai Ă parler tĂÂȘte Ă tĂÂȘte; et grĂÂące Ă tous ces originaux qui m'ont obsĂ©dĂ©e, je n'en ai pas encore eu le temps il nous a quittĂ©. OĂÂč est-il? Dorante. - Je pense qu'il Ă©crit Ă Paris, et je sors d'un entretien avec sa mĂšre. DorimĂšne. - Tant pis, cela n'est pas amusant, il vous en reste encore un air froid et raisonnable, qui me gagnerait si nous restions ensemble; je vais faire un tour sur la terrasse allez, Dorante, allez dire Ă Rosimond que je l'y attends. Dorante. - Un moment, Madame, je suis chargĂ© d'une petite commission pour vous; c'est que je vous avertis que la Marquise ne trouve pas bon que vous entreteniez le Marquis. DorimĂšne. - Elle ne le trouve pas bon! Eh bien, vous verrez que je l'en trouverai meilleur. Dorante. - Je n'en ai pas doutĂ© mais ce n'est pas lĂ tout; je suis encore priĂ© de vous inspirer l'envie de partir. DorimĂšne. - Je n'ai jamais eu tant d'envie de rester. Dorante. - Je n'en suis pas surpris; cela doit faire cet effet-lĂ . DorimĂšne. - Je commençais Ă m'ennuyer ici, je ne m'y ennuie plus; je m'y plais, je l'avoue; sans ce discours de la Marquise, j'aurais pu me contenter de dĂ©fendre Ă Rosimond de se marier, comme je l'avais rĂ©solu en venant ici mais on ne veut pas que je le voie? on souhaite que je parte? il m'Ă©pousera. Dorante. - Cela serait trĂšs plaisant. DorimĂšne. - Oh! il m'Ă©pousera. Je pense qu'il n'y perdra pas et vous, je veux aussi que vous nous aidiez Ă le dĂ©barrasser de cette petite fille; je me propose un plaisir infini de ce qui va arriver; j'aime Ă dĂ©ranger les projets, c'est ma folie; surtout, quand je les dĂ©range d'une maniĂšre avantageuse. Adieu; je prĂ©tends que vous Ă©pousiez Hortense, vous. VoilĂ ce que j'imagine; rĂ©glez-vous lĂ -dessus, entendez-vous? Je vais trouver le Marquis. Dorante, pendant qu'elle part. - Puisse la folle me dire vrai! ScĂšne III Rosimond, Dorante, Frontin Rosimond, Ă Frontin en entrant. - Cherche, vois partout; et sans dire qu'elle est Ă moi, demande-la Ă tout le monde; c'est Ă peu prĂšs dans ces endroits-ci que je l'ai perdue. Frontin. - Je ferai ce que je pourrai, Monsieur. Rosimond, Ă Dorante. - Ah! c'est toi, Dorante; dis-moi, par hasard, n'aurais-tu point trouvĂ© une lettre Ă terre? Dorante. - Non. Rosimond. - Cela m'inquiĂšte. Dorante. - Eh! de qui est-elle? Rosimond. - De DorimĂšne; et malheureusement elle est d'un style un peu familier sur Hortense; elle l'y traite de petite provinciale qu'elle ne veut pas que j'Ă©pouse, et ces bonnes gens-ci seraient un peu scandalisĂ©s de l'Ă©pithĂšte. Dorante. - Peut-ĂÂȘtre personne ne l'aura-t-il encore ramassĂ© et d'ailleurs, cela te chagrine-t-il tant? Rosimond. - Ah! trĂšs doucement; je ne m'en dĂ©sespĂšre pas. Dorante. - Ce qui en doit arriver doit ĂÂȘtre fort indiffĂ©rent Ă un homme comme toi. Rosimond. - Aussi me l'est-il. Parlons de DorimĂšne; c'est elle qui m'embarrasse. Je t'avouerai confidemment que je ne sais qu'en faire. T'a-t-elle dit qu'elle n'est venue ici que pour m'empĂÂȘcher d'Ă©pouser? Elle a quelque alliance avec ces gens-ci. DĂšs qu'elle a su que ma mĂšre m'avait brusquement amenĂ© de Paris chez eux pour me marier, qu'a-t-elle fait? Elle a une terre Ă quelques lieues de la leur, elle y est venue, et Ă peine arrivĂ©e, m'a Ă©crit, par un exprĂšs, qu'elle venait ici, et que je la verrais une heure aprĂšs sa lettre, qui est celle que j'ai perdue. Dorante. - Oui, j'Ă©tais chez elle alors, et j'ai vu partir l'exprĂšs qui nous a prĂ©cĂ©dĂ© mais enfin c'est une trĂšs aimable femme, et qui t'aime beaucoup. Rosimond. - J'en conviens. Il faut pourtant que tu m'aides Ă lui faire entendre raison. Dorante. - Pourquoi donc? Tu l'aimes aussi, apparemment, et cela n'est pas Ă©tonnant. Rosimond. - J'ai encore quelque goĂ»t pour elle, elle est vive, emportĂ©e, Ă©tourdie, bruyante. Nous avons liĂ© une petite affaire de coeur ensemble; et il y a deux mois que cela dure deux mois, le terme est honnĂÂȘte; cependant aujourd'hui, elle s'avise de se piquer d'une belle passion pour moi. Ce mariage-ci lui dĂ©plaĂt, elle ne veut pas que je l'achĂšve, et de vingt galanteries qu'elle a eues en sa vie, il faut que la nĂÂŽtre soit la seule qu'elle honore de cette opiniĂÂątretĂ© d'amour il n'y a que moi Ă qui cela arrive. Dorante. - Te voilĂ donc bien agitĂ©? Quoi! tu crains les consĂ©quences de l'amour d'une jolie femme, parce que tu te maries! Tu as de ces sentiments bourgeois, toi Marquis? Je ne te reconnais pas! Je te croyais plus dĂ©gagĂ© que cela; j'osais quelquefois entretenir Hortense mais je vois bien qu'il faut que je parte, et je n'y manquerai pas. Adieu. Rosimond. - Venez, venez ici. Qu'est-ce que c'est que cette fantaisie-lĂ ? Dorante. - Elle est sage. Il me semble que la Marquise ne me voit pas volontiers ici, et qu'elle n'aime pas Ă me trouver en conversation avec Hortense; et je te demande pardon de ce que je vais te dire, mais il m'a passĂ© dans l'esprit que tu avais pu l'indisposer contre moi, et te servir de sa mĂ©chante humeur pour m'insinuer de m'en aller. Rosimond. - Mais, oui-da, je suis peut-ĂÂȘtre jaloux. Ma façon de vivre, jusqu'ici, m'a rendu fort suspect de cette petitesse. DĂ©bitez-la, Monsieur, dĂ©bitez-la dans le monde. En vĂ©ritĂ© vous me faites pitiĂ©! Avec cette opinion-lĂ sur mon compte, valez-vous la peine qu'on vous dĂ©sabuse? Dorante. - Je puis en avoir mal jugĂ©; mais ne se trompe-t-on jamais? Rosimond. - Moi qui vous parle, suis-je plus Ă l'abri de la mĂ©chante humeur de ma mĂšre? Ne devrais-je pas, si je l'en crois, ĂÂȘtre aux genoux d'Hortense, et lui dĂ©biter mes langueurs? J'ai tort de n'aller pas, une houlette Ă la main, l'entretenir de ma passion pastorale elle vient de me quereller tout Ă l'heure, me reprocher mon indiffĂ©rence; elle m'a dit des injures, Monsieur, des injures m'a traitĂ© de fat, d'impertinent, rien que cela, et puis je m'entends avec elle! Dorante. - Ah! voilĂ qui est fini, Marquis, je dĂ©savoue mon idĂ©e, et je t'en fais rĂ©paration. Rosimond. - Dites-vous vrai? Etes-vous bien sĂ»r au moins que je pense comme il faut? Dorante. - Si sĂ»r Ă prĂ©sent, que si tu allais te prendre d'amour pour cette petite Hortense dont on veut faire ta femme, tu me le dirais, que je n'en croirais rien. Rosimond. - Que sait-on? Il y a Ă craindre, Ă cause que je l'Ă©pouse, que mon coeur ne s'enflamme et ne prenne la chose Ă la lettre! Dorante. - Je suis persuadĂ© que tu n'es point fĂÂąchĂ© que je lui en conte. Rosimond. - Ah! si fait; trĂšs fĂÂąchĂ©. J'en boude, et si vous continuez, j'en serai au dĂ©sespoir. Dorante. - Tu te moques de moi, et je le mĂ©rite. Rosimond, riant. - Ha, ha, ha. Comment es-tu avec elle? Dorante. - Ni bien ni mal. Comment la trouves-tu toi? Rosimond. - Moi, ma foi, je n'en sais rien, je ne l'ai pas encore trop vue; cependant, il m'a paru qu'elle Ă©tait assez gentille, l'air naĂÂŻf, droit et guindĂ© mais jolie, comme je te dis. Ce visage-lĂ pourrait devenir quelque chose s'il appartenait Ă une femme du monde, et notre provinciale n'en fait rien; mais cela est bon pour une femme, on la prend comme elle vient. Dorante. - Elle ne te convient guĂšre. De bonne foi, l'Ă©pouseras-tu? Rosimond. - Il faudra bien, puisqu'on le veut nous l'Ă©pouserons ma mĂšre et moi, si vous ne nous l'enlevez pas. Dorante. - Je pense que tu ne t'en soucierais guĂšre, et que tu me le pardonnerais. Rosimond. - Oh! lĂ -dessus, toutes les permissions du monde au suppliant, si elles pouvaient lui ĂÂȘtre bonnes Ă quelque chose. T'amuse-t-elle? Dorante. - Je ne la hais pas. Rosimond. - Tout de bon? Dorante. - Oui comme elle ne m'est pas destinĂ©e, je l'aime assez. Rosimond. - Assez? Je vous le conseille! De la passion, Monsieur, des mouvements pour me divertir, s'il vous plaĂt. En sens-tu dĂ©jĂ un peu? Dorante. - Quelquefois. Je n'ai pas ton expĂ©rience en galanterie; je ne suis lĂ -dessus qu'un Ă©colier qui n'a rien vu. Rosimond, riant. - Ah! vous l'aimez, Monsieur l'Ă©colier ceci est sĂ©rieux, je vous dĂ©fends de lui plaire. Dorante. - Je n'oublie cependant rien pour cela, ainsi laisse-moi partir; la peur de te fĂÂącher me reprend. Rosimond, riant. - Ah! ah! ah! que tu es rĂ©jouissant! ScĂšne IV Marton, Dorante, Rosimond Dorante, riant aussi. - Ah! ah! ah! OĂÂč est votre maĂtresse, Marton? Marton. - Dans la grande allĂ©e, oĂÂč elle se promĂšne, Monsieur, elle vous demandait tout Ă l'heure. Rosimond. - Rien que lui, Marton? Marton. - Non, que je sache. Dorante. - Je te laisse, Marquis, je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, nous irons ensemble. Marton. - Monsieur, j'aurais un mot Ă vous dire. Rosimond. - A moi, Marton? Marton. - Oui, Monsieur. Dorante. - Je vais donc toujours devant. Rosimond, Ă part. - Rien que lui? C'est qu'elle est piquĂ©e. ScĂšne V Marton, Rosimond Rosimond. - De quoi s'agit-il, Marton? Marton. - D'une lettre que j'ai trouvĂ©e, Monsieur, et qui est apparemment celle que vous avez tantĂÂŽt reçue de Frontin. Rosimond. - Donne, j'en Ă©tais inquiet. Marton. - La voilĂ . Rosimond. - Tu ne l'as montrĂ©e Ă personne, apparemment? Marton. - Il n'y a qu'Hortense et son pĂšre qui l'ont vue, et je ne la leur ai montrĂ©e que pour savoir Ă qui elle appartenait. Rosimond. - Eh! ne pouviez-vous pas le voir vous-mĂÂȘme? Marton. - Non, Monsieur, je ne sais pas lire, et d'ailleurs, vous en aviez gardĂ© l'enveloppe. Rosimond. - Et ce sont eux qui vous ont dit que la lettre m'appartenait? Ils l'ont donc lue? Marton. - Vraiment oui, Monsieur, ils n'ont pu juger qu'elle Ă©tait Ă vous que sur la lecture qu'ils en ont fait. Rosimond. - Hortense prĂ©sente? Marton. - Sans doute. Est-ce que cette lettre est de quelque consĂ©quence? Y a-t-il quelque chose qui les concerne? Rosimond. - Il vaudrait mieux qu'ils ne l'eussent point vue. Marton. - J'en suis fĂÂąchĂ©e. Rosimond. - Cela est dĂ©sagrĂ©able. Et qu'en a dit Hortense? Marton. - Rien, Monsieur, elle n'a pas paru y faire attention mais comme on m'a chargĂ© de vous la rendre, voulez-vous que je dise que vous ne l'avez pas reconnue? Rosimond. - L'offre est obligeante et je l'accepte; j'allais vous en prier. Marton. - Oh! de tout mon coeur, je vous le promets, quoique ce soit une prĂ©caution assez inutile, comme je vous dis, car ma maĂtresse ne vous en parlera seulement pas. Rosimond. - Tant mieux, tant mieux, je ne m'attendais pas Ă tant de modĂ©ration; serait-ce que notre mariage lui dĂ©plaĂt? Marton. - Non, cela ne va pas jusque-lĂ ; mais elle ne s'y intĂ©resse pas extrĂÂȘmement non plus. Rosimond. - Vous l'a-t-elle dit, Marton? Marton. - Oh! plus de dix fois, Monsieur, et vous le savez bien, elle vous l'a dit Ă vous-mĂÂȘme. Rosimond. - Point du tout, elle a, ce me semble, parlĂ© de diffĂ©rer et non pas de rompre mais que ne s'est-elle expliquĂ©e? je ne me serais pas avisĂ© de soupçonner son Ă©loignement pour moi, il faut ĂÂȘtre fait Ă se douter de pareille chose! Marton. - Il est vrai qu'on est presque sĂ»r d'ĂÂȘtre aimĂ© quand on vous ressemble, aussi ma maĂtresse vous aurait-elle Ă©pousĂ© d'abord assez volontiers mais je ne sais, il y a eu du malheur, vos façons l'ont choquĂ©e. Rosimond. - Je ne les ai pas prises en province, Ă la vĂ©ritĂ©. Marton. - Eh! Monsieur, Ă qui le dites-vous? Je suis persuadĂ©e qu'elles sont toutes des meilleures mais, tenez, malgrĂ© cela je vous avoue moi-mĂÂȘme que je ne pourrais pas m'empĂÂȘcher d'en rire si je ne me retenais pas, tant elles nous paraissent plaisantes Ă nous autres provinciales; c'est que nous sommes des ignorantes. Adieu, Monsieur, je vous salue. Rosimond. - Doucement, confiez-moi ce que votre maĂtresse y trouve Ă redire. Marton. - Eh! Monsieur, ne prenez pas garde Ă ce que nous en pensons je vous dis que tout nous y paraĂt comique. Vous savez bien que vous avez peur de faire l'amoureux de ma maĂtresse, parce qu'apparemment cela ne serait pas de bonne grĂÂące dans un joli homme comme vous; mais comme Hortense est aimable et qu'il s'agit de l'Ă©pouser, nous trouvons cette peur-lĂ si burlesque! si bouffonne! qu'il n'y a point de comĂ©die qui nous divertisse tant; car il est sĂ»r que vous auriez plu Ă Hortense si vous ne l'aviez pas fait rire mais ce qui fait rire n'attendrit plus, et je vous dis cela pour vous divertir vous-mĂÂȘme. Rosimond. - C'est aussi tout l'usage que j'en fais. Marton. - Vous avez raison, Monsieur, je suis votre servante. Elle revient. Seriez-vous encore curieux d'une de nos folies? DĂšs que Dorante et DorimĂšne sont arrivĂ©s ici, vous avez dit qu'il fallait que Dorante aimĂÂąt ma maĂtresse, pendant que vous feriez l'amour Ă DorimĂšne, et cela Ă la veille d'Ă©pouser Hortense; Monsieur, nous en avons pensĂ© mourir de rire, ma maĂtresse et moi! Je lui ai pourtant dit qu'il fallait bien que vos airs fussent dans les rĂšgles du bon savoir-vivre. Rien ne l'a persuadĂ©e; les gens de ce pays-ci ne sentent point le mĂ©rite de ces maniĂšres-lĂ ; c'est autant de perdu. Mais je m'amuse trop. Ne dites mot, je vous prie. Rosimond. - Eh bien, Marton, il faudra se corriger j'ai vu quelques benĂÂȘts de la province, et je les copierai. Marton. - Oh! Monsieur, n'en prenez pas la peine; ce ne serait pas en contrefaisant le benĂÂȘt que vous feriez revenir les bonnes dispositions oĂÂč ma maĂtresse Ă©tait pour vous; ce que je vous dis sous le secret, au moins; mais vous ne rĂ©ussiriez, ni comme benĂÂȘt ni comme comique. Adieu, Monsieur. ScĂšne VI Rosimond, DorimĂšne Rosimond, un moment seul. - Eh bien, cela me guĂ©rit d'Hortense; cette fille qui m'aime et qui se rĂ©sout Ă me perdre, parce que je ne donne pas dans la fadeur de languir pour elle! VoilĂ une sotte enfant! Allons pourtant la trouver. DorimĂšne. - Que devenez-vous donc, Marquis? on ne sait oĂÂč vous prendre? Est-ce votre future qui vous occupe? Rosimond. - Oui, je m'occupais des reproches qu'on me faisait de mon indiffĂ©rence pour elle, et je vais tĂÂącher d'y mettre ordre; elle est lĂ -bas avec Dorante, y venez-vous? DorimĂšne. - ArrĂÂȘtez, arrĂÂȘtez; il s'agit de mettre ordre Ă quelque chose de plus important. Quand est-ce donc que cette indiffĂ©rence qu'on vous reproche pour elle lui fera prendre son parti? Il me semble que cela demeure bien longtemps Ă se dĂ©terminer. A qui est-ce la faute? Rosimond. - Ah! vous me querellez aussi! Dites-moi, que voulez-vous qu'on fasse? Ne sont-ce pas nos parents qui dĂ©cident de cela? DorimĂšne. - Qu'est-ce que c'est que des parents, Monsieur? C'est l'amour que vous avez pour moi, c'est le vĂÂŽtre, c'est le mien qui en dĂ©cideront, s'il vous plaĂt. Vous ne mettrez pas des volontĂ©s de parents en parallĂšle avec des raisons de cette force-lĂ , sans doute, et je veux demain que tout cela finisse. Rosimond. - Le terme est court, on aurait de la peine Ă faire ce que vous dites lĂ ; je dĂ©sespĂšre d'en venir Ă bout, moi, et vous en parlez bien Ă votre aise. DorimĂšne. - Ah! je vous trouve admirable! Nous sommes Ă Paris, je vous perds deux jours de vue; et dans cet intervalle, j'apprends que vous ĂÂȘtes parti avec votre mĂšre pour aller vous marier, pendant que vous m'aimez, pendant qu'on vous aime, et qu'on vient tout rĂ©cemment, comme vous le savez, de congĂ©dier lĂ -bas le Chevalier, pour n'avoir de liaison de coeur qu'avec vous? Non, Monsieur, vous ne vous marierez point n'y songez pas, car il n'en sera rien, cela est dĂ©cidĂ©; votre mariage me dĂ©plaĂt. Je le passerais Ă un autre; mais avec vous! Je ne suis pas de cette humeur-lĂ , je ne saurais; vous ĂÂȘtes un Ă©tourdi, pourquoi vous jetez-vous dans cet inconvĂ©nient? Rosimond. - Faites-moi donc la grĂÂące d'observer que je suis la victime des arrangements de ma mĂšre. DorimĂšne. - La victime! Vous m'Ă©difiez beaucoup, vous ĂÂȘtes un petit garçon bien obĂ©issant. Rosimond. - Je n'aime pas Ă la fĂÂącher, j'ai cette faiblesse-lĂ , par exemple. DorimĂšne. - Le poltron! Eh bien, gardez votre faiblesse j'y supplĂ©erai, je parlerai Ă votre prĂ©tendue. Rosimond. - Ah! que je vous reconnais bien Ă ces tendres inconsidĂ©rations-lĂ ! Je les adore. Ayons pourtant un peu plus de flegme ici; car que lui direz-vous? que vous m'aimez? DorimĂšne. - Que nous nous aimons. Rosimond. - VoilĂ qui va fort bien; mais vous ressouvenez-vous que vous ĂÂȘtes en province, oĂÂč il y a des rĂšgles, des maximes de dĂ©cence qu'il ne faut point choquer? DorimĂšne. - Plaisantes maximes! Est-il dĂ©fendu de s'aimer, quand on est aimable? Ah! il y a des puĂ©rilitĂ©s qui ne doivent pas arrĂÂȘter. Je vous Ă©pouserai, Monsieur, j'ai du bien, de la naissance, qu'on nous marie; c'est peut-ĂÂȘtre le vrai moyen de me guĂ©rir d'un amour que vous ne mĂ©ritez pas que je conserve. Rosimond. - Nous marier! Des gens qui s'aiment! Y songez-vous? Que vous a fait l'amour pour le pousser Ă bout? Allons trouver la compagnie. DorimĂšne. - Nous verrons. Surtout, point de mariage ici, commençons par lĂ . Mais que vous veut Frontin? ScĂšne VII Rosimond, DorimĂšne, Frontin Frontin, tout essoufflĂ©. - Monsieur, j'ai un mot Ă vous dire. Rosimond. - Parle. Frontin. - Il faut que nous soyons seuls, Monsieur. DorimĂšne. - Et moi je reste parce que je suis curieuse. Frontin. - Monsieur, Madame est de trop; la moitiĂ© de ce que j'ai Ă vous dire est contre elle. DorimĂšne. - Marquis, faites parler ce faquin-lĂ . Rosimond. - Parleras-tu, maraud? Frontin. - J'enrage; mais n'importe. Eh bien, Monsieur, ce que j'ai Ă vous dire, c'est que Madame ici nous portera malheur Ă tous deux. DorimĂšne. - Le sot! Rosimond. - Comment? Frontin. - Oui, Monsieur, si vous ne changez pas de façon, nous ne tenons plus rien. Pendant que Madame vous amuse, Dorante nous Ă©gorge. Rosimond. - Que fait-il donc? Frontin. - L'amour, Monsieur, l'amour, Ă votre belle Hortense! DorimĂšne. - Votre belle voilĂ une Ă©pithĂšte bien placĂ©e! Frontin. - Je dĂ©fie qu'on la place mieux; si vous entendiez lĂ -bas comme il se dĂ©mĂšne, comme les dĂ©clarations vont dru, comme il entasse les soupirs, j'en ai dĂ©jĂ comptĂ© plus de trente de la derniĂšre consĂ©quence, sans parler des gĂ©nuflexions, des exclamations Madame, par-ci, Madame, par-lĂ ! Ah, les beaux yeux! ah! les belles mains! Et ces mains-lĂ , Monsieur, il ne les marchande pas, il en attrape toujours quelqu'une, qu'on retire... couci, couci, et qu'il baise avec un appĂ©tit qui me dĂ©sespĂšre; je l'ai laissĂ© comme il en retenait une sur qui il s'Ă©tait dĂ©jĂ jetĂ© plus de dix fois, malgrĂ© qu'on en eĂ»t, ou qu'on n'en eĂ»t pas, et j'ai peur qu'Ă la fin elle ne lui reste. Rosimond et DorimĂšne, riant. - HĂ©, hĂ©, hĂ©... Rosimond. - Cela est pourtant vif! Frontin. - Vous riez? Rosimond, riant, parlant de DorimĂšne. - Oui, cette main-ci voudra peut-ĂÂȘtre bien me dĂ©dommager du tort qu'on me fait sur l'autre. DorimĂšne, lui donnant la main. - Il y a de l'Ă©quitĂ©. Rosimond, lui baisant la main. - Qu'en dis-tu, Frontin, suis-je si Ă plaindre? Frontin. - Monsieur, on sait bien que Madame a des mains; mais je vous trouve toujours en arriĂšre. DorimĂšne. - Renvoyez cet homme-lĂ , Monsieur; j'admire votre sang-froid. Rosimond. - Va-t'en. C'est Marton qui lui a tournĂ© la cervelle! Frontin. - Non, Monsieur, elle m'a corrigĂ©, j'Ă©tais petit-maĂtre aussi bien qu'un autre; je ne voulais pas aimer Marton que je dois Ă©pouser, parce que je croyais qu'il Ă©tait malhonnĂÂȘte d'aimer sa future; mais cela n'est pas vrai, Monsieur, fiez-vous Ă ce que je dis, je n'Ă©tais qu'un sot, je l'ai bien compris. Faites comme moi, j'aime Ă prĂ©sent de tout mon coeur, et je le dis tant qu'on veut suivez mon exemple; Hortense vous plaĂt, je l'ai remarquĂ©, ce n'est que pour ĂÂȘtre joli homme, que vous la laissez lĂ , et vous ne serez point joli, Monsieur. DorimĂšne. - Marquis, que veut-il donc dire avec son Hortense, qui vous plaĂt? Qu'est-ce que cela signifie? Quel travers vous donne-t-il lĂ ? Rosimond. - Qu'en sais-je? Que voulez-vous qu'il ait vu? On veut que je l'Ă©pouse, et je l'Ă©pouserai; d'empressement, on ne m'en a pas vu beaucoup jusqu'ici, je ne pourrai pourtant me dispenser d'en avoir, et j'en aurai parce qu'il le faut voilĂ tout ce que j'y sache; vous allez bien vite. A Frontin. Retire-toi. Frontin. - Quel dommage de nĂ©gliger un coeur tout neuf! cela est si rare! DorimĂšne. - Partira-t-il? Rosimond. - Va-t'en donc! Faut-il que je te chasse? Frontin. - Je n'ai pas tout dit, la lettre est retrouvĂ©e, Hortense et Monsieur le Comte l'ont lue d'un bout Ă l'autre, mettez-y ordre; ce maudit papier est encore de Madame. DorimĂšne. - Quoi! parle-t-il du billet que je vous ai envoyĂ© ici de chez moi? Rosimond. - C'est du mĂÂȘme que j'avais perdu. DorimĂšne. - Eh bien, le hasard est heureux, cela les met au fait. Rosimond. - Oh, j'ai pris mon parti lĂ -dessus, je m'en dĂ©mĂÂȘlerai bien Frontin nous tirera d'affaire. Frontin. - Moi, Monsieur? Rosimond. - Oui, toi-mĂÂȘme. DorimĂšne. - On n'a pas besoin de lui lĂ -dedans, il n'y a qu'Ă laisser aller les choses. Rosimond. - Ne vous embarrassez pas, voici Hortense et Dorante qui s'avancent, et qui paraissent s'entretenir avec assez de vivacitĂ©. Frontin. - Eh bien! Monsieur, si vous ne m'en croyez pas, cachez-vous un moment derriĂšre cette petite palissade, pour entendre ce qu'ils disent, vous aurez le temps, ils ne vous voient point. Frontin s'en va. Rosimond. - Il n'y aurait pas grand mal, le voulez-vous, Madame? C'est une petite plaisanterie de campagne. DorimĂšne. - Oui-da, cela nous divertira. ScĂšne VIII Rosimond, DorimĂšne, au bout du thĂ©ĂÂątre, Dorante, Hortense, Ă l'autre bout. Hortense. - Je vous crois sincĂšre, Dorante; mais quels que soient vos sentiments, je n'ai rien Ă y rĂ©pondre jusqu'ici; on me destine Ă un autre. A part. Je crois que je vois Rosimond. Dorante. - Il sera donc votre Ă©poux, Madame? Hortense. - Il ne l'est pas encore. A part. C'est lui avec DorimĂšne. Dorante. - Je n'oserais vous demander s'il est aimĂ©. Hortense. - Ah! doucement, je n'hĂ©site point Ă vous dire que non. DorimĂšne, Ă Rosimond. - Cela vous afflige-t-il? Rosimond. - Il faut qu'elle m'ait vu. Hortense. - Ce n'est pas que j'aie de l'Ă©loignement pour lui, mais si j'aime jamais, il en coĂ»tera un peu davantage pour me rendre sensible! Je n'accorderai mon coeur qu'aux soins les plus tendres, qu'Ă tout ce que l'amour aura de plus respectueux, de plus soumis il faudra qu'on me dise mille fois je vous aime, avant que je le croie, et que je m'en soucie; qu'on se fasse une affaire de la derniĂšre importance de me le persuader; qu'on ait la modestie de craindre d'aimer en vain, et qu'on me demande enfin mon coeur comme une grĂÂące qu'on sera trop heureux d'obtenir. VoilĂ Ă quel prix j'aimerai, Dorante, et je n'en rabattrai rien; il est vrai qu'Ă ces conditions-lĂ , je cours risque de rester insensible, surtout de la part d'un homme comme le Marquis, qui n'en est pas rĂ©duit Ă ne soupirer que pour une provinciale, et qui, au pis-aller, a touchĂ© le coeur de DorimĂšne. DorimĂšne, aprĂšs avoir Ă©coutĂ©. - Au pis-aller! dit-elle, au pis-aller! avançons, Marquis! Rosimond. - Quel est donc votre dessein? DorimĂšne. - Laissez-moi faire, je ne gĂÂąterai rien. Hortense. - Quoi! vous ĂÂȘtes lĂ , Madame? DorimĂšne. - Eh oui, Madame, j'ai eu le plaisir de vous entendre; vous peignez si bien! Qui est-ce qui me prendrait pour un pis-aller? cela me ressemble tout Ă fait pourtant. Je vous apprends en revanche que vous nous tirez d'un grand embarras; Rosimond vous est indiffĂ©rent, et c'est fort bien fait; il n'osait vous le dire, mais je parle pour lui; son pis-aller lui est cher, et tout cela vient Ă merveille. Rosimond, riant. - Comment donc, vous parlez pour moi? Mais point du tout, Comtesse! Finissons, je vous prie; je ne reconnais point lĂ mes sentiments. DorimĂšne. - Taisez-vous, Marquis; votre politesse ici consiste Ă garder le silence; imaginez-vous que vous n'y ĂÂȘtes point. Rosimond. - Je vous dis qu'il n'est pas question de politesse, et que ce n'est pas lĂ ce que je pense. DorimĂšne. - Il bat la campagne. Ne faut-il pas en venir Ă dire ce qui est vrai? Votre coeur et le mien sont engagĂ©s, vous m'aimez. Rosimond, en riant. - Eh! qui est-ce qui ne vous aimerait pas? DorimĂšne. - L'occasion se prĂ©sente de le dire et je le dis; il faut bien que Madame le sache. Rosimond. - Oui, ceci est sĂ©rieux. DorimĂšne. - Elle s'en doutait; je ne lui apprends presque rien. Rosimond. - Ah, trĂšs peu de chose! DorimĂšne. - Vous avez beau m'interrompre, on ne vous Ă©coute pas. Voudriez-vous l'Ă©pouser, Hortense, prĂ©venu d'une autre passion? Non, Madame. Il faut qu'un mari vous aime, votre coeur ne s'en passerait pas; ce sont vos usages, ils sont fort bons; n'en sortez point, et travaillons de concert Ă rompre votre mariage. Rosimond. - Parbleu, Mesdames, je vous traverserai donc, car je vais travailler Ă le conclure! Hortense. - Eh! non, Monsieur, vous ne vous ferez point ce tort-lĂ , ni Ă moi non plus. Dorante. - En effet, Marquis, Ă quoi bon feindre? Je sais ce que tu penses, tu me l'as confiĂ©; d'ailleurs, quand je t'ai dit mes sentiments pour Madame, tu ne les as pas dĂ©sapprouvĂ©s. Rosimond. - Je ne me souviens point de cela, et vous ĂÂȘtes un Ă©tourdi, qui me ferez des affaires avec Hortense. Hortense. - Eh! Monsieur, point de mystĂšre! Vous n'ignorez pas mes dispositions, et il ne s'agit point ici de compliments. Rosimond. - Eh! Madame, faites-vous quelque attention Ă ce qu'on dit lĂ ? Ils se divertissent. Dorante. - Mais, parlons français. Est-ce que tu aimes Madame? Rosimond. - Ah! je suis ravi de vous voir curieux; c'est bien Ă vous Ă qui j'en dois rendre compte. A Hortense. Je ne suis pas embarrassĂ© de ma rĂ©ponse mais approuvez, je vous prie, que je mortifie sa curiositĂ©. DorimĂšne, riant. - Ah! ah! ah! ah!... il me prend envie aussi de lui demander s'il m'aime? voulez-vous gager qu'il n'osera me l'avouer? m'aimez-vous, Marquis? Rosimond. - Courage, je suis en butte aux questions. DorimĂšne. - Ne l'ai-je pas dit? Rosimond, Ă Hortense. - Et vous, Madame, serez-vous la seule qui ne m'en ferez point? Hortense. - Je n'ai rien Ă savoir. ScĂšne IX Frontin, Rosimond, DorimĂšne, Dorante, Hortense Frontin. - Monsieur, je vous avertis que voilĂ votre mĂšre avec Monsieur le Comte, qui vous cherchent, et qui viennent vous parler. Rosimond, Ă Frontin. - Reste ici. Dorante. - Je te laisse donc, Marquis. DorimĂšne. - Adieu, je reviendrai savoir ce qu'ils vous auront dit. Hortense. - Et moi je vous laisse penser Ă ce que vous leur direz. Rosimond. - Un moment, Madame; que tout ce qui vient de se passer ne vous fasse aucune impression vous voyez ce que c'est que DorimĂšne; vous avez dĂ» dĂ©mĂÂȘler son esprit et la trouver singuliĂšre. C'est une maniĂšre de petit-maĂtre en femme qui tire sur le coquet, sur le cavalier mĂÂȘme, n'y faisant pas grande façon pour dire ses sentiments, et qui s'avise d'en avoir pour moi, que je ne saurais brusquer comme vous voyez; mais vous croyez bien qu'on sait faire la diffĂ©rence des personnes; on distingue, Madame, on distingue. HĂÂątons-nous de conclure pour finir tout cela, je vous en supplie. Hortense. - Monsieur, je n'ai pas le temps de vous rĂ©pondre; on approche. Nous nous verrons tantĂÂŽt. Rosimond, quand elle part. - La voilĂ , je crois, radoucie. ScĂšne X Frontin, Rosimond Frontin. - Je n'ai que faire ici, Monsieur? Rosimond. - Reste, il va peut-ĂÂȘtre question de ce billet perdu, et il faut que tu le prennes sur ton compte. Frontin. - Vous n'y songez pas, Monsieur! Le diable, qui a bien des secrets, n'aurait pas celui de persuader les gens, s'il Ă©tait Ă ma place; d'ailleurs Marton sait qu'il est Ă vous. Rosimond. - Je le veux, Frontin, je le veux, je suis convenu avec Marton qu'elle dirait que je n'ai su ce que c'Ă©tait; ainsi, imaginez, faites comme il vous plaira, mais tirez-moi d'intrigue. ScĂšne XI Rosimond, Frontin, La Marquise, Le Comte La Marquise. - Mon fils, Monsieur le Comte a besoin d'un Ă©claircissement, sur certaine lettre sans adresse, qu'on a trouvĂ©e et qu'on croit s'adresser Ă vous? Dans la conjoncture oĂÂč vous ĂÂȘtes, il est juste qu'on soit instruit lĂ -dessus; parlez-nous naturellement, le style en est un peu libre sur Hortense; mais on ne s'en prend point Ă vous. Rosimond. - Tout ce que je puis dire Ă cela, Madame, c'est que je n'ai point perdu de lettre. Le Comte. - Ce n'est pourtant qu'Ă vous qu'on peut avoir Ă©crit celle dont nous parlons, Monsieur le Marquis; et j'ai dit mĂÂȘme Ă Marton de vous la rendre. Vous l'a-t-elle rapportĂ©e? Rosimond. - Oui, elle m'en a montrĂ© une qui ne m'appartenait point. A Frontin. A propos, ne m'as-tu pas dit, toi, que tu en avais perdu une? C'est peut-ĂÂȘtre la tienne. Frontin. - Monsieur, oui, je ne m'en ressouvenais plus; mais cela se pourrait bien. Le Comte. - Non, non, on vous y parle Ă vous positivement, le nom de Marquis y est rĂ©pĂ©tĂ© deux fois, et on y signe la Comtesse pour tout nom, ce qui pourrait convenir Ă DorimĂšne. Rosimond, Ă Frontin. - Eh bien, qu'en dis-tu? Nous rendras-tu raison de ce que cela veut dire? Frontin. - Mais, oui, je me rappelle du Marquis dans cette lettre; elle est, dites-vous, signĂ©e la Comtesse? Oui, Monsieur, c'est cela mĂÂȘme, Comtesse et Marquis, voilĂ l'histoire. Le Comte, riant. - HĂ©, hĂ©, hĂ©! Je ne savais pas que Frontin fĂ»t un Marquis dĂ©guisĂ©, ni qu'il fĂ»t en commerce de lettres avec des Comtesses. La Marquise. - Mon fils, cela ne paraĂt pas naturel. Rosimond, Ă Frontin. - Mais, te plaira-t-il de t'expliquer mieux? Frontin. - Eh vraiment oui, il n'y a rien de si aisĂ©; on m'y appelle Marquis, n'est-il pas vrai? Le Comte. - Sans doute. Frontin. - Ah la folle! On y signe Comtesse? La Marquise. - Eh bien! Frontin. - Ah! ah! ah! l'extravagante. Rosimond. - De qui parles-tu? Frontin. - D'une Ă©tourdie que vous connaissez, Monsieur; de Lisette. La Marquise. - De la mienne? de celle que j'ai laissĂ©e Ă Paris? Frontin. - D'elle-mĂÂȘme. Le Comte, riant. - Et le nom de Marquis, d'oĂÂč te vient-il? Frontin. - De sa grĂÂące, je suis un Marquis de la promotion de Lisette, comme elle est Comtesse de la promotion de Frontin, et cela est ordinaire. Au Comte. Tenez Monsieur, je connais un garçon qui avait l'honneur d'ĂÂȘtre Ă vous pendant votre sĂ©jour Ă Paris, et qu'on appelait familiĂšrement Monsieur le Comte. Vous Ă©tiez le premier, il Ă©tait le second. Cela ne se pratique pas autrement; voilĂ l'usage parmi nous autres subalternes de qualitĂ©, pour Ă©tablir quelque subordination entre la livrĂ©e bourgeoise et nous; c'est ce qui nous distingue. Rosimond. - Ce qu'il vous dit est vrai. Le Comte, riant. - Je le veux bien; tout ce qui m'inquiĂšte, c'est que ma fille a vu cette lettre, elle ne m'en a pourtant pas paru moins tranquille mais elle est rĂ©servĂ©e, et j'aurais peur qu'elle ne crĂ»t pas l'histoire des promotions de Frontin si aisĂ©ment. Rosimond. - Mais aussi, de quoi s'avisent ces marauds-lĂ ? Frontin. - Monsieur, chaque nation a ses coutumes; voilĂ les coutumes de la nĂÂŽtre. Le Comte. - Il y pourrait, pourtant, rester une petite difficultĂ©; c'est que dans cette lettre on y parle d'une provinciale, et d'un mariage avec elle qu'on veut empĂÂȘcher en venant ici, cela ressemblerait assez Ă notre projet. La Marquise. - J'en conviens. Rosimond. - Parle! Frontin. - Oh! bagatelle. Vous allez ĂÂȘtre au fait. Je vous ai dit que nous prenions vos titres. Le Comte. - Oui, vous prenez le nom de vos maĂtres. Mais voilĂ tout apparemment. Frontin. - Oui, Monsieur, mais quand nos maĂtres passent par le mariage, nous autres, nous quittons le cĂ©libat; le maĂtre Ă©pouse la maĂtresse, et nous la suivante, c'est encore la rĂšgle; et par cette rĂšgle que j'observerai, vous voyez bien que Marton me revient. Lisette, qui est lĂ -bas, le sait, Lisette est jalouse, et Marton est tout de suite une provinciale, et tout de suite on menace de venir empĂÂȘcher le mariage; il est vrai qu'on n'est pas venu, mais on voulait venir. La Marquise. - Tout cela se peut, Monsieur le Comte, et d'ailleurs il n'est pas possible de penser que mon fils prĂ©fĂ©rĂÂąt DorimĂšne Ă Hortense, il faudrait qu'il fĂ»t aveugle. Rosimond. - Monsieur est-il bien convaincu? Le Comte. - N'en parlons plus, ce n'est pas mĂÂȘme votre amour pour DorimĂšne qui m'inquiĂ©terait; je sais ce que c'est que ces amours-lĂ entre vous autre gens du bel air, souffrez que je vous dise que vous ne vous aimez guĂšre, et DorimĂšne notre alliĂ©e est un peu sur ce ton-lĂ . Pour vous, Marquis, croyez-moi, ne donnez plus dans ces façons, elles ne sont pas dignes de vous; je vous parle dĂ©jĂ comme Ă mon gendre; vous avez de l'esprit et de la raison, et vous ĂÂȘtes nĂ© avec tant d'avantages, que vous n'avez pas besoin de vous distinguer par de faux airs; restez ce que vous ĂÂȘtes, vous en vaudrez mieux; mon ĂÂąge, mon estime pour vous, et ce que je vais vous devenir me permettent de vous parler ainsi. Rosimond. - Je n'y trouve point Ă redire. La Marquise. - Et je vous prie, mon fils, d'y faire attention. Le Comte. - Changeons de discours; Marton est-elle lĂ ? Regarde, Frontin. Frontin. - Oui, Monsieur, je l'aperçois qui passe avec ces dames. Il l'appelle. Marton! Marton paraĂt. - Qu'est-ce qui me demande? Le Comte. - Dites Ă ma fille de venir. Marton. - La voilĂ qui s'avance, Monsieur. ScĂšne XII Hortense, DorimĂšne, Dorante, Rosimond, La Marquise, Le Comte, Marton, Frontin Le Comte. - Approchez, Hortense, il n'est plus nĂ©cessaire d'attendre mon frĂšre; il me l'Ă©crit lui-mĂÂȘme, et me mande de conclure, ainsi nous signons le contrat ce soir, et nous vous marions demain. Hortense, se mettant Ă genoux. - Signer le contrat ce soir, et demain me marier! Ah! mon pĂšre, souffrez que je me jette Ă vos genoux pour vous conjurer qu'il n'en soit rien; je ne croyais pas qu'on irait si vite, et je devais vous parler tantĂÂŽt. Le Comte, relevant sa fille et se tournant du cĂÂŽtĂ© de la Marquise. - J'ai prĂ©vu ce que je vois lĂ . Ma fille, je sens les motifs de votre refus; c'est ce billet qu'on a perdu qui vous alarme; mais Rosimond dit qu'il ne sait ce que c'est. Et Frontin... Hortense. - Rosimond est trop honnĂÂȘte homme pour le nier sĂ©rieusement, mon pĂšre; les vues qu'on avait pour nous ont peut-ĂÂȘtre pu l'engager d'abord Ă le nier; mais j'ai si bonne opinion de lui, que je suis persuadĂ©e qu'il ne le dĂ©savouera plus. A Rosimond. Ne justifierez-vous pas ce que je dis lĂ , Monsieur? Rosimond. - En vĂ©ritĂ©, Madame, je suis dans une si grande surprise... Hortense. - Marton vous l'a vu recevoir, Monsieur. Frontin. - Eh non! celui-lĂ Ă©tait Ă moi, Madame je viens d'expliquer cela; demandez. Hortense. - Marton! on vous a dit de le rendre Ă Rosimond, l'avez-vous fait? dites la vĂ©ritĂ©? Marton. - Ma foi, Monsieur, le cas devient trop grave, il faut que je parle! Oui, Madame, je l'ai rendu Ă Monsieur qui l'a remis dans sa poche; je lui avais promis de dire qu'il ne l'avait pas repris, sous prĂ©texte qu'il ne lui appartenait pas, et j'aurais glissĂ© cela tout doucement si les choses avaient glissĂ© de mĂÂȘme mais j'avais promis un petit mensonge, et non pas un faux serment, et c'en serait un que de badiner avec des interrogations de cette force-lĂ ; ainsi donc, Madame, j'ai rendu le billet, Monsieur l'a repris; et si Frontin dit qu'il est Ă lui, je suis obligĂ©e en conscience de dĂ©clarer que Frontin est un fripon. Frontin. - Je ne l'Ă©tais que pour le bien de la chose, moi, c'Ă©tait un service d'ami que je rendais. Marton. - Je me rappelle mĂÂȘme que Monsieur, en ouvrant le billet que Frontin lui donnait, s'est Ă©criĂ© c'est de ma folle de comtesse! Je ne sais de qui il parlait. Le Comte, Ă DorimĂšne. - Je n'ose vous dire que j'en ai reconnu l'Ă©criture; j'ai reçu de vos lettres, Madame. DorimĂšne. - Vous jugez bien que je n'attendrai pas les explications; qu'il les fasse. Elle sort. La Marquise, sortant aussi. - Il peut Ă©pouser qui il voudra, mais je ne veux plus le voir, et je le dĂ©shĂ©rite. Le Comte, qui la suit. - Nous ne vous laisserons pas dans ce dessein-lĂ , Marquise. Hortense les suit. Dorante, Ă Rosimond en s'en allant. - Ne t'inquiĂšte pas, nous apaiserons la Marquise, et heureusement te voilĂ libre. Frontin. - Et cassĂ©. ScĂšne XIII Frontin, Rosimond Rosimond regarde Frontin, puis rit. - Ah! ah! ah! Frontin. - J'ai vu qu'on pleurait de ses pertes, mais je n'en ai jamais vu rire; il n'y a pourtant plus d'Hortense. Rosimond. - Je la regrette, dans le fond. Frontin. - Elle ne vous regrette guĂšre, elle. Rosimond. - Plus que tu ne crois, peut-ĂÂȘtre. Frontin. - Elle en donne de belles marques! Rosimond. - Ce qui m'en fĂÂąche, c'est que me voilĂ pourtant obligĂ© d'Ă©pouser cette folle de comtesse; il n'y a point d'autre parti Ă prendre; car, Ă propos de quoi Hortense me refuserait-elle, si ce n'est Ă cause de DorimĂšne? Il faut qu'on le sache, et qu'on n'en doute pas Je suis outrĂ©; allons, tout n'est pas dĂ©sespĂ©rĂ©, je parlerai Ă Hortense, et je la ramĂšnerai. Qu'en dis-tu? Frontin. - Rien. Quand je suis affligĂ©; je ne pense plus. Rosimond. - Oh! que veux-tu que j'y fasse? Acte III ScĂšne premiĂšre Marton, Hortense, Frontin Hortense. - Je ne sais plus quel parti prendre. Marton. - Il est, dit-on, dans une extrĂÂȘme agitation, il se fĂÂąche, il fait l'indiffĂ©rent, Ă ce que dit Frontin; il va trouver DorimĂšne, il la quitte; quelquefois il soupire; ainsi, ne vous rebutez pas, Madame; voyez ce qu'il vous veut, et ce que produira le dĂ©sordre d'esprit oĂÂč il est; allons jusqu'au bout. Hortense. - Oui, Marton, je le crois touchĂ©, et c'est lĂ ce qui m'en rebute le plus; car qu'est-ce que c'est que la ridicultĂ© d'un homme qui m'aime, et qui, par vaine gloire, n'a pu encore se rĂ©soudre Ă me le dire aussi franchement, aussi naĂÂŻvement qu'il le sent? Marton. - Eh! Madame, plus il se dĂ©bat, et plus il s'affaiblit; il faut bien que son impertinence s'Ă©puise; achevez de l'en guĂ©rir. Quel reproche ne vous feriez-vous pas un jour s'il s'en retournait ridicule? Je lui avais donnĂ© de l'amour, vous diriez-vous, et ce n'est pas lĂ un prĂ©sent si rare; mais il n'avait point de raison, je pouvais lui en donner, il n'y avait peut-ĂÂȘtre que moi qui en fĂ»t capable; et j'ai laissĂ© partir cet honnĂÂȘte homme sans lui rendre ce service-lĂ qui nous aurait tant accommodĂ© tous deux. Cela est bien dur; je ne mĂ©ritais pas les beaux yeux que j'ai. Hortense. - Tu badines, et je ne ris point, car si je ne rĂ©ussis pas, je serai dĂ©solĂ©e, je te l'avoue; achevons pourtant. Marton. - Ne l'Ă©pargnez point dĂ©sespĂ©rez-le pour le vaincre; Frontin lĂ -bas attend votre rĂ©ponse pour la porter Ă son maĂtre. Lui dira-t-il qu'il vienne? Hortense. - Dis-lui d'approcher. Marton, Ă Frontin. - Avance. Hortense. - Sais-tu ce que me veut ton maĂtre? Frontin. - HĂ©las, Madame, il ne le sait pas lui-mĂÂȘme, mais je crois le savoir. Hortense. - Apparemment qu'il a quelque motif, puisqu'il demande Ă me voir. Frontin. - Non, Madame, il n'y a encore rien de rĂ©glĂ© lĂ -dessus; et en attendant, c'est par force qu'il demande Ă vous voir; il ne saurait faire autrement Il n'y a pas moyen qu'il s'en passe; il faut qu'il vienne. Hortense. - Je ne t'entends point. Frontin. - Je ne m'entends pas trop non plus, mais je sais bien ce que je veux dire. Marton. - C'est son coeur qui le mĂšne en dĂ©pit qu'il en ait, voilĂ ce que c'est. Frontin. - Tu l'as dit c'est son coeur qui a besoin du vĂÂŽtre, Madame; qui voudrait l'avoir Ă bon marchĂ©; qui vient savoir Ă quel prix vous le mettez, le marchander du mieux qu'il pourra, et finir par en donner tout ce que vous voudrez, tout mĂ©nager qu'il est; c'est ma pensĂ©e. Hortense. - A tout hasard, va le chercher . ScĂšne II Hortense, Marton Hortense. - Marton, je ne veux pas lui parler d'abord, je suis d'avis de l'impatienter; dis-lui que dans le cas prĂ©sent je n'ai pas jugĂ© qu'il fĂ»t nĂ©cessaire de nous voir, et que je le prie de vouloir bien s'expliquer avec toi sur ce qu'il a Ă me dire; s'il insiste, je ne m'Ă©carte point, et tu m'en avertiras. Marton. - C'est bien dit HĂÂątez-vous de vous retirer, car je crois qu'il avance. ScĂšne III Marton, Rosimond Rosimond, agitĂ©. - OĂÂč est donc votre maĂtresse? Marton. - Monsieur, ne pouvez-vous pas me confier ce que vous lui voulez? aprĂšs tout ce qui s'est passĂ©, il ne sied pas beaucoup, dit-elle, que vous ayez un entretien ensemble, elle souhaiterait se l'Ă©pargner; d'ailleurs, je m'imagine qu'elle ne veut pas inquiĂ©ter Dorante qui ne la quitte guĂšre, et vous n'avez qu'Ă me dire de quoi il s'agit. Rosimond. - Quoi! c'est la peur d'inquiĂ©ter Dorante qui l'empĂÂȘche de venir? Marton. - Peut-ĂÂȘtre bien. Rosimond. - Ah! celui-lĂ me paraĂt neuf. A part. On a de plaisants goĂ»ts en province; Dorante... de sorte donc qu'elle a cru que je voulais lui parler d'amour. Ah! Marton, je suis bien aise de la dĂ©sabuser; allez lui dire qu'il n'en est pas question, que je n'y songe point, qu'elle peut venir avec Dorante mĂÂȘme, si elle veut, pour plus de sĂ»retĂ©; dites-lui qu'il ne s'agit que de DorimĂšne, et que c'est une grĂÂące que j'ai Ă lui demander pour elle, rien que cela; allez, ah! ah! ah! Marton. - Vous l'attendrez ici, Monsieur. Rosimond. - Sans doute. Marton. - Souhaitez-vous qu'elle amĂšne Dorante? ou viendra-t-elle seule? Rosimond. - Comme il lui plaira; quant Ă moi, je n'ai que faire de lui. Rosimond un moment seul riant. Dorante l'emporte sur moi! Je n'aurais pas pariĂ© pour lui; sans cet avis-lĂ j'allais faire une belle tentative! Mais que me veut cette femme-ci? ScĂšne IV DorimĂšne, Rosimond DorimĂšne. - Marquis, je viens vous avertir que je pars; vous sentez bien qu'il ne me convient plus de rester, et je n'ai plus qu'Ă dire adieu Ă ces gens-ci. Je retourne Ă ma terre; de lĂ Ă Paris oĂÂč je vous attends pour notre mariage; car il est devenu nĂ©cessaire depuis l'Ă©clat qu'on a fait; vous ne pouvez me venger du dĂ©dain de votre mĂšre que par lĂ ; il faut absolument que je vous Ă©pouse. Rosimond. - Eh oui, Madame, on vous Ă©pousera mais j'ai pour nous, Ă prĂ©sent, quelques mesures Ă prendre, qui ne demandent pas que vous soyez prĂ©sente, et que je manquerais si vous ne me laissez pas. DorimĂšne. - Qu'est-ce que c'est que ces mesures? Dites-les-moi en deux mots. Rosimond. - Je ne saurais; je n'en ai pas le temps. DorimĂšne. - Donnez-m'en la moindre idĂ©e, ne faites rien sans conseil vous avez quelquefois besoin qu'on vous conduise, Marquis; voyons le parti que vous prenez. Rosimond. - Vous me chagrinez. A part. Que lui dirai-je? Haut. C'est que je veux mĂ©nager un raccommodement entre vous et ma mĂšre. DorimĂšne. - Cela ne vaut rien; je n'en suis pas encore d'avis Ă©coutez-moi. Rosimond. - Eh, morbleu! Ne vous embarrassez pas, c'est un mouvement qu'il faut que je me donne. DorimĂšne. - D'oĂÂč vient le faut-il? Rosimond. - C'est qu'on croirait peut-ĂÂȘtre que je regrette Hortense, et je veux qu'on sache qu'elle ne me refuse que parce que j'aime ailleurs. DorimĂšne. - Eh bien, il n'en sera que mieux que je sois prĂ©sente, la preuve de votre amour en sera encore plus forte, quoique, Ă vrai dire, elle soit inutile; ne sait-on pas que vous m'aimez? Cela est si bien Ă©tabli et si croyable! Rosimond. - Eh! de grĂÂące, Madame, allez-vous-en. A part. Ne pourrai-je l'Ă©carter? DorimĂšne. - Attendez donc; ne pouvez-vous m'Ă©pouser qu'avec l'agrĂ©ment de votre mĂšre? Il serait plus flatteur pour moi qu'on s'en passĂÂąt, si cela se peut, et d'ailleurs c'est que je ne me raccommoderai point je suis piquĂ©e. Rosimond. - Restez piquĂ©e, soit; ne vous raccommodez point, ne m'Ă©pousez pas mais retirez-vous pour un moment. DorimĂšne. - Que vous ĂÂȘtes entĂÂȘtĂ©! Rosimond, Ă part. - L'incommode femme! DorimĂšne. - Parlons raison. A qui vous adressez-vous? Rosimond. - Puisque vous voulez le savoir, c'est Hortense que j'attends, et qui arrive, je pense. DorimĂšne. - Je vous laisse donc, Ă condition que je reviendrai savoir ce que vous aurez conclu avec elle entendez-vous? Rosimond. - Eh! non, tenez-vous en repos; j'irai vous le dire. ScĂšne V Rosimond, Hortense, Marton Marton, en entrant, Ă Hortense. - Madame, n'hĂ©sitez point Ă entretenir Monsieur le Marquis, il m'a assurĂ© qu'il ne serait point question d'amour entre vous, et que ce qu'il a Ă vous dire ne concerne uniquement que DorimĂšne; il m'en a donnĂ© sa parole. Rosimond, Ă part. - Le prĂ©ambule est fort nĂ©cessaire. Hortense. - Vous n'avez qu'Ă rester, Marton. Rosimond, Ă part. - Autre prĂ©caution. Marton, Ă part. - Voyons comme il s'y prendra. Hortense. - Que puis-je faire pour obliger DorimĂšne, Monsieur? Rosimond, Ă part. - Je me sens Ă©mu... Haut. Il ne s'agit plus de rien, Madame; elle m'avait priĂ© de vous engager Ă disposer l'esprit de ma mĂšre en sa faveur, mais ce n'est pas la peine, cette dĂ©marche-lĂ ne rĂ©ussirait pas. Hortense. - J'en ai meilleur augure; essayons toujours mon pĂšre y songeait, et moi aussi, Monsieur, ainsi, compter tous deux sur nous. Est-ce lĂ tout? Rosimond. - J'avais Ă vous parler de son billet qu'on a trouvĂ©, et je venais vous protester que je n'y ai point de part; que j'en ai senti tout le manque de raison, et qu'il m'a touchĂ© plus que je ne puis le dire. Marton, en riant. - HĂ©las! Hortense. - Pure bagatelle qu'on pardonne Ă l'amour. Rosimond. - C'est qu'assurĂ©ment vous ne mĂ©ritez pas la façon de penser qu'elle y a eu; vous ne la mĂ©ritez pas. Marton, Ă part. - Vous ne la mĂ©ritez pas? Hortense. - Je vous jure, Monsieur, que je n'y ai point pris garde, et que je n'en agirai pas moins vivement dans cette occasion-ci. Vous n'avez plus rien Ă me dire, je pense? Rosimond. - Notre entretien vous est si Ă charge que j'hĂ©site de le continuer. Hortense. - Parlez, Monsieur. Marton, Ă part. - Ecoutons. Rosimond. - Je ne saurais revenir de mon Ă©tonnement j'admire le malentendu qui nous sĂ©pare; car enfin, pourquoi rompons-nous? Marton, riant Ă part. - Voyez quelle aisance! Rosimond. - Un mariage arrĂÂȘtĂ©, convenable, que nos parents souhaitaient, dont je faisais tout le cas qu'il fallait, par quelle tracasserie arrive-t-il qu'il ne s'achĂšve pas? Cela me passe. Hortense. - Ne devez-vous pas ĂÂȘtre charmĂ©, Monsieur, qu'on vous dĂ©barrasse d'un mariage oĂÂč vous ne vous engagiez que par complaisance? Rosimond. - Par complaisance? Marton. - Par complaisance! Ah! Madame, oĂÂč se rĂ©criera-t-on, si ce n'est ici? Malheur Ă tout homme qui pourrait Ă©couter cela de sang-froid. Rosimond. - Elle a raison. Quand on n'examine pas les gens, voilĂ comme on les explique. Marton, Ă part. - VoilĂ comme on est un sot. Rosimond. - J'avais cru pourtant vous avoir donnĂ© quelque preuve de dĂ©licatesse de sentiment. Hortense rit. Rosimond continue. Oui, Madame, de dĂ©licatesse. Marton, toujours Ă part. - Cet homme-lĂ est incurable. Rosimond. - Il n'y a qu'Ă suivre ma conduite; toutes vos attentions ont Ă©tĂ© pour Dorante, songez-y; Ă peine m'avez-vous regardĂ© lĂ -dessus, je me suis piquĂ©, cela est dans l'ordre. J'ai paru manquer d'empressement, j'en conviens, j'ai fait l'indiffĂ©rent, mĂÂȘme le fier, si vous voulez; j'Ă©tais fĂÂąchĂ© cela est-il si dĂ©sobligeant? Est-ce lĂ de la complaisance? VoilĂ mes torts. Auriez-vous mieux aimĂ© qu'on ne prĂt garde Ă rien? Qu'on ne sentĂt rien? Qu'on eĂ»t Ă©tĂ© content sans devoir l'ĂÂȘtre? Et fit-on jamais aux gens les reproches que vous me faites, Madame? Hortense. - Vous vous plaignez si joliment, que je ne me lasserais point de vous entendre; mais il et temps que je me retire. Adieu, Monsieur. Marton. - Encore un instant, Monsieur me charme; on ne trouve pas toujours des amants d'un espĂšce aussi rare. Rosimond. - Mais, restez donc, Madame, vous ne me dites mot; convenons de quelque chose. Y a-t-il matiĂšre de rupture entre nous? OĂÂč allez-vous? Presser ma mĂšre de se raccommoder avec DorimĂšne? Oh! vous me permettrez de vous retenir! Vous n'irez pas. Qu'elles restent brouillĂ©es, je ne veux point de DorimĂšne; je n'en veux qu'Ă vous. Vous laisserez lĂ Dorante, et il n'y a point ici, s'il vous plaĂt, d'autre raccommodement Ă faire que le mien avec vous; il n'y en a point de plus pressĂ©. Ah çà , voyons; vous rendez-vous justice? Me la rendez-vous? Croyez-vous qu'on sente ce que vous valez? Sommes-nous enfin d'accord? En est-ce fait? Vous-ne me rĂ©pondez rien. Marton. - Tenez, Madame, vous croyez peut-ĂÂȘtre que Monsieur le Marquis ne vous aime point, parce qu'il ne vous le dit pas bien bourgeoisement, et en termes prĂ©cis; mais faut-il rĂ©duire un homme comme lui Ă cette extrĂ©mitĂ©-lĂ ? Ne doit-on pas l'aimer gratis? A votre place, pourtant, Monsieur, je m'y rĂ©soudrais. Qui est-ce qui le saura? Je vous garderai le secret. Je m'en vais, car j'ai de la peine Ă voir qu'on vous maltraite. Rosimond. - Qu'est-ce que c'est que ce discours? Hortense. - C'est une Ă©tourdie qui parle mais il faut qu'Ă mon tour la vĂ©ritĂ© m'Ă©chappe, Monsieur, je n'y saurais rĂ©sister. C'est que votre petit jargon de galanterie me choque, me rĂ©volte, il soulĂšve la raison C'est pourtant dommage. Voici DorimĂšne qui approche, et Ă qui je vais confirmer tout ce que je vous ai promis; et pour vous, et pour elle. ScĂšne VI DorimĂšne, Hortense, Rosimond DorimĂšne. - Je ne suis point de trop, Madame, je sais le sujet de votre entretien, il me l'a dit. Hortense. - Oui, Madame, et je l'assurais que mon pĂšre et moi n'oublierons rien pour rĂ©ussir Ă ce que vous souhaitez. DorimĂšne. - Ce n'est pas pour moi qu'il souhaite, Madame, et c'est bien malgrĂ© moi qu'il vous en a parlĂ©. Hortense. - MalgrĂ© vous? Il m'a pourtant dit que vous l'en aviez priĂ©. DorimĂšne. - Eh! point du tout, nous avons pensĂ© nous quereller lĂ -dessus Ă cause de la rĂ©pugnance que j'y avais il n'a pas mĂÂȘme voulu que je fusse prĂ©sente Ă votre entretien. Il est vrai que le motif de son obstination est si tendre, que je me serais rendue; mais j'accours pour vous prier de laisser tout lĂ . Je viens de rencontrer la Marquise qui m'a saluĂ©e d'un air si glacĂ©, si dĂ©daigneux, que voilĂ qui est fait, abandonnons ce projet; il y a des moyens de se passer d'une cĂ©rĂ©monie si dĂ©sagrĂ©able elle me rebuterait de notre mariage. Rosimond. - Il ne se fera jamais, Madame. DorimĂšne. - Vous ĂÂȘtes un petit emportĂ©. Hortense. - Vous voyez, Madame, jusqu'oĂÂč le dĂ©pit porte un coeur tendre. DorimĂšne. - C'est que c'est une dĂ©marche si dure, si humiliante. Hortense. - Elle est nĂ©cessaire; il ne serait pas sĂ©ant de vous marier sans l'aveu de Madame la Marquise, et nous allons agir mon pĂšre et moi, s'il ne l'a dĂ©jĂ fait. Rosimond. - Non, Madame, je vous prie trĂšs sĂ©rieusement qu'il ne s'en mĂÂȘle point, ni vous non plus. DorimĂšne. - Et moi, je vous prie qu'il s'en mĂÂȘle, et vous aussi, Hortense. Le voici qui vient, je vais lui en parler moi-mĂÂȘme. Etes-vous content, petit ingrat? Quelle complaisance il faut avoir! ScĂšne VII Le Comte, Dorante, DorimĂšne, Hortense, Rosimond Le Comte, Ă DorimĂšne. - Venez, Madame, hĂÂątez-vous de grĂÂące, nous avons laissĂ© la Marquise avec quelques amis qui tĂÂąchent de la gagner. Le moment m'a paru favorable; prĂ©sentez-vous, Madame, et venez par vos politesses achever de la dĂ©terminer; ce sont des pas que la biensĂ©ance exige que vous fassiez. Suivez-nous aussi, ma fille; et vous, Marquis, attendez ici, on vous dira quand il sera temps de paraĂtre. Rosimond, Ă part. - Ceci est trop fort. DorimĂšne. - Je vous rends mille grĂÂąces de vos soins, Monsieur le Comte. Adieu, Marquis, tranquillisez-vous donc. Dorante, Ă Rosimond. - Point d'inquiĂ©tude, nous te rapporterons de bonnes nouvelles. Hortense. - Je me charge de vous les venir dire. ScĂšne VIII Rosimond, abattu et rĂÂȘveur, Frontin Frontin, bas. - Son air rĂÂȘveur est de mauvais prĂ©sage... Haut. Monsieur. Rosimond. - Que me veux-tu? Frontin. - Epousons-nous Hortense? Rosimond. - Non, je n'Ă©pouse personne. Frontin. - Et cet entretien que vous avez eu avec elle, il a donc mal fini? Rosimond. - TrĂšs mal. Frontin. - Pourquoi cela? Rosimond. - C'est que je lui ai dĂ©plu. Frontin. - Je vous crois. Rosimond. - Elle dit que je la choque. Frontin. - Je n'en doute pas; j'ai prĂ©vu son indignation. Rosimond. - Quoi! Frontin, tu trouves qu'elle a raison? Frontin. - Je trouve que vous seriez charmant, si vous ne faisiez pas le petit agrĂ©able ce sont vos agrĂ©ments qui vous perdent. Rosimond. - Mais, Frontin, je sors du monde; y Ă©tais-je si Ă©trange? Frontin. - On s'y moquait de nous la plupart du temps; je l'ai fort bien remarquĂ©, Monsieur; les gens raisonnables ne pouvaient pas nous souffrir; en vĂ©ritĂ©, vous ne plaisiez qu'aux DorimĂšnes, et moi aussi; et nos camarades n'Ă©taient que des Ă©tourdis; je le sens bien Ă prĂ©sent, et si vous l'aviez senti aussi tĂÂŽt que moi, l'adorable Hortense vous aurait autant chĂ©ri que me chĂ©rit sa gentille suivante, qui m'a dĂ©fait de toute mon impertinence. Rosimond. - Est-ce qu'en effet il y aurait de ma faute? Frontin. - Regardez-moi Est-ce que vous me reconnaissez, par exemple? Voyez comme je parle naturellement Ă cette heure, en comparaison d'autrefois que je prenais des tons si sots Bonjour, la belle enfant, qu'est-ce? Eh! comment vous portez-vous? VoilĂ comme vous m'aviez appris Ă faire, et cela me fatiguait; au lieu qu'Ă prĂ©sent je suis si Ă mon aise Bonjour, Marton, comment te portes-tu? Cela coule de source, et on est gracieux avec toute la commoditĂ© possible. Rosimond. - Laisse-moi, il n'y a plus de ressource Et tu me chagrines. ScĂšne IX Marton, Frontin, Rosimond Frontin, Ă part Ă Marton. - Encore une petite façon, et nous le tenons, Marton. Marton, Ă part les premiers mots. - Je vais l'achever. Monsieur, ma maĂtresse que j'ai rencontrĂ©e en passant, comme elle vous quittait, m'a chargĂ© de vous prier d'une chose qu'elle a oubliĂ© de vous dire tantĂÂŽt, et dont elle n'aurait peut-ĂÂȘtre pas le temps de vous avertir assez tĂÂŽt C'est que Monsieur le Comte pourra vous parler de Dorante, vous faire quelques questions sur son caractĂšre; et elle souhaiterait que vous en dissiez du bien; non pas qu'elle l'aime encore, mais comme il s'y prend d'une maniĂšre Ă lui plaire, il sera bon, Ă tout hasard, que Monsieur le Comte soit prĂ©venu en sa faveur. Rosimond. - Oh! Parbleu! c'en est trop; ce trait me pousse Ă bout Allez, Marton, dites Ă votre maĂtresse que son procĂ©dĂ© est injurieux, et que Dorante, pour qui elle veut que je parle, me rĂ©pondra de l'affront qu'on me fait aujourd'hui. Marton. - Eh, Monsieur! A qui en avez-vous? Quel mal vous fait-on? Par quel intĂ©rĂÂȘt refusez-vous d'obliger ma maĂtresse, qui vous sert actuellement vous-mĂÂȘme, et qui, en revanche, vous demande en grĂÂące de servir votre propre ami? Je ne vous conçois pas! Frontin, quelle fantaisie lui prend-il donc? Pourquoi se fĂÂąche-t-il contre Hortense? Sais-tu ce que c'est? Frontin. - Eh! mon enfant, c'est qu'il l'aime. Marton. - Bon! Tu rĂÂȘves. Cela ne se peut pas. Dit-il vrai, Monsieur? Rosimond. - Marton, je suis au dĂ©sespoir! Marton. - Quoi! Vous? Rosimond. - Ne me trahis pas; je rougirais que l'ingrate le sĂ»t mais, je te l'avoue, Marton oui, je l'aime, je l'adore, et je ne saurai supporter sa perte. Marton. - Ah! C'est parler que cela; voilĂ ce qu'on appelle des expressions. Rosimond. - Garde-toi surtout de les rĂ©pĂ©ter. Marton. - VoilĂ qui ne vaut rien, vous retombez. Frontin. - Oui, Monsieur, dites toujours je l'adore; ce mot-lĂ vous portera bonheur. Rosimond. - L'ingrate! Marton. - Vous avez tort; car il faut que je me fĂÂąche Ă mon tour. Est-ce que ma maĂtresse se doute seulement que vous l'aimez? jamais le mot d'amour est-il sorti de votre bouche pour elle? Il semblait que vous auriez eu peur de compromettre votre importance; ce n'Ă©tait pas la peine que votre coeur se dĂ©veloppĂÂąt sĂ©rieusement pour ma maĂtresse, ni qu'il se mĂt en frais de sentiment pour elle. Trop heureuse de vous Ă©pouser, vous lui faisiez la grĂÂące d'y consentir je ne vous parle si franchement, que pour vous mettre au fait de vos torts; il faut que vous les sentiez c'est de vos façons dont vous devez rougir, et non pas d'un amour qui ne vous fait qu'honneur. Frontin. - Si vous saviez le chagrin que nous en avions, Marton et moi; nous en Ă©tions si pĂ©nĂ©trĂ©s... Rosimond. - Je me suis mal conduit, j'en conviens. Marton. - Avec tout ce qui peut rendre un homme aimable, vous n'avez rien oubliĂ© pour vous empĂÂȘcher de l'ĂÂȘtre. Souvenez-vous des discours de tantĂÂŽt j'en Ă©tais dans une fureur... Frontin. - Oui, elle m'a dit que vous l'aviez scandalisĂ©e; car elle est notre amie. Marton. - C'est un malentendu qui nous sĂ©pare; et puis, concluons quelque chose, un mariage arrĂÂȘtĂ©, convenable, dont je faisais cas voilĂ de votre style; et avec qui? Avec la plus charmante et la plus raisonnable fille du monde, et je dirai mĂÂȘme, la plus disposĂ©e d'abord Ă vous vouloir du bien. Rosimond. - Ah! Marton, n'en dis pas davantage. J'ouvre les yeux; je me dĂ©teste, et il n'est plus temps! Marton. - Je ne dis pas cela, Monsieur le Marquis, votre Ă©tat me touche, et peut-ĂÂȘtre touchera-t-il ma maĂtresse. Frontin. - Cette belle dame a l'air si clĂ©ment! Marton. - Me promettez-vous de rester comme vous ĂÂȘtes? Continuerez-vous d'ĂÂȘtre aussi aimable que vous l'ĂÂȘtes actuellement? En est-ce fait? N'y a-t-il plus de petit-maĂtre? Rosimond. - Je suis confus de l'avoir Ă©tĂ©, Marton. Frontin. - Je pleure de joie. Marton. - Eh bien, portez-lui donc ce coeur tendre et repentant; jetez-vous Ă ses genoux, et n'en sortez point qu'elle ne vous ait fait grĂÂące. Rosimond. - Je m'y jetterai, Marton, mais sans espĂ©rance, puisqu'elle aime Dorante. Marton. - Doucement; Dorante ne lui a plu qu'en s'efforçant de lui plaire, et vous lui avez plu d'abord. Cela est diffĂ©rent c'est reconnaissance pour lui, c'Ă©tait inclination pour vous, et l'inclination reprendra ses droits. Je la vois qui s'avance; nous vous laissons avec elle. ScĂšne X Rosimond, Hortense Hortense. - Bonnes nouvelles, Monsieur le Marquis, tout est pacifiĂ©. Rosimond, se jetant Ă ses genoux. - Et moi je meurs de douleur, et je renonce Ă tout, puisque je vous perds, Madame. Hortense. - Ah! Ciel! Levez-vous, Rosimond; ne vous troublez pas, et dites-moi ce que cela signifie. Rosimond. - Je ne mĂ©rite pas, Hortense, la bontĂ© que vous avez de m'entendre; et ce n'est pas en me flattant de vous flĂ©chir, que je viens d'embrasser vos genoux. Non, je me fais justice; je ne suis pas mĂÂȘme digne de votre haine, et vous ne me devez que du mĂ©pris; mais mon coeur vous a manquĂ© de respect; il vous a refusĂ© l'aveu de tout l'amour dont vous l'aviez pĂ©nĂ©trĂ©, et je veux, pour l'en punir, vous dĂ©clarer les motifs ridicules du mystĂšre qu'il vous en a fait. Oui, belle Hortense, cet amour que je ne mĂ©ritais pas de sentir, je ne vous l'ai cachĂ© que par le plus misĂ©rable, par le plus incroyable orgueil qui fĂ»t jamais. Triomphez donc d'un malheureux qui vous adorait, qui a pourtant nĂ©gligĂ© de vous le dire, et qui a portĂ© la prĂ©somption, jusqu'Ă croire que vous l'aimeriez sans cela voilĂ ce que j'Ă©tais devenu par de faux airs; refusez-m'en le pardon que je vous en demande; prenez en rĂ©paration de mes folies l'humiliation que j'ai voulu subir en vous les apprenant; si ce n'est pas assez, riez-en vous-mĂÂȘme, et soyez sĂ»re d'en ĂÂȘtre toujours vengĂ©e par la douleur Ă©ternelle que j'en emporte. ScĂšne XI DorimĂšne, Dorante, Hortense, Rosimond DorimĂšne. - Enfin, Marquis, vous ne vous plaindrez plus, je suis Ă vous, il vous est permis de m'Ă©pouser; il est vrai qu'il m'en coĂ»te le sacrifice de ma fiertĂ© mais, que ne fait-on pas pour ce qu'on aime? Rosimond. - Un moment, de grĂÂące, Madame. Dorante. - Votre pĂšre consent Ă mon bonheur, si vous y consentez vous-mĂÂȘme, Madame. Hortense. - Dans un instant, Dorante. Rosimond, Ă Hortense. - Vous ne me dites rien, Hortense? Je n'aurai pas mĂÂȘme, en partant, la triste consolation d'espĂ©rer que vous me plaindrez. DorimĂšne. - Que veut-il dire avec sa consolation? De quoi demande-t-il donc qu'on le plaigne? Rosimond. - Ayez la bontĂ© de ne pas m'interrompre. Hortense. - Quoi, Rosimond, vous m'aimez? Rosimond. - Et mon amour ne finira qu'avec ma vie. DorimĂšne. - Mais, parlez donc? RĂ©pĂ©tez-vous une scĂšne de comĂ©die? Rosimond. - Eh! de grĂÂące. Dorante. - Que dois-je penser, Madame? Hortense. - Tout Ă l'heure. A Rosimond. Et vous n'aimez pas DorimĂšne? Rosimond. - Elle est prĂ©sente; et je dis que je vous adore; et je le dis sans ĂÂȘtre infidĂšle approuvez que je n'en dise pas davantage. DorimĂšne. - Comment donc, vous l'adorez! Vous ne m'aimez pas? A-t-il perdu l'esprit? Je ne plaisante plus, moi. Dorante. - Tirez-moi de l'inquiĂ©tude oĂÂč je suis, Madame? Rosimond. - Adieu, belle Hortense; ma prĂ©sence doit vous ĂÂȘtre Ă charge. Puisse Dorante, Ă qui vous accordez votre coeur, sentir toute l'Ă©tendue du bonheur que je perds. A Dorante. Tu me donnes la mort, Dorante; mais je ne mĂ©rite pas de vivre, et je te pardonne. DorimĂšne. - VoilĂ qui est bien particulier! Hortense. - ArrĂÂȘtez, Rosimond; ma main peut-elle effacer le ressouvenir de la peine que je vous ai faite? Je vous la donne. Rosimond. - Je devrais expirer d'amour, de transport et de reconnaissance. DorimĂšne. - C'est un rĂÂȘve! Voyons. A quoi cela aboutira-t-il? Hortense, Ă Rosimond. - Ne me sachez pas mauvais grĂ© de ce qui s'est passĂ©; je vous ai refusĂ© ma main, j'ai montrĂ© de l'Ă©loignement pour vous; rien de tout cela n'Ă©tait sincĂšre c'Ă©tait mon coeur qui Ă©prouvait le vĂÂŽtre. Vous devez tout Ă mon penchant; je voulais pouvoir m'y livrer, je voulais que ma raison fĂ»t contente, et vous comblez mes souhaits; jugez Ă prĂ©sent du cas que j'ai fait de votre coeur par tout ce que j'ai tentĂ© pour en obtenir la tendresse entiĂšre. Rosimond se jette Ă genoux. DorimĂšne, en s'en allant. - Adieu. Je vous annonce qu'il faudra l'enfermer au premier jour. ScĂšne XII Le Comte, La Marquise, Marton, Frontin Le Comte. - Rosimond Ă vos pieds, ma fille! Qu'est-ce que cela veut dire? Hortense. - Mon pĂšre, c'est Rosimond qui m'aime, et que j'Ă©pouserai si vous le souhaitez. Rosimond. - Oui, Monsieur, c'est Rosimond devenu raisonnable, et qui ne voit rien d'Ă©gal au bonheur de son sort. Le Comte, Ă Dorante. - Nous les destinions l'un Ă l'autre, Monsieur; vous m'aviez demandĂ© ma fille mais vous voyez bien qu'il n'est plus question d'y songer. La Marquise. - Ah! mon fils! Que cet Ă©vĂ©nement me charme! Dorante, Ă Hortense. - Je ne me plains point, Madame; mais votre procĂ©dĂ© est cruel. Hortense. - Vous n'avez rien Ă me reprocher, Dorante; vous vouliez profiter des fautes de votre ami, et ce dĂ©nouement-ci vous rend justice. Frontin. - Ah, Monsieur! Ah, Madame! Mon incomparable Marton. Marton. - Aime-moi Ă prĂ©sent tant que tu voudras, il n'y aura rien de perdu. Fin La MĂšre confidente Acteurs ComĂ©die en trois actes et en prose reprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens Italiens le 9 mai 1735 Acteurs Madame Argante. AngĂ©lique, sa fille. Lisette, sa suivante. Dorante, amant d'AngĂ©lique. Ergaste, son oncle. Lubin, paysan valet de Madame Argante. La scĂšne se passe Ă la campagne, chez Madame Argante. Acte premier ScĂšne premiĂšre Dorante, Lisette Dorante. - Quoi! vous venez sans AngĂ©lique, Lisette? Lisette. - Elle arrivera bientĂÂŽt, elle est avec sa mĂšre, je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me suis hĂÂątĂ©e que pour avoir avec vous un moment d'entretien, sans qu'elle le sache. Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Lisette. - Ah ça, Monsieur, nous ne vous connaissons, AngĂ©lique et moi, que par une aventure de promenade dans cette campagne. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Vous ĂÂȘtes tous deux aimables, l'amour s'est mis de la partie, cela est naturel; voilĂ sept ou huit entrevues que nous avons avec vous, Ă l'insu de tout le monde; la mĂšre, Ă qui vous ĂÂȘtes inconnu, pourrait Ă la fin en apprendre quelque chose, toute l'intrigue retomberait sur moi terminons; AngĂ©lique est riche, vous ĂÂȘtes tous deux d'une Ă©gale condition, Ă ce que vous dites; engagez vos parents Ă la demander pour vous en mariage; il n'y a pas mĂÂȘme de temps Ă perdre. Dorante. - C'est ici oĂÂč gĂt la difficultĂ©. Lisette. - Vous auriez de la peine Ă trouver un meilleur parti, au moins. Dorante. - Eh! il n'est que trop bon. Lisette. - Je ne vous entends pas. Dorante. - Ma famille vaut la sienne, sans contredit, mais je n'ai pas de bien, Lisette. Lisette, Ă©tonnĂ©e. - Comment? Dorante. - Je dis les choses comme elles sont; je n'ai qu'une trĂšs petite lĂ©gitime. Lisette, brusquement. - Vous? Tant pis; je ne suis point contente de cela, qui est-ce qui le devinerait Ă votre air? Quand on n'a rien, faut-il ĂÂȘtre de si bonne mine? Vous m'avez trompĂ©e, Monsieur. Dorante. - Ce n'Ă©tait pas mon dessein. Lisette. - Cela ne se fait pas, vous dis-je, que diantre voulez-vous qu'on fasse de vous? Vraiment AngĂ©lique vous Ă©pouserait volontiers, mais nous avons une mĂšre qui ne sera pas tentĂ©e de votre lĂ©gitime, et votre amour ne nous donnerait que du chagrin. Dorante. - Eh! Lisette, laisse aller les choses, je t'en conjure; il peut arriver tant d'accidents! Si je l'Ă©pouse, je te jure d'honneur que je te ferai ta fortune; tu n'en peux espĂ©rer autant de personne, et je tiendrai parole. Lisette. - Ma fortune? Dorante. - Oui, je te le promets. Ce n'est pas le bien d'AngĂ©lique qui me fait envie si je ne l'avais pas rencontrĂ©e ici, j'allais, Ă mon retour Ă Paris, Ă©pouser une veuve trĂšs riche et peut-ĂÂȘtre plus riche qu'elle, tout le monde le sait, mais il n'y a plus moyen j'aime AngĂ©lique; et si jamais tes soins m'unissaient Ă elle, je me charge de ton Ă©tablissement. Lisette, rĂÂȘvant un peu. - Vous ĂÂȘtes sĂ©duisant; voilĂ une façon d'aimer qui commence Ă m'intĂ©resser, je me persuade qu'AngĂ©lique serait bien avec vous. Dorante. - Je n'aimerai jamais qu'elle. Lisette. - Vous lui ferez donc sa fortune aussi bien qu'Ă moi, mais, Monsieur, vous n'avez rien, dites-vous? cela est dur, n'hĂ©ritez-vous de personne, tous vos parents sont-ils ruinĂ©s? Dorante. - Je suis le neveu d'un homme qui a de trĂšs grands biens, qui m'aime beaucoup, et qui me traite comme un fils. Lisette. - Eh! que ne parlez-vous donc? d'oĂÂč vient me faire peur avec vos tristes rĂ©cits, pendant que vous en avez de si consolants Ă faire? Un oncle riche, voilĂ qui est excellent; et il est vieux, sans doute, car ces Messieurs-lĂ ont coutume de l'ĂÂȘtre. Dorante. - Oui, mais le mien ne suit pas la coutume, il est jeune. Lisette. - Jeune! et de quelle jeunesse encore? Dorante. - Il n'a que trente-cinq ans. Lisette. - MisĂ©ricorde! trente-cinq ans! Cet homme-lĂ n'est bon qu'Ă ĂÂȘtre le neveu d'un autre. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Mais du moins, est-il un peu infirme? Dorante. - Point du tout, il se porte Ă merveille, il est, grĂÂące au ciel, de la meilleure santĂ© du monde, car il m'est cher. Lisette. - Trente-cinq ans et de la santĂ©, avec un degrĂ© de parentĂ© comme celui-lĂ ! Le joli parent! Et quelle est l'humeur de ce galant homme? Dorante. - Il est froid, sĂ©rieux et philosophe. Lisette. - Encore passe, voilĂ une humeur qui peut nous dĂ©dommager de la vieillesse et des infirmitĂ©s qu'il n'a pas il n'a qu'Ă nous assurer son bien. Dorante. - Il ne faut pas s'y attendre; on parle de quelque mariage en campagne pour lui. Lisette, s'Ă©criant. - Pour ce philosophe! Il veut donc avoir des hĂ©ritiers en propre personne? Dorante. - Le bruit en court. Lisette. - Oh! Monsieur, vous m'impatientez avec votre situation; en vĂ©ritĂ©, vous ĂÂȘtes insupportable, tout est dĂ©solant avec vous, de quelque cĂÂŽtĂ© qu'on se tourne. Dorante. - Te voilĂ donc dĂ©goĂ»tĂ©e de me servir? Lisette, vivement. - Non, vous avez un malheur qui me pique et que je veux vaincre; mais retirez-vous, voici AngĂ©lique qui arrive, je ne lui ai pas dit que vous viendriez ici, quoiqu'elle s'attende bien de vous y voir; vous reparaĂtrez dans un instant et ferez comme si vous arriviez, donnez-moi le temps de l'instruire de tout, j'ai Ă lui rendre compte de votre personne, elle m'a chargĂ©e de savoir un peu de vos nouvelles, laissez-moi faire. Dorante sort. ScĂšne II AngĂ©lique, Lisette Lisette. - Je dĂ©sespĂ©rais que vous vinssiez, Madame. AngĂ©lique. - C'est qu'il est arrivĂ© du monde Ă qui j'ai tenu compagnie. Eh bien! Lisette, as-tu quelque chose Ă me dire de Dorante? as-tu parlĂ© de lui Ă la concierge du chĂÂąteau oĂÂč il est? Lisette. - Oui, je suis parfaitement informĂ©e. Dorante est un homme charmant, un homme aimĂ©, estimĂ© de tout le monde, en un mot, le plus honnĂÂȘte homme qu'on puisse connaĂtre. AngĂ©lique. - HĂ©las! Lisette, je n'en doutais pas, cela ne m'apprend rien, je l'avais devinĂ©. Lisette. - Oui; il n'y a qu'Ă le voir pour avoir bonne opinion de lui. Il faut pourtant le quitter, car il ne vous convient pas. AngĂ©lique. - Le quitter! Quoi! aprĂšs cet Ă©loge! Lisette. - Oui, Madame, il n'est pas votre fait. AngĂ©lique. - Ou vous plaisantez, ou la tĂÂȘte vous tourne. Lisette. - Ni l'un ni l'autre. Il a un dĂ©faut terrible. AngĂ©lique. - Tu m'effrayes. Lisette. - Il est sans bien. AngĂ©lique. - Ah! je respire! N'est-ce que cela? Explique-toi donc mieux, Lisette ce n'est pas un dĂ©faut, c'est un malheur, je le regarde comme une bagatelle, moi. Lisette. - Vous parlez juste; mais nous avons une mĂšre, allez la consulter sur cette bagatelle-lĂ , pour voir un peu ce qu'elle vous rĂ©pondra; demandez-lui si elle sera d'avis de vous donner Dorante. AngĂ©lique. - Et quel est le tien lĂ -dessus, Lisette? Lisette. - Oh! le mien, c'est une autre affaire; sans vanitĂ©, je penserais un peu plus noblement que cela, ce serait une fort belle action que d'Ă©pouser Dorante. AngĂ©lique. - Va, va, ne mĂ©nage pas mon coeur, il n'est pas au-dessous du tien, conseille-moi hardiment une belle action. Lisette. - Non pas, s'il vous plaĂt. Dorante est un cadet et l'usage veut qu'on le laisse lĂ . AngĂ©lique. - Je l'enrichirais donc? Quel plaisir! Lisette. - Oh! vous en direz tant que vous me tenterez. AngĂ©lique. - Plus il me devrait, et plus il me serait cher. Lisette. - Vous ĂÂȘtes tous deux les plus aimables enfants du monde, car il refuse aussi, Ă cause de vous, une veuve trĂšs riche, Ă ce qu'on dit. AngĂ©lique. - Lui? eh bien! il a eu la modestie de s'en taire, c'est toujours de nouvelles qualitĂ©s que je lui dĂ©couvre. Lisette. - Allons, Madame, il faut que vous Ă©pousiez cet homme-lĂ , le ciel vous destine l'un Ă l'autre, cela est visible. Rappelez-vous votre aventure nous nous promenons toutes deux dans les allĂ©es de ce bois. Il y a mille autres endroits pour se promener; point du tout, cet homme, qui nous est inconnu, ne vient qu'Ă celui-ci, parce qu'il faut qu'il nous rencontre. Qu'y faisiez-vous? Vous lisiez. Qu'y faisait-il? Il lisait. Y a-t-il rien de plus marquĂ©? AngĂ©lique. - Effectivement. Lisette. - Il vous salue, nous le saluons, le lendemain, mĂÂȘme promenade, mĂÂȘmes allĂ©es, mĂÂȘme rencontre, mĂÂȘme inclination des deux cĂÂŽtĂ©s, et plus de livres de part et d'autre; cela est admirable! AngĂ©lique. - Ajoute que j'ai voulu m'empĂÂȘcher de l'aimer, et que je n'ai pu en venir Ă bout. Lisette. - Je vous en dĂ©fierais. AngĂ©lique. - Il n'y a plus que ma mĂšre qui m'inquiĂšte, cette mĂšre qui m'idolĂÂątre, qui ne m'a jamais fait sentir que son amour, qui ne veut jamais que ce que je veux. Lisette. - Bon! c'est que vous ne voulez jamais que ce qui lui plaĂt. AngĂ©lique. - Mais si elle fait si bien que ce qui lui plaĂt me plaise aussi, n'est-ce pas comme si je faisais toujours mes volontĂ©s? Lisette. - Est-ce que vous tremblez dĂ©jĂ ? AngĂ©lique. - Non, tu m'encourages, mais c'est ce misĂ©rable bien que j'ai et qui me nuira ah! que je suis fĂÂąchĂ©e d'ĂÂȘtre si riche! Lisette. - Ah! le plaisant chagrin! Eh! ne l'ĂÂȘtes-vous pas pour vous deux? AngĂ©lique. - Il est vrai. Ne le verrons-nous pas aujourd'hui? Quand reviendra-t-il? Lisette regarde sa montre. - Attendez, je vais vous le dire. AngĂ©lique. - Comment! est-ce que tu lui as donnĂ© rendez-vous? Lisette. - Oui, il va venir, il ne tardera pas deux minutes, il est exact. AngĂ©lique. - Vous n'y songez pas, Lisette; il croira que c'est moi qui le lui ai fait donner. Lisette. - Non, non, c'est toujours avec moi qu'il les prend, et c'est vous qui les tenez sans le savoir. AngĂ©lique. - Il a fort bien fait de ne m'en rien dire, car je n'en aurais pas tenu un seul; et comme vous m'avertissez de celui-ci, je ne sais pas trop si je puis rester avec biensĂ©ance, j'ai presque envie de m'en aller. Lisette. - Je crois que vous avez raison. Allons, partons, Madame. AngĂ©lique. - Une autre fois, quand vous lui direz de venir, du moins ne m'avertissez pas, voilĂ tout ce que je vous demande. Lisette. - Ne nous fĂÂąchons pas, le voici. ScĂšne III Dorante, AngĂ©lique, Lisette, Lubin, Ă©loignĂ©. AngĂ©lique. - Je ne vous attendais pas, au moins, Dorante. Dorante. - Je ne sais que trop que c'est Ă Lisette que j'ai l'obligation de vous voir ici, Madame. Lisette, sans regarder. - Je lui ai pourtant dit que vous viendriez. AngĂ©lique. - Oui, elle vient de me l'apprendre tout Ă l'heure. Lisette. - Pas tant tout Ă l'heure. AngĂ©lique. - Taisez-vous, Lisette. Dorante. - Me voyez-vous Ă regret, Madame? AngĂ©lique. - Non, Dorante, si j'Ă©tais fĂÂąchĂ©e de vous voir, je fuirais les lieux oĂÂč je vous trouve, et oĂÂč je pourrais soupçonner de vous rencontrer. Lisette. - Oh! pour cela, Monsieur, ne vous plaignez pas; il faut rendre justice Ă Madame il n'y a rien de si obligeant que les discours qu'elle vient de me tenir sur votre compte. AngĂ©lique. - Mais, en vĂ©ritĂ©, Lisette!... Dorante. - Eh! Madame, ne m'enviez pas la joie qu'elle me donne. Lisette. - OĂÂč est l'inconvĂ©nient de rĂ©pĂ©ter des choses qui ne sont que louables? Pourquoi ne saurait-il pas que vous ĂÂȘtes charmĂ©e que tout le monde l'aime et l'estime? Y a-t-il du mal Ă lui dire le plaisir que vous vous proposez Ă le venger de la fortune, Ă lui apprendre que la sienne vous le rend encore plus cher? Il n'y a point Ă rougir d'une pareille façon de penser, elle fait l'Ă©loge de votre coeur. Dorante. - Quoi! charmante AngĂ©lique, mon bonheur irait-il jusque-lĂ ? Oserais-je ajouter foi Ă ce qu'elle me dit? AngĂ©lique. - Je vous avoue qu'elle est bien Ă©tourdie. Dorante. - Je n'ai que mon coeur Ă vous offrir, il est vrai, mais du moins n'en fut-il jamais de plus pĂ©nĂ©trĂ© ni de plus tendre. Lubin paraĂt dans l'Ă©loignement. Lisette. - Doucement, ne parlez pas si haut, il me semble que je vois le neveu de notre fermier qui nous observe; ce grand benĂÂȘt-lĂ , que fait-il ici? AngĂ©lique. - C'est lui-mĂÂȘme. Ah! que je suis inquiĂšte! Il dira tout Ă ma mĂšre. Adieu, Dorante, nous nous reverrons, je me sauve, retirez-vous aussi. Elle sort. Dorante veut s'en aller. Lisette, l'arrĂÂȘtant. - Non, Monsieur, arrĂÂȘtez, il me vient une idĂ©e il faut tĂÂącher de le mettre dans nos intĂ©rĂÂȘts, il ne me hait pas. Dorante. - Puisqu'il nous a vus, c'est le meilleur parti. ScĂšne IV Dorante, Lisette, Lubi Lisette, Ă Dorante. - Laissez-moi faire. Ah! te voilĂ , Lubin? Ă quoi t'amuses-tu lĂ ? Lubin. - Moi? D'abord je faisais une promenade, Ă prĂ©sent je regarde. Lisette. - Et que regardes-tu? Lubin. - Des oisiaux, deux qui restont, et un qui viant de prenre sa volĂ©e, et qui est le plus joli de tous. Regardant Dorante. En velĂ un qui est bian joli itou, et jarniguĂ©! ils profiteront bian avec vous, car vous les sifflez comme un charme, Mademoiselle Lisette. Lisette. - C'est-Ă -dire que tu nous as vu, AngĂ©lique et moi, parler Ă Monsieur? Lubin. - Oh! oui, j'ons tout vu Ă mon aise, j'ons mĂÂȘmement entendu leur petit ramage. Lisette. - C'est le hasard qui nous a fait rencontrer Monsieur, et voilĂ la premiĂšre fois que nous le voyons. Lubin. - MorguĂ©! qu'alle a bonne meine cette premiĂšre fois-lĂ , alle ressemble Ă la vingtiĂšme! Dorante. - On ne saurait se dispenser de saluer une dame quand on la rencontre, je pense. Lubin, riant. - Ah! ah! ah! vous tirez donc voute rĂ©vĂ©rence en paroles, vous convarsez depuis un quart d'heure, appelez-vous ça un coup de chapiau? Lisette. - Venons au fait, serais-tu d'humeur d'entrer dans nos intĂ©rĂÂȘts? Lubin. - Peut-ĂÂȘtre qu'oui, peut-ĂÂȘtre que non, ce sera suivant les magniĂšres du monde; il gnia que ça qui rĂšgle, car j'aime les magniĂšres, moi. Lisette. - Eh bien! Lubin, je te prie instamment de nous servir. Dorante lui donne de l'argent. - Et moi, je te paye pour cela. Lubin. - Je vous baille donc la parfarence; redites voute chance, alle sera pu bonne ce coup-ci que l'autre, d'abord c'est une rencontre, n'est-ce pas? ça se pratique, il n'y a pas de malhonnĂÂȘtetĂ© Ă rencontrer les parsonnes. Lisette. - Et puis on se salue. Lubin. - Et pis queuque bredouille au bout de la rĂ©vĂ©rence, c'est itou ma coutume; toujours je bredouille en saluant, et quand ça se passe avec des femmes, faut bian qu'alles rĂ©pondent deux paroles pour une; les hommes parlent, les femmes babillent, allez voute chemin; velĂ qui est fort bon, fort raisonnable et fort civil. Oh çà ! la rencontre, la salutation, la demande, et la rĂ©ponse, tout ça est payĂ©! il n'y a pus qu'Ă nous accommoder pour le courant. Dorante. - VoilĂ pour le courant. Lubin. - Courez donc tant que vous pourrez, ce que vous attraperez, c'est pour vous; je n'y prĂ©tends rin, pourvu que j'attrape itou. Sarviteur, il n'y a, morguĂ©! parsonne de si agriable Ă rencontrer que vous. Lisette. - Tu seras donc de nos amis Ă prĂ©sent. Lubin. - TatiguĂ©! oui, ne m'Ă©pargnez pas, toute mon amiquiĂ© est Ă voute sarvice au mĂÂȘme prix. Lisette. - Puisque nous pouvons compter sur toi, veux-tu bien actuellement faire le guet pour nous avertir, en cas que quelqu'un vienne, et surtout Madame? Lubin. - Que vos parsonnes se tiennent en paix, je vous garantis des passants une lieue Ă la ronde. Il sort. ScĂšne V Dorante, Lisette Lisette. - Puisque nous voici seuls un moment, parlons encore de votre amour, Monsieur. Vous m'avez fait de grandes promesses en cas que les choses rĂ©ussissent; mais comment rĂ©ussiront-elles? AngĂ©lique est une hĂ©ritiĂšre, et je sais les intentions de la mĂšre, quelque tendresse qu'elle ait pour sa fille, qui vous aime, ce ne sera pas Ă vous Ă qui elle la donnera, c'est de quoi vous devez ĂÂȘtre bien convaincu; or, cela supposĂ©, que vous passe-t-il dans l'esprit lĂ -dessus? Dorante. - Rien encore, Lisette. Je n'ai jusqu'ici songĂ© qu'au plaisir d'aimer AngĂ©lique. Lisette. - Mais ne pourriez-vous pas en mĂÂȘme temps songer Ă faire durer ce plaisir? Dorante. - C'est bien mon dessein; mais comment s'y prendre? Lisette. - Je vous le demande. Dorante. - J'y rĂÂȘverai, Lisette. Lisette. - Ah! vous y rĂÂȘverez! Il n'y a qu'un petit inconvĂ©nient Ă craindre, c'est qu'on ne marie votre maĂtresse pendant que vous rĂÂȘverez Ă la conserver. Dorante. - Que me dis-tu, Lisette? J'en mourrais de douleur. Lisette. - Je vous tiens donc pour mort. Dorante, vivement. - Est-ce qu'on la veut marier? Lisette. - La partie est toute liĂ©e avec la mĂšre, il y a dĂ©jĂ un Ă©poux d'arrĂÂȘtĂ©, je le sais de bonne part. Dorante. - Eh! Lisette, tu me dĂ©sespĂšres, il faut absolument Ă©viter ce malheur-lĂ . Lisette. - Ah! ce ne sera pas en disant j'aime, et toujours j'aime... N'imaginez-vous rien? Dorante. - Tu m'accables. ScĂšne VI Lubin, Lisette, Dorante Lubin, accourant. - Gagnez pays, mes bons amis, sauvez-vous, velĂ l'ennemi qui s'avance. Lisette. - Quel ennemi? Lubin. - MorguĂ©! le plus mĂ©chant, c'est la mĂšre d'AngĂ©lique. Lisette, Ă Dorante. - Eh! vite, cachez-vous dans le bois, je me retire. Elle sort. Lubin. - Et moi je ferai semblant d'ĂÂȘtre sans malice. ScĂšne VII Lubin, Madame Argante Madame Argante. - Ah! c'est toi, Lubin, tu es tout seul? Il me semblait avoir entendu du monde. Lubin. - Non, noute maĂtresse; ce n'est que moi qui me parle et qui me repart, Ă celle fin de me tenir compagnie, ça amuse. Madame Argante. - Ne me trompes-tu point? Lubin. - ParguĂ©! je serais donc un fripon? Madame Argante. - Je te crois, et je suis bien aise de te trouver, car je te cherchais; j'ai une commission Ă te donner, que je ne veux confier Ă aucun de mes gens; c'est d'observer AngĂ©lique dans ses promenades, et de me rendre compte de ce qui s'y passe; je remarque que depuis quelque temps elle sort souvent Ă la mĂÂȘme heure avec Lisette, et j'en voudrais savoir la raison. Lubin. - Ca est fort raisonnable. Vous me baillez donc une charge d'espion? Madame Argante. - A peu prĂšs. Lubin. - Je savons bian ce que c'est; j'ons la pareille. Madame Argante. - Toi? Lubin. - Oui, ça est fort lucratif; mais c'est qu'ou venez un peu tard, noute maĂtresse, car je sis retenu pour vous espionner vous-mĂÂȘme. Madame Argante, Ă part. - Qu'entends-je? Moi, Lubin? Lubin. - Vraiment oui. Quand Mademoiselle AngĂ©lique parle en cachette Ă son amoureux, c'est moi qui regarde si vous ne venez pas. Madame Argante. - Ceci est sĂ©rieux; mais vous ĂÂȘtes bien hardi, Lubin, de vous charger d'une pareille commission. Lubin. - Pardi, y a-t-il du mal Ă dire Ă cette jeunesse VelĂ Madame qui viant, la velĂ qui ne viant pas? Ca empĂÂȘche-t-il que vous ne veniez, ou non? Je n'y entends pas de finesse. Madame Argante. - Je te pardonne, puisque tu n'as pas cru mal faire, Ă condition que tu m'instruiras de tout ce que tu verras et de tout ce que tu entendras. Lubin. - Faura donc que j'acoute et que je regarde? Ce sera moiquiĂ© plus de besogne avec vous qu'avec eux. Madame Argante. - Je consens mĂÂȘme que tu les avertisses quand j'arriverai, pourvu que tu me rapportes tout fidĂšlement, et il ne te sera pas difficile de le faire, puisque tu ne t'Ă©loignes pas beaucoup d'eux. Lubin. - Eh! sans doute, je serai tout portĂ© pour les nouvelles, ça me sera commode, aussitĂÂŽt pris, aussitĂÂŽt rendu. Madame Argante. - Je te dĂ©fends surtout de les informer de l'emploi que je te donne, comme tu m'as informĂ© de celui qu'ils t'ont donnĂ©; garde-moi le secret. Lubin. - DrĂšs qu'ou voulez qu'an le garde, an le gardera; s'ils me l'aviont commandĂ©, j'aurions fait de mĂÂȘme, ils n'aviont qu'Ă dire. Madame Argante. - N'y manque pas Ă mon Ă©gard, et puisqu'ils ne se soucient point que tu gardes le leur, achĂšve de m'instruire, tu n'y perdras pas. Lubin. - PremiĂšrement, au lieu de pardre avec eux, j'y gagne. Madame Argante. - C'est-Ă -dire qu'ils te payent? Lubin. - Tout juste. Madame Argante. - Je te promets de faire comme eux, quand je serai rentrĂ©e chez moi. Lubin. - Ce que j'en dis n'est pas pour porter exemple, mais ce qu'ou ferez sera toujours bian fait. Madame Argante. - Ma fille a donc un amant? Quel est-il? Lubin. - Un biau jeune homme fait comme une marveille, qui est libĂ©ral, qui a un air, une prĂ©sentation, une philosomie! Dame! c'est ma meine Ă moi, ce sera la vĂÂŽtre itou; il n'y a pas de garçon pu gracieux Ă contempler, et qui fait l'amour avec des paroles si douces! C'est un plaisir que de l'entendre dĂ©biter sa petite marchandise! Il ne dit pas un mot qu'il n'adore. Madame Argante. - Et ma fille, que lui rĂ©pond-elle? Lubin. - Voute fille? mais je pense que bientĂÂŽt ils s'adoreront tous deux. Madame Argante. - N'as-tu rien retenu de leurs discours? Lubin. - Non, qu'une petite miette. Je n'ai pas de moyen, ce li fait-il. Et moi, j'en ai trop, ce li fait-elle. Mais, li dit-il, j'ai le coeur si tendre! Mais, li dit-elle, qu'est-ce que ma mĂšre s'en souciera? Et pis lĂ -dessus ils se lamentont sur le plus, sur le moins, sur la pauvretĂ© de l'un, sur la richesse de l'autre, ça fait des regrets bian touchants. Madame Argante. - Quel est ce jeune homme? Lubin. - Attendez, il m'est avis que c'est Dorante, et comme c'est un voisin, on peut l'appeler le voisin Dorante. Madame Argante. - Dorante! ce nom-lĂ ne m'est pas inconnu, comment se sont-ils vus? Lubin. - Ils se sont vus en se rencontrant; mais ils ne se rencontrent pus, ils se treuvent. Madame Argante. - Et Lisette, est-elle de la partie? Lubin. - MorguĂ©! oui, c'est leur capitaine, alle a le gouvarnement des rencontres, c'est un trĂ©sor pour des amoureux que cette fille-lĂ . Madame Argante. - Voici, ce me semble, ma fille, qui feint de se promener et qui vient Ă nous; retire-toi, Lubin, continue d'observer et de m'instruire avec fidĂ©litĂ©, je te rĂ©compenserai. Lubin. - Oh! que oui, Madame, ce sera au logis, il n'y a pas loin. Il sort. ScĂšne VIII Madame Argante, AngĂ©lique Madame Argante. - Je vous demandais Ă Lubin, ma fille. AngĂ©lique. - Avez-vous Ă me parler, Madame? Madame Argante. - Oui; vous connaissez Ergaste, AngĂ©lique, vous l'avez vu souvent Ă Paris, il vous demande en mariage. AngĂ©lique. - Lui, ma mĂšre, Ergaste, cet homme si sombre si sĂ©rieux, il n'est pas fait pour ĂÂȘtre un mari, ce me semble. Madame Argante. - Il n'y a rien Ă redire Ă sa figure. AngĂ©lique. - Pour sa figure, je la lui passe, c'est Ă quoi je ne regarde guĂšre. Madame Argante. - Il est froid. AngĂ©lique. - Dites glacĂ©, taciturne, mĂ©lancolique, rĂÂȘveur et triste. Madame Argante. - Vous le verrez bientĂÂŽt, il doit venir ici, et s'il ne vous accommode pas, vous ne l'Ă©pouserez pas malgrĂ© vous, ma chĂšre enfant, vous savez bien comme nous vivons ensemble. AngĂ©lique. - Ah! ma mĂšre, je ne crains point de violence de votre part, ce n'est pas lĂ ce qui m'inquiĂšte. Madame Argante. - Es-tu bien persuadĂ©e que je t'aime? AngĂ©lique. - Il n'y a point de jour qui ne m'en donne des preuves. Madame Argante. - Et toi, ma fille, m'aimes-tu autant? AngĂ©lique. - Je me flatte que vous n'en doutez pas, assurĂ©ment. Madame Argante. - Non, mais pour m'en rendre encore plus sĂ»re, il faut que tu m'accordes une grĂÂące. AngĂ©lique. - Une grĂÂące, ma mĂšre! VoilĂ un mot qui ne me convient point, ordonnez, et je vous obĂ©irai. Madame Argante. - Oh! si tu le prends sur ce ton-lĂ , tu ne m'aimes pas tant que je croyais. Je n'ai point d'ordre Ă vous donner, ma fille; je suis votre amie, et vous ĂÂȘtes la mienne, et si vous me traitez autrement, je n'ai plus rien Ă vous dire. AngĂ©lique. - Allons, ma mĂšre, je me rends, vous me charmez, j'en pleure de tendresse, voyons, quelle est cette grĂÂące que vous me demandez? Je vous l'accorde d'avance. Madame Argante. - Viens donc que je t'embrasse te voici dans un ĂÂąge raisonnable, mais oĂÂč tu auras besoin de mes conseils et de mon expĂ©rience; te rappelles-tu l'entretien que nous eĂ»mes l'autre jour; et cette douceur que nous nous figurions toutes deux Ă vivre ensemble dans la plus intime confiance, sans avoir de secrets l'une pour l'autre; t'en souviens-tu? Nous fĂ»mes interrompues, mais cette idĂ©e-lĂ te rĂ©jouit beaucoup, exĂ©cutons-la, parle-moi Ă coeur ouvert; fais-moi ta confidente. AngĂ©lique. - Vous, la confidente de votre fille? Madame Argante. - Oh! votre fille; et qui te parle d'elle? Ce n'est point ta mĂšre qui veut ĂÂȘtre ta confidente, c'est ton amie, encore une fois. AngĂ©lique, riant. - D'accord, mais mon amie redira tout Ă ma mĂšre, l'un est insĂ©parable de l'autre. Madame Argante. - Eh bien! je les sĂ©pare, moi, je t'en fais serment; oui, mets-toi dans l'esprit que ce que tu me confieras sur ce pied-lĂ , c'est comme si ta mĂšre ne l'entendait pas; eh! mais cela se doit, il y aurait mĂÂȘme de la mauvaise foi Ă faire autrement. AngĂ©lique. - Il est difficile d'espĂ©rer ce que vous dites lĂ . Madame Argante. - Ah! que tu m'affliges; je ne mĂ©rite pas ta rĂ©sistance. AngĂ©lique. - Eh bien! soit, vous l'exigez de trop bonne grĂÂące, j'y consens, je vous dirai tout. Madame Argante. - Si tu veux, ne m'appelle pas ta mĂšre, donne-moi un autre nom. AngĂ©lique. - Oh! ce n'est pas la peine, ce nom-lĂ m'est cher, quand je le changerais, il n'en serait ni plus ni moins, ce ne serait qu'une finesse inutile, laissez-le-moi, il ne m'effraye plus. Madame Argante. - Comme tu voudras, ma chĂšre AngĂ©lique. Ah çà ! je suis donc ta confidente, n'as-tu rien Ă me confier dĂšs Ă prĂ©sent? AngĂ©lique. - Non, que je sache, mais ce sera pour l'avenir. Madame Argante. - Comment va ton coeur? Personne ne l'a-t-il attaquĂ© jusqu'ici? AngĂ©lique. - Pas encore. Madame Argante. - Hum! Tu ne te fies pas Ă moi, j'ai peur que ce ne soit encore Ă ta mĂšre Ă qui tu rĂ©ponds. AngĂ©lique. - C'est que vous commencez par une furieuse question. Madame Argante. - La question convient Ă ton ĂÂąge. AngĂ©lique. - Ah! Madame Argante. - Tu soupires? AngĂ©lique. - Il est vrai. Madame Argante. - Que t'est-il arrivĂ©? Je t'offre de la consolation et des conseils, parle. AngĂ©lique. - Vous ne me le pardonnerez pas. Madame Argante. - Tu rĂÂȘves encore, avec tes pardons, tu me prends pour ta mĂšre. AngĂ©lique. - Il est assez permis de s'y tromper, mais c'est du moins pour la plus digne de l'ĂÂȘtre, pour la plus tendre et la plus chĂ©rie de sa fille qu'il y ait au monde. Madame Argante. - Ces sentiments-lĂ sont dignes de toi, et je les dirai; mais il ne s'agit pas d'elle, elle est absente revenons, qu'est-ce qui te chagrine? AngĂ©lique. - Vous m'avez demandĂ© si on avait attaquĂ© mon coeur? Que trop, puisque j'aime! Madame Argante, d'un air sĂ©rieux. - Vous aimez? AngĂ©lique, riant. - Eh bien! ne voilĂ -t-il pas cette mĂšre qui est absente? C'est pourtant elle qui me rĂ©pond; mais rassurez-vous, car je badine. Madame Argante. - Non, tu ne badines point, tu me dis la vĂ©ritĂ©, et il n'y a rien lĂ qui me surprenne; de mon cĂÂŽtĂ©, je n'ai rĂ©pondu sĂ©rieusement que parce que tu me parlais de mĂÂȘme; ainsi point d'inquiĂ©tude, tu me confies donc que tu aimes. AngĂ©lique. - Je suis presque tentĂ©e de m'en dĂ©dire. Madame Argante. - Ah! ma chĂšre AngĂ©lique, tu ne me rends pas tendresse pour tendresse. AngĂ©lique. - Vous m'excuserez, c'est l'air que vous avez pris qui m'a alarmĂ©e; mais je n'ai plus peur; oui, j'aime, c'est un penchant qui m'a surpris. Madame Argante. - Tu n'es pas la premiĂšre, cela peut arriver Ă tout le monde et quel homme est-ce? est-il Ă Paris? AngĂ©lique. - Non, je ne le connais que d'ici? Madame Argante, riant. - D'ici, ma chĂšre? Conte-moi donc cette histoire-lĂ , je la trouve plus plaisante que sĂ©rieuse, ce ne peut ĂÂȘtre qu'une aventure de campagne, une rencontre? AngĂ©lique. - Justement. Madame Argante. - Quelque jeune homme galant, qui t'a saluĂ©, et qui a su adroitement engager une conversation? AngĂ©lique. - C'est cela mĂÂȘme. Madame Argante. - Sa hardiesse m'Ă©tonne, car tu es d'une figure qui devait lui en imposer ne trouves-tu pas qu'il a un peu manquĂ© de respect? AngĂ©lique. - Non, le hasard a tout fait, et c'est Lisette qui en est cause, quoique fort innocemment; elle tenait un livre, elle le laissa tomber, il le ramassa, et on se parla, cela est tout naturel. Madame Argante, riant. - Va, ma chĂšre enfant, tu es folle de t'imaginer que tu aimes cet homme-lĂ , c'est Lisette qui te le fait accroire, tu es si fort au-dessus de pareille chose! tu en riras toi-mĂÂȘme au premier jour. AngĂ©lique. - Non, je n'en crois rien, je ne m'y attends pas, en vĂ©ritĂ©. Madame Argante. - Bagatelle, te dis-je, c'est qu'il y a lĂ dedans un air de roman qui te gagne. AngĂ©lique. - Moi, je n'en lis jamais, et puis notre aventure est toute des plus simples. Madame Argante. - Tu verras; te dis-je; tu es raisonnable, et c'est assez; mais l'as-tu vu souvent? AngĂ©lique. - Dix ou douze fois. Madame Argante. - Le verras-tu encore? AngĂ©lique. - Franchement, j'aurais bien de la peine Ă m'en empĂÂȘcher. Madame Argante. - Je t'offre, si tu le veux, de reprendre ma qualitĂ© de mĂšre pour te le dĂ©fendre. AngĂ©lique. - Non vraiment, ne reprenez rien, je vous prie, ceci doit ĂÂȘtre un secret pour vous en cette qualitĂ©-lĂ , et je compte que vous ne savez rien, au moins, vous me l'avez promis. Madame Argante. - Oh! je te tiendrai parole, mais puisque cela est si sĂ©rieux, peu s'en faut que je ne verse des larmes sur le danger oĂÂč je te vois, de perdre l'estime qu'on a pour toi dans le monde. AngĂ©lique. - Comment donc? l'estime qu'on a pour moi! Vous me faites trembler. Est-ce que vous me croyez capable de manquer de sagesse? Madame Argante. - HĂ©las! ma fille, vois ce que tu as fait, te serais-tu crue capable de tromper ta mĂšre, de voir Ă son insu un jeune Ă©tourdi, de courir les risques de son indiscrĂ©tion et de sa vanitĂ©, de t'exposer Ă tout ce qu'il voudra dire, et de te livrer Ă l'indĂ©cence de tant d'entrevues secrĂštes, mĂ©nagĂ©es par une misĂ©rable suivante sans coeur, qui ne s'embarrasse guĂšre des consĂ©quences, pourvu qu'elle y trouve son intĂ©rĂÂȘt, comme elle l'y trouve sans doute? qui t'aurait dit, il y a un mois, que tu t'Ă©garerais jusque-lĂ , l'aurais-tu cru? AngĂ©lique, triste. - Je pourrais bien avoir tort, voilĂ des rĂ©flexions que je n'ai jamais faites. Madame Argante. - Eh! ma chĂšre enfant, qui est-ce qui te les ferait faire? Ce n'est pas un domestique payĂ© pour te trahir, non plus qu'un amant qui met tout son bonheur Ă te sĂ©duire; tu ne consultes que tes ennemis; ton coeur mĂÂȘme est de leur parti, tu n'as pour tout secours que ta vertu qui ne doit pas ĂÂȘtre contente, et qu'une vĂ©ritable amie comme moi, dont tu te dĂ©fies que ne risques-tu pas? AngĂ©lique. - Ah! ma chĂšre mĂšre, ma chĂšre amie, vous avez raison, vous m'ouvrez les yeux, vous me couvrez de confusion; Lisette m'a trahie, et je romps avec le jeune homme; que je vous suis obligĂ©e de vos conseils! Lubin, Ă Madame Argante. - Madame, il vient d'arriver un homme qui demande Ă vous parler. Madame Argante, Ă AngĂ©lique. - En qualitĂ© de simple confidente, je te laisse libre; je te conseille pourtant de me suivre, car le jeune homme est peut-ĂÂȘtre ici. AngĂ©lique. - Permettez-moi de rĂÂȘver un instant, et ne vous embarrassez point; s'il y est, et qu'il ose paraĂtre, je le congĂ©dierai, je vous assure. Madame Argante. - Soit, mais songe Ă ce que je t'ai dit. Elle sort. ScĂšne IX AngĂ©lique, un moment seule, Lubin survient. AngĂ©lique. - VoilĂ qui est fait, je ne le verrai plus. Lubin, sans s'arrĂÂȘter, lui remet une lettre dans la main. ArrĂÂȘtez, de qui est-elle? Lubin, en s'en allant, de loin. - De ce cher poulet. C'est voute galant qui vous la mande. AngĂ©lique la rejette loin. - Je n'ai point de galant, rapportez-la. Lubin. - Elle est faite pour rester. AngĂ©lique. - Reprenez-la, encore une fois, et retirez-vous. Lubin. - Eh morguĂ©! queu fantaisie! je vous dis qu'il faut qu'alle demeure, Ă celle fin que vous la lisiais, ça m'est enjoint, et Ă vous aussi; il y a dedans un entretien pour tantĂÂŽt, Ă l'heure qui vous fera plaisir, et je sis enchargĂ© d'apporter l'heure Ă Lisette, et non pas la lettre. Ramassez-la, car je n'ose, de peur qu'en ne me voie, et pis vous me crierez la rĂ©ponse tout bas. AngĂ©lique. - Ramasse-la toi-mĂÂȘme, et va-t'en, je te l'ordonne. Lubin. - Mais voyez ce rat qui lui prend! Non, morguĂ©! je ne la ramasserai pas, il ne sera pas dit que j'aie fait ma commission tout de travars. AngĂ©lique, s'en allant. - Cet impertinent! Lubin la regarde s'en aller. - Faut qu'alle ai de l'avarsion pour l'Ă©criture. Acte II ScĂšne premiĂšre Dorante, Lubin Lubin entre le premier et dit. - Parsonne ne viant. Dorante entre. Eh palsanguĂ©! arrivez donc, il y a pu d'une heure que je sis Ă l'affĂ»t de vous. Dorante. - Eh bien! qu'as-tu Ă me dire? Lubin. - Que vous ne bougiais d'ici, Lisette m'a dit de vous le commander. Dorante. - T'a-t-elle dit l'heure qu'AngĂ©lique a prise pour notre rendez-vous? Lubin. - Non, alle vous contera ça. Dorante. - Est-ce lĂ tout? Lubin. - C'est tout par rapport Ă vous, mais il y a un restant par rapport Ă moi. Dorante. - De quoi est-il question? Lubin. - C'est que je me repens... Dorante. - Qu'appelles-tu te repentir? Lubin. - J'entends qu'il y a des scrupules qui me tourmentont sur vos rendez-vous que je protĂšge, j'ons queuquefois la tentation de vous torner casaque sur tout ceci, et d'aller nous accuser tretous. Dorante. - Tu rĂÂȘves, et oĂÂč est le mal de ces rendez-vous? Que crains-tu? ne suis-je pas honnĂÂȘte homme? Lubin. - MorguĂ©! moi itou, et tellement honnĂÂȘte, qu'il n'y aura pas moyen d'ĂÂȘtre un fripon, si on ne me soutient le coeur, par rapport Ă ce que j'ons toujours maille Ă partie avec ma conscience; il y a toujours queuque chose qui cloche dans mon courage; Ă chaque pas que je fais, j'ai le dĂ©faut de m'arrĂÂȘter, Ă moins qu'on ne me pousse, et c'est Ă vous Ă pousser. Dorante, tirant une bague qu'il lui donne. - Eh! morbleu! prends encore cela, et continue. Lubin. - ĂâĄa me ravigote. Dorante. - Dis-moi, AngĂ©lique viendra-t-elle bientĂÂŽt? Lubin. - Peut-ĂÂȘtre biantĂÂŽt, peut-ĂÂȘtre bian tard, peut-ĂÂȘtre point du tout. Dorante. - Point du tout, qu'est-ce que tu veux dire? Comment a-t-elle reçu ma lettre? Lubin. - Ah! comment? Est-ce que vous me faites itou voute rapporteux auprĂšs d'elle? ParguĂ©! je serons donc l'espion Ă tout le monde? Dorante. - Toi? Eh! de qui l'es-tu encore? Lubin. - Eh! pardi! de la mĂšre, qui m'a bian enchargĂ© de n'en rian dire. Dorante. - MisĂ©rable! tu parles donc contre nous? Lubin. - Contre vous, Monsieur? Pas le mot, ni pour ni contre, je fais ma main, et velĂ tout, faut pas mĂÂȘmement que vous sachiez ça. Dorante. - Explique-toi donc; c'est-Ă -dire que ce que tu en fais, n'est que pour obtenir quelque argent d'elle sans nous nuire? Lubin. - VelĂ cen que c'est, je tire d'ici, je tire d'ilĂ , et j'attrape. Dorante. - AchĂšve, que t'a dit AngĂ©lique quand tu lui as portĂ© ma lettre? Lubin. - Parlez-li toujours, mais ne li Ă©crivez pas, voute griffonnage n'a pas fait forteune. Dorante. - Quoi! ma lettre l'a fĂÂąchĂ©e? Lubin. - Alle n'en a jamais voulu tĂÂąter, le papier la courrouce. Dorante. - Elle te l'a donc rendue? Lubin. - Alle me l'a rendue Ă tarre, car je l'ons ramassĂ©e; et Lisette la tient. Dorante. - Je n'y comprends rien, d'oĂÂč cela peut-il provenir? Lubin. - VelĂ Lisette, intarrogez-la, je retorne Ă ma place pour vous garder. Il sort. ScĂšne II Lisette, Dorante Dorante. - Que viens-je d'apprendre, Lisette? AngĂ©lique a rebutĂ© ma lettre! Lisette. - Oui, la voici, Lubin me l'a rendue, j'ignore quelle fantaisie lui a pris, mais il est vrai qu'elle est de fort mauvaise humeur, je n'ai pu m'expliquer avec elle Ă cause du monde qu'il y avait au logis, mais elle est triste, elle m'a battu froid, et je l'ai trouvĂ©e toute changĂ©e; je viens pourtant de l'apercevoir lĂ -bas, et j'arrive pour vous en avertir; attendons-la, sa rĂÂȘverie pourrait bien tout doucement la conduire ici. Dorante. - Non, Lisette, ma vue ne ferait que l'irriter peut-ĂÂȘtre; il faut respecter ses dĂ©goĂ»ts pour moi, je ne les soutiendrais pas, et je me retire. Lisette. - Que les amants sont quelquefois risibles! Qu'ils disent de fadeurs! Tenez, fuyez-la, Monsieur, car elle arrive, fuyez-la, pour la respecter. ScĂšne III AngĂ©lique, Dorante, Lisette AngĂ©lique. - Quoi! Monsieur est ici! Je ne m'attendais pas Ă l'y trouver. Dorante. - J'allais me retirer, Madame, Lisette vous le dira je n'avais garde de me montrer; le mĂ©pris que vous avez fait de ma lettre m'apprend combien je vous suis odieux. AngĂ©lique. - Odieux! Ah! j'en suis quitte Ă moins; pour indiffĂ©rent, passe, et trĂšs indiffĂ©rent; quant Ă votre lettre, je l'ai reçue comme elle le mĂ©ritait, et je ne croyais pas qu'on eĂ»t droit d'Ă©crire aux gens qu'on a vus par hasard; j'ai trouvĂ© cela fort singulier, surtout avec une personne de mon sexe m'Ă©crire, Ă moi, Monsieur, d'oĂÂč vous est venue cette idĂ©e, je n'ai pas donnĂ© lieu Ă votre hardiesse, ce me semble, de quoi s'agit-il entre vous et moi? Dorante. - De rien pour vous, Madame, mais de tout pour un malheureux que vous accablez. AngĂ©lique. - VoilĂ des expressions aussi dĂ©placĂ©es qu'inutiles, et je vous avertis que je ne les Ă©coute point. Dorante. - Eh! de grĂÂące, Madame, n'ajoutez point la raillerie aux discours cruels que vous me tenez, mĂ©prisez ma douleur, mais ne vous en moquez pas, je ne vous exagĂšre point ce que je souffre. AngĂ©lique. - Vous m'empĂÂȘchez de parler Ă Lisette, Monsieur, ne m'interrompez point. Lisette. - Peut-on, sans ĂÂȘtre trop curieuse, vous demander Ă qui vous en avez? AngĂ©lique. - A vous, et je ne suis venue ici que parce que je vous cherchais, voilĂ ce qui m'amĂšne. Dorante. - Voulez-vous que je me retire, Madame? AngĂ©lique. - Comme vous voudrez, Monsieur. Dorante. - Ciel! AngĂ©lique. - Attendez pourtant; puisque vous ĂÂȘtes lĂ , je serai bien aise que vous sachiez ce que j'ai Ă vous dire vous m'avez Ă©crit, vous avez liĂ© conversation avec moi, vous pourriez vous en vanter, cela n'arrive que trop souvent, et je serais charmĂ©e que vous appreniez ce que j'en pense. Dorante. - Me vanter, moi, Madame, de quel affreux caractĂšre me faites-vous lĂ ? Je ne rĂ©ponds rien pour ma dĂ©fense, je n'en ai pas la force; si ma lettre vous a dĂ©plu, je vous en demande pardon, n'en prĂ©sumez rien contre mon respect, celui que j'ai pour vous m'est plus cher que la vie, et je vous le prouverai en me condamnant Ă ne vous plus revoir, puisque je vous dĂ©plais. AngĂ©lique. - Je vous ai dĂ©jĂ dit que je m'en tenais Ă l'indiffĂ©rence. Revenons Ă Lisette. Lisette. - Voyons, puisque c'est mon tour pour ĂÂȘtre grondĂ©e; je ne saurais me vanter de rien, moi, je ne vous ai Ă©crit ni rencontrĂ©, quel est mon crime? AngĂ©lique. - Dites-moi, il n'a pas tenu Ă vous que je n'eusse des dispositions favorables pour Monsieur, c'est par vos soins qu'il a eu avec moi toutes les entrevues oĂÂč vous m'avez amenĂ©e sans me le dire, car c'est sans me le dire, en avez-vous senti les consĂ©quences? Lisette. - Non, je n'ai pas eu cet esprit-lĂ . AngĂ©lique. - Si Monsieur, comme je l'ai dĂ©jĂ dit, et Ă l'exemple de presque tous les
1 Ce texte est une traduction du chapitre Writing A Method of Inquiry » de Laurel Richardson et El ... Comment donc les autrices et auteurs en sciences sociales perçoivent lâĂ©criture aujourdâhui ? Quâest-ce que lâĂ©criture peut faire de plus que tenter de reprĂ©senter ou de reflĂ©ter quelque chose dans le monde, quâune chercheuse ou un chercheur a dĂ©couvert » Ă lâissue dâune recherche empirique traditionnelle ? Le prĂ©sent essai montre que lâĂ©criture peut aussi constituer le lieu de la recherche, que la recherche survient dans la pensĂ©e quâĂ©veille lâĂ©criture au fil des phrases qui sâenchaĂźnent, les unes Ă la suite des autres â lentement, laborieusement, ou de maniĂšre prĂ©cipitĂ©e alors que les mots se bousculent sur la page. LâĂ©criture comme mĂ©thode, lâĂ©criture comme mode de pensĂ©e, est expĂ©rimentale et crĂ©ative. La personne qui Ă©crit se perd et est emportĂ©e par lâĂ©criture, dans lâĂ©criture ; elle devient avec le texte qui sâĂ©coule dans lâĂ -venir vers ce que nous sommes encore incapables de penser et dâĂȘtre. Nous encourageons les lectrices et lecteurs Ă Ă©crire pour interroger et imaginer le xxie siĂšcle en devenir. Nous sommes particuliĂšrement heureuses que notre travail1 ait Ă©tĂ© traduit en français et remercions Karelle Arsenault et Karine Bellerive de lui avoir permis de toucher de nouveaux publics. Laurel Richardson et Elizabeth Adams St. Pierre, mars 2022 2 NDT. Laurel RICHARDSON 1994, Writing A Method of Inquiry », dans Norman K. DENZIN et Yvonna S. ... 1Au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, le milieu de lâethnographie sâest dĂ©ployĂ© Ă un point que nous nâaurions pu imaginer au moment dâĂ©crire ce chapitre pour la premiĂšre Ă©dition de ce recueil2. Dans une variĂ©tĂ© de disciplines mĂ©decine, droit, Ă©ducation, sciences humaines et sociales, des chercheuses et chercheurs qualitatifs ont depuis dĂ©couvert que lâĂ©criture comme mĂ©thode de recherche sâavĂšre une dĂ©marche fĂ©conde pour en apprendre sur elles-mĂȘmes et eux-mĂȘmes ainsi que sur leurs sujets de recherche. La littĂ©rature est vaste et variĂ©e. 2Ă la lumiĂšre de ces dĂ©veloppements, la nouvelle version de ce chapitre est divisĂ©e en trois parties. Dans la premiĂšre partie, Laurel Richardson prĂ©sente a les contextes historique et contemporain de lâĂ©criture scientifique, b le genre de lâethnographie analytique et crĂ©ative ainsi que c la direction quâa prise sa pratique au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, notamment avec les rĂ©cits dâĂ©criture » et les collaborations qui traversent la division sciences humaines/sciences sociales. Dans la deuxiĂšme partie, Elizabeth St. Pierre analyse la maniĂšre dont lâĂ©criture en tant que mĂ©thode de recherche sâinscrit dans le dĂ©veloppement dâune Ă©thique de soi engagĂ©e dans lâaction sociale et la rĂ©forme sociale. Dans la troisiĂšme partie, Richardson offre aux chercheuses et chercheurs qualitatifs quelques pratiques et exercices dâĂ©criture. 3Tout comme ce chapitre reflĂšte nos propres processus et prĂ©fĂ©rences, nous espĂ©rons que vos Ă©critures sâengageront dans ce mĂȘme parcours. Plus nombreuses seront les voix diffĂ©rentes qui obtiennent une reconnaissance au sein de la communautĂ© qualitative, plus forte â et plus intĂ©ressante â sera la communautĂ©. Partie 1 Ă©criture qualitative Laurel Richardson 4Il y a 10 ans, dans la premiĂšre Ă©dition de ce recueil The SAGE Handbook of Qualitative Research, jâai avouĂ© avoir Ă©tĂ©, pendant des annĂ©es, assommĂ©e dâennui par bon nombre dâĂ©tudes qualitatives prĂ©tendument exemplaires. Jâai abandonnĂ© un nombre incalculable de textes Ă moitiĂ© lus, Ă moitiĂ© balayĂ©s du regard. Je commandais un nouvel ouvrage avec fĂ©brilitĂ© â le sujet mâintĂ©ressait, je voulais lire lâautrice, lâauteur â, pour finalement en trouver son texte soporifique. Lorsque jâai brisĂ© lâomerta, rĂ©vĂ©lant Ă des collĂšgues et Ă des Ă©tudiantes et Ă©tudiants ĂȘtre agacĂ©e par la plupart des Ă©crits qualitatifs, jâai dĂ©couvert une communautĂ© de personnes qui partageaient ce mĂ©contentement. Ces derniĂšres affirmaient lâune aprĂšs lâautre trouver la majoritĂ© des Ă©crits qualitatifs insipides â oui, insipides. 5Nous avions lĂ un sĂ©rieux problĂšme les sujets Ă©tudiĂ©s Ă©taient fascinants et essentiels Ă la recherche, mais les ouvrages qualitatifs nâĂ©taient pas suffisamment lus. Contrairement aux travaux quantitatifs, qui peuvent sâincarner dans des rĂ©sumĂ©s et des tableaux, les travaux qualitatifs, eux, ne font sens que dans leur texte tout entier. Ă lâinstar de lâĂ©crit littĂ©raire, que lâon ne peut rĂ©duire Ă sa quatriĂšme de couverture, le sens de la recherche qualitative ne peut sâexprimer par son seul rĂ©sumĂ©. Elle doit ĂȘtre lue, et non seulement parcourue rapidement ; son sens se rĂ©vĂšle au fil de la lecture. Il me semblait au mieux insensĂ©, au pire narcissique et totalement Ă©gocentrique, de passer des mois, voire des annĂ©es, Ă rĂ©aliser une recherche dont le rendu ne serait Ă la fin lu de personne et ne servirait Ă rien sinon Ă promouvoir la carriĂšre de celle ou celui qui lâaurait Ă©crit. Ătait-il possible de produire des Ă©crits qui Ă la fois seraient indispensables et sauraient faire la diffĂ©rence ? Je me suis accrochĂ©e Ă cette idĂ©e de lâĂ©criture comme mĂ©thode de recherche. 6On mâa enseignĂ©, comme Ă vous sans doute, Ă nâĂ©crire que lorsque je savais quoi dire ; autrement dit, Ă nâĂ©crire que lorsque les grandes lignes de mon texte Ă©taient esquissĂ©es et ordonnĂ©es. Mais je nâaimais pas Ă©crire ainsi. Je me sentais coincĂ©e et indiffĂ©rente. Songeant aux rĂšgles dâĂ©criture que lâon mâavait enseignĂ©es, jâai rĂ©alisĂ© quâelles se rattachaient Ă la mĂ©canique scientiste et Ă la recherche quantitative. Elles Ă©taient en fait et en elles-mĂȘmes le rĂ©sultat dâune invention sociohistorique pensĂ©e par nos prĂ©dĂ©cesseurs du xixe siĂšcle. Imposer ces rĂšgles aux chercheuses et chercheurs en recherche qualitative a entraĂźnĂ© un lot de problĂšmes ces mĂ©thodes ont minĂ© le processus crĂ©atif et dynamique de lâĂ©criture ; elles ont amoindri la confiance des jeunes chercheuses et chercheurs qualitatifs, car leur expĂ©rience de la recherche Ă©tait incompatible avec le modĂšle dâĂ©criture prĂŽnĂ© ; et elles ont contribuĂ© Ă produire une flottille dâĂ©crits qualitatifs tout simplement inintĂ©ressants parce quâĂ©crits Ă travers la voix homogĂ©nĂ©isĂ©e de la science ». 7Les chercheuses et chercheurs qualitatifs soulignent frĂ©quemment lâimportance que revĂȘtent les aptitudes et les compĂ©tences individuelles de la personne qui fait la recherche. Ce ne sont pas le sondage, le questionnaire ou lâenregistrement qui sont instruments », mais la chercheuse ou le chercheur. Plus cette personne est habile, meilleures sont les chances que la recherche soit de grande qualitĂ©. 8On invite les Ă©tudiantes et Ă©tudiants Ă faire preuve dâouverture Ă observer, Ă Ă©couter, Ă interroger et Ă participer. Par le passĂ©, on ne leur enseignait toutefois pas Ă nourrir leur Ă©criture. Au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, plutĂŽt que de taire leurs voix singuliĂšres, les autrices et auteurs qualitatifs ont nĂ©anmoins affinĂ© leurs compĂ©tences rĂ©dactionnelles. Apprendre Ă Ă©crire autrement ne nuit pas plus Ă nos aptitudes Ă Ă©crire de maniĂšre traditionnelle que lâapprentissage dâune langue seconde diminue notre capacitĂ© Ă nous exprimer dans notre langue maternelle. En fait, câest ainsi que plusieurs formes dâĂ©criture qualitative ont pu Ă©merger. Ăcriture en contexte 9Le langage est une force constitutive qui engendre une vision particuliĂšre de la rĂ©alitĂ© et du soi. Produire des choses » implique et gĂ©nĂšre toujours de la valeur quoi produire, comment nommer ce qui est produit et comment dĂ©finir la relation entre les productions et celles et ceux qui les auront produites. Ăcrire ne fait pas exception. Aucune mise en scĂšne textuelle nâest innocente, y compris celle-ci. Les styles dâĂ©criture ne sont ni fixes ni neutres, mais reflĂštent plutĂŽt le mouvement des Ă©coles de pensĂ©e et des paradigmes dominants au fil du temps. LâĂ©criture en sciences sociales, comme toute forme dâĂ©criture dâailleurs, relĂšve dâune construction sociohistorique et, par consĂ©quent, est appelĂ©e Ă se transformer. 3 Citation originale taste, aesthetics, ethics, humanity, and morality ». 10Depuis le xviie siĂšcle, le monde de lâĂ©criture a Ă©tĂ© divisĂ© en deux types littĂ©raire et scientifique. La littĂ©rature, dĂšs le xviie siĂšcle, a Ă©tĂ© associĂ©e Ă la fiction, Ă la rhĂ©torique et Ă la subjectivitĂ©, tandis que la science a Ă©tĂ© rattachĂ©e aux faits, au langage clair » [plain language] et Ă lâobjectivitĂ© Clifford et Marcus, 1986, p. 5. Au xviiie siĂšcle, le terme science sociale Ă©tait introduit par le marquis de Condorcet. Ce dernier soutenait que la connaissance de la vĂ©ritĂ© » [knowledge of the truth] serait simple » et lâerreur presque impossible » si lâon utilisait un langage prĂ©cis pour parler des enjeux moraux et sociaux citĂ© dans Levine, 1985, p. 6. La littĂ©rature et la science se sont dĂšs lors Ă©rigĂ©es en deux domaines distincts au xixe siĂšcle. La littĂ©rature sâest alignĂ©e sur lâ art » et la culture » ; elle contenait les valeurs du goĂ»t, de lâesthĂ©tique, de lâĂ©thique, de lâhumanitĂ© et de la moralitĂ© »3 Clifford et Marcus, op. cit., p. 6 de mĂȘme que le droit au langage mĂ©taphorique et polysĂ©mique. La science, elle, sâest vu attribuer la croyance selon laquelle ses mots Ă©taient objectifs, prĂ©cis, sans ambiguĂŻtĂ©, dĂ©contextualisĂ©s et littĂ©raux. 4 NDT. Mot-valise formĂ© des mots anglais fact et fiction, difficilement traduisible en français. 5 Citation originale There is no longer any such things as fiction or nonfiction, there is only n ... 11Avec le XXe siĂšcle, les rapports entre lâĂ©criture en sciences sociales et lâĂ©criture littĂ©raire ont gagnĂ© en complexitĂ©. Les prĂ©sumĂ©es dĂ©marcations strictes entre les faits » et la fiction » de mĂȘme quâentre la vĂ©ritĂ© » et lâ imaginĂ© » se sont estompĂ©es. Cette situation a créé un vif dĂ©bat sur lâĂ©criture destinĂ©e au public, soit, ici, celle du journalisme. Des rĂ©dactrices et rĂ©dacteurs ont commencĂ© Ă brouiller en toute connaissance de cause les frontiĂšres entre faits et fiction en se mettant dĂ©libĂ©rĂ©ment au cĆur de leurs rĂ©cits. Cette tendance a Ă©tĂ© qualifiĂ©e par Thomas Wolf de nouveau journalisme » pour une discussion approfondie sur le nouveau journalisme, voir Denzin, 1997, chap. 5. Ă partir des annĂ©es 1970, des croisements » entre des formes dâĂ©criture ont donnĂ© naissance Ă de nouvelles dĂ©signations de genres relevant de lâoxymore non-fiction crĂ©ative », faction4 », fiction ethnographique », roman non fictionnel » et fiction vraie ». Dans les annĂ©es 1980, le romancier E. L. Doctorow affirmait ceci Il nâexiste plus rien de tel que la fiction ou la non-fiction, seulement des rĂ©cits »5 citĂ© dans Fishkin, 1985, p. 7. 12En dĂ©pit du brouillage actuel des genres, et en dĂ©pit du fait que toute Ă©criture est narrative selon notre comprĂ©hension contemporaine, une diffĂ©rence majeure perdure selon moi entre lâĂ©criture fictionnelle et lâĂ©criture scientifique. Il ne sâagit pas de savoir si le texte est une fiction ou une non-fiction ; la distinction renvoie plutĂŽt Ă ce dont se rĂ©clame lâautrice ou lâauteur. 13DĂ©clarer que son travail est une fiction sâinscrit dans une dĂ©marche rhĂ©torique diffĂ©rente de celle qui consiste Ă dĂ©clarer quâil relĂšve des sciences sociales. Les deux genres attirent des publics diffĂ©rents et ont des effets diffĂ©rents sur les publics et le politique â et sur la façon dont il faut Ă©valuer les prĂ©tentions Ă la vĂ©ritĂ© » dâune personne. Ces diffĂ©rences ne devraient ĂȘtre ni nĂ©gligĂ©es ni minimisĂ©es. 14Nous avons la chance, aujourdâhui, dâĆuvrer dans un environnement postmoderne, une Ă©poque oĂč coexistent une multitude de façons de connaĂźtre et de raconter. Le cĆur du postmodernisme repose sur le doute face Ă toute mĂ©thode ou thĂ©orie, tout discours ou genre, toute tradition ou nouveautĂ© qui se revendiquent de la vĂ©ritĂ© » de maniĂšre universelle et unanime, ou qui estiment produire des connaissances qui seules peuvent faire autoritĂ©. Le postmodernisme soupçonne que toute prĂ©tention de vĂ©ritĂ© » cache et sert des intĂ©rĂȘts particuliers dans des luttes locales, culturelles et politiques. Mais il ne rejette pas pour autant et Ă tout coup les mĂ©thodes traditionnelles pour connaĂźtre » et raconter » sous prĂ©texte quâelles seraient fausses ou archaĂŻques. PlutĂŽt, ces standards mĂ©thodologiques pourront ĂȘtre remis en question et de nouvelles mĂ©thodes, ĂȘtre introduites, puis Ă leur tour critiquĂ©es. 15Dans le contexte de doute caractĂ©ristique du postmodernisme, toutes les mĂ©thodes, sans distinction, sont remises en question. Aucune mĂ©thode ne possĂšde de statut privilĂ©giĂ©. Une posture postmoderne nous permet de connaĂźtre quelque chose » sans prĂ©tendre tout connaĂźtre. Un savoir partiel, local et historique demeure un savoir. Dâune certaine maniĂšre, connaĂźtre » est alors plus facile, car le postmodernisme reconnaĂźt les limites du caractĂšre situĂ© de la personne qui connaĂźt. Les autrices et auteurs en recherche qualitative sont pour ainsi dire tirĂ©s dâaffaire. Elles et ils nâont pas Ă jouer Ă Dieu, Ă Ă©crire tels des narratrices et narrateurs omniscients et dĂ©sincarnĂ©s prĂ©tendant possĂ©der un savoir intemporel et universel. Elles et ils peuvent renoncer au mĂ©tanarratif discutable de lâobjectivitĂ© scientifique tout en ayant amplement Ă dire en tant que locutrices et locuteurs situĂ©s, leurs subjectivitĂ©s Ă©tant engagĂ©es Ă connaĂźtre/Ă raconter le monde tel quâelles et ils le perçoivent. 16Le poststructuralisme est une forme de la pensĂ©e postmoderne que jâestime particuliĂšrement utile pour lâemploi de cette perspective dans un contexte de recherche, voir Davies, 1999. Il met en rapport le langage, la subjectivitĂ©, lâorganisation sociale et le pouvoir. LâĂ©lĂ©ment-clĂ©, ici, est le langage. Le langage ne reflĂšte » pas la rĂ©alitĂ© sociale, mais produit du sens et crĂ©e la rĂ©alitĂ© sociale. Par des moyens qui ne sont ni rĂ©ductibles ni mutuellement exclusifs, diffĂ©rents langages et diffĂ©rents discours Ă lâintĂ©rieur dâune mĂȘme langue structurent le monde et lui donnent du sens. Le langage, câest la façon dont lâorganisation sociale et le pouvoir sont dĂ©finis et contestĂ©s et le lieu oĂč le sentiment identitaire dâune personne â sa subjectivitĂ© â se construit. Comprendre le langage comme un ensemble de discours concurrents â comme diverses façons de faire sens et dâorganiser le monde â fait du langage un lieu dâexploration et dâaffrontements. 17Le langage ne dĂ©coule pas de notre individualitĂ© ; plutĂŽt, il permet Ă notre subjectivitĂ© de se construire de maniĂšre spĂ©cifique sur les plans historique et local. Ce que signifie pour nous une chose dĂ©pend des discours auxquels nous avons accĂšs. Par exemple, la façon dont une femme battue par son conjoint en fait lâexpĂ©rience variera selon la nature des discours sur la normalitĂ© du mariage », le droit du mari » ou la femme battue » dans lesquels elle baigne. Si une femme perçoit la violence masculine comme Ă©tant normale ou comme relevant des droits du conjoint, il est peu probable quâelle se considĂšre comme une victime de violence conjugale, une marque de pouvoir pourtant illĂ©gitime qui ne devrait ĂȘtre tolĂ©rĂ©e. De la mĂȘme maniĂšre, si un homme est exposĂ© au discours des sĂ©vices sexuels subis durant lâenfance », il pourrait se rappeler les expĂ©riences traumatiques quâil a vĂ©cues en les catĂ©gorisant autrement. LâexpĂ©rience et la mĂ©moire sont par consĂ©quent ouvertes Ă des interprĂ©tations contradictoires gouvernĂ©es par des intĂ©rĂȘts sociaux et les discours dominants. Lâindividu est Ă la fois le lieu et le sujet de ces luttes discursives et de ces discours qui sâopposent dans de nombreux domaines. Sa subjectivitĂ© est changeante et contradictoire elle nâest ni stable, ni fixĂ©e, ni rigide. 18Le poststructuralisme, dĂšs lors, pointe vers la cocrĂ©ation continue du soi et des sciences sociales ; tous deux se comprennent lâun Ă travers lâautre. Se connaĂźtre soi-mĂȘme et connaĂźtre un sujet, cela renvoie Ă des savoirs imbriquĂ©s, partiels, historiques et locaux. Le poststructuralisme, par consĂ©quent, nous permet de nous interroger sur notre mĂ©thode â voire nous y invite ou nous y incite â et dâexplorer de nouvelles façons de connaĂźtre. Plus spĂ©cifiquement, il suggĂšre deux idĂ©es fondamentales pour les autrices et auteurs en recherche qualitative. 19PremiĂšrement, il nous commande dâadopter une posture rĂ©flexive, de prendre conscience que nous Ă©crivons Ă partir de lieux spĂ©cifiques, Ă des moments donnĂ©s. DeuxiĂšmement, il nous dĂ©lie de lâobligation dâĂ©crire un seul et unique texte dans lequel tout devrait ĂȘtre dit, Ă lâintention de toutes et tous. En nourrissant la singularitĂ© de nos voix, nous nous libĂ©rons de lâemprise sĂ©vĂšre quâa lâ Ă©criture scientifique » sur notre conscience et de lâarrogance quâelle dĂ©ploie sur notre psychĂ©. LâĂ©criture est validĂ©e comme mĂ©thode de production du savoir. Ethnographie CAP 6 NDT. Lâexpression originale en anglais est CAP [creative analytical processes] ethnographies ». N ... 20Ă la suite des critiques postmodernes â y compris celles du poststructuralisme, du fĂ©minisme, du mouvement queer et de la critical race theory â des pratiques dâĂ©criture qualitative traditionnelles, les sacro-saintes conventions dâĂ©criture en sciences sociales ont Ă©tĂ© contestĂ©es. Le genre ethnographique sâest Ă©largi, transformĂ© et complexifiĂ© grĂące aux diffĂ©rents formats de textes adoptĂ©s par les chercheuses et chercheurs qui souhaitaient joindre un plus large public. Ces ethnographies ont en commun dâavoir Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es selon des pratiques analytiques crĂ©atives. Je les appelle les ethnographies CAP [processus analytiques crĂ©atifs]6 ». Cette Ă©tiquette peut inclure de nouveaux, de futurs et mĂȘme dâanciens travaux, du moment oĂč lâautrice ou lâauteur se dĂ©gage des normes dâĂ©criture traditionnelles en sciences sociales. Les ethnographies CAP ne sont ni des formes alternatives ni des formes expĂ©rimentales ; elles constituent, dâelles-mĂȘmes et en elles-mĂȘmes, des reprĂ©sentations du social valides et souhaitables. Dans un avenir rapprochĂ©, ces ethnographies pourraient dâailleurs trĂšs bien devenir les reprĂ©sentations Ă privilĂ©gier en raison de lâengagement quâelles suscitent et parce quâelles ouvrent la porte Ă des façons de penser le social qui, pour lâinstant, nous Ă©chappent. 21Lâethnographie CAP donne lieu Ă des pratiques Ă la fois analytiques et crĂ©atives. Toutes croyances selon lesquelles lâ analyse » et la crĂ©ativitĂ© » ne peuvent ĂȘtre que contradictoires et incompatibles sont dĂ©passĂ©es. Elles sont condamnĂ©es Ă lâextinction. Voyez lâĂ©volution, la prolifĂ©ration et la diversitĂ© des espĂšces » ethnographiques autoethnographie, fiction, poĂ©sie, théùtre, théùtre des lectrices/lecteurs, rĂ©cits dâĂ©criture, aphorismes, textes stratifiĂ©s, conversations, lettres, textes polyvocaux, comĂ©dies, satires, allĂ©gories, textes visuels, hypertextes, expositions musĂ©ales, dĂ©couvertes chorĂ©graphiĂ©es, performances, pour ne nommer que certaines des catĂ©gories discutĂ©es dans ce recueil [The SAGE Handbook of Qualitative Research, 2005]. Ces nouvelles espĂšces » dâĂ©criture qualitative sâadaptent au monde politique/social dans lequel nous vivons un monde fait dâincertitudes. Avec leurs nombreuses possibilitĂ©s de prĂ©sentation et de publication, les ethnographies CAP annoncent un changement de paradigme Ellis et Bochner, 1996. 22Au sein des ethnographies CAP, le processus dâĂ©criture et le produit de lâĂ©criture sont intimement liĂ©s ; ils sont tous deux favorisĂ©s. Le produit ne peut ĂȘtre sĂ©parĂ© ni de la personne productrice, ni du mode de production, ni de la mĂ©thode de connaissance. Puisque les ethnographies traditionnelles aussi bien que les ethnographies CAP sont rĂ©alisĂ©es en Ă©tant habitĂ©es par le doute » propre au postmodernisme, les lectrices et lecteurs et les relectrices et relecteurs souhaitent savoir et ont le droit de savoir selon quels principes les chercheuses et chercheurs prĂ©tendent possĂ©der les connaissances quâelles et ils possĂšdent. Quelle posture adoptent les autrices et auteurs en tant que personnes connaissant » et racontant » ? Ces questions posent des enjeux, tous entrelacĂ©s, dâun cĂŽtĂ©, de reprĂ©sentation et, de lâautre, de subjectivitĂ©, dâautoritĂ©, dâauthorship, de rĂ©flexivitĂ© et de processus. 23Le postmodernisme soutient que notre Ă©criture est toujours partielle, locale et situĂ©e, et que notre voix est toujours prĂ©sente, peu importe les efforts que nous dĂ©ployons pour la supprimer â du moins en partie, car nous rĂ©primons forcĂ©ment une part de nous-mĂȘmes en Ă©crivant. Partir de ce principe libĂšre notre Ă©criture, nous permet de convoquer une variĂ©tĂ© de formes â de dire et de redire. Comprendre comme il faut » est impossible ; on peut seulement comprendre » les contours et les nuances de diffĂ©rentes maniĂšres. En faisant appel Ă des pratiques analytiques crĂ©atives, les ethnographes acquiĂšrent des connaissances sur des objets comme sur eux-mĂȘmes qui seraient autrement demeurĂ©es insaisissables et inimaginables si elles et ils nâavaient fait appel quâĂ des processus analytiques, des mĂ©taphores et des formes dâĂ©criture traditionnelles. 24La recherche traditionnelle valorise la triangulation ». Pour une discussion sur la mĂ©thode de triangulation, voir Denzin, 1978. Pour une mise en pratique de cette mĂ©thode, voir Statham, Richardson et Cook, 1991. La chercheuse ou le chercheur qui fait appel Ă la triangulation utilise pour ce faire diffĂ©rentes mĂ©thodes entrevues, donnĂ©es de recensement, documents, etc. afin de valider ses rĂ©sultats. Ces mĂ©thodes, cependant, reposent sur les mĂȘmes prĂ©supposĂ©s, dont celui quâil existerait un point fixe » ou un objet » pouvant ĂȘtre triangulĂ©. Avec les ethnographies CAP, les chercheuses et chercheurs sâinspirent des genres littĂ©raires, artistiques et scientifiques, transgressant par ailleurs souvent les codes de ces genres. ProcĂ©dant de ce qui me paraĂźt ĂȘtre une dĂ©construction postmoderne de la triangulation, le texte CAP reconnaĂźt que le monde ne peut simplement ĂȘtre apprĂ©hendĂ© de trois cĂŽtĂ©s ». Nous ne triangulons pas, nous cristallisons. 25Je suggĂšre quâen matiĂšre de validitĂ© », lâimaginaire central des textes postmodernes ne repose pas sur le triangle â un objet rigide, fixĂ© et bidimensionnel â, mais sur le cristal. Le cristal combine symĂ©trie et matiĂšre avec une infinitĂ© de formes, de substances, de multidimensionnalitĂ©s, dâangles et dâapproches. Les cristaux se dĂ©veloppent, se transforment, sont altĂ©rĂ©s, mais ne sont pas amorphes. Ces prismes reflĂštent des externalitĂ©s et se rĂ©fractent en eux, ce qui crĂ©e un jeu de couleurs, de modĂšles et dâassemblages qui se dĂ©ploient dans plusieurs directions. Ce que nous voyons dĂ©pend de notre inclinaison ; il ne sâagit donc pas de triangulation, mais de cristallisation. Avec les textes CAP, nous passons de la gĂ©omĂ©trie plane Ă la thĂ©orie de la lumiĂšre, oĂč la lumiĂšre est Ă la fois ondulations et particules. 26Travels With Ernest Crossing the Literary/Sociological Divide Richardson et Lockridge, 2004 est un exemple rĂ©cent de pratiques de cristallisation. Cet ouvrage repose sur une carte de voyages par exemple, la Russie, lâIrlande, Beyrouth, Copenhague, Sedona, la plage de Saint-PĂ©tersbourg que jâai rĂ©alisĂ©s avec mon mari, Ernest Lockridge, romancier et professeur dâanglais. Nous avons tous deux fait lâexpĂ©rience des mĂȘmes lieux, mais les avons rĂ©fractĂ©s Ă travers nos propres regard professionnel, genre, sensibilitĂ©s, expĂ©riences de vie ou dĂ©sirs Ă©motionnels et spirituels. AprĂšs avoir chacun et de maniĂšre indĂ©pendante rĂ©digĂ© un compte rendu narratif de nos voyages â un essai personnel â, nous avons Ă©changĂ© et lu nos Ă©crits, puis entamĂ© une vaste conversation enregistrĂ©e et transcrite sur les lignes disciplinaires qui traversent lâĂ©criture, lâĂ©thique, la notion dâauthorship, la collaboration, le tĂ©moignage, les faits/la fiction, les publics et les relations, de mĂȘme que le croisement entre lâobservation et lâimagination. Les pĂ©riples de voyage, ainsi, sont physiques, Ă©motionnels et intellectuels. 27Le processus collaboratif modĂ©lisĂ© dans Travels with Ernest fait honneur au caractĂšre distinct de chacune de nos voix, explore les limites de lâobservation et de lâimagination, du tĂ©moignage et de la remise en rĂ©cit, de la mĂ©moire et de la remĂ©moration, et atteste de la valeur de la cristallisation. Je demeure une sociologue ; il demeure un romancier. Aucun de nous deux nâabandonne sa vision fondamentale du monde. Ă travers notre processus collaboratif, nous avons cependant dĂ©couvert maintes choses Ă propos de nous notre relation, nos rapports avec nos familles, notre travail et notre Ă©criture que nous nâaurions pu dĂ©couvrir autrement. Par exemple, nous avons compris que nous souhaitions que le dernier pan de notre ouvrage fasse rupture avec le format dâĂ©criture du livre, que nous voulions explorer dâautres possibilitĂ©s. De notre conversation â et de ses multiples interruptions â, nous avons Ă©laborĂ© un scĂ©nario de film campĂ© dans notre Grande cuisine amĂ©ricaine. Nous aimions particuliĂšrement que la mĂ©thode collaborative dĂ©ployĂ©e dans notre texte soit ouverte Ă toutes et Ă tous. Il sâagissait dâune Ă©criture stratĂ©gique qui permettait de transgresser les hiĂ©rarchies Ă©tablies entre la chercheuse ou le chercheur et ce qui fait lâobjet de la recherche, entre lâĂ©tudiante ou lâĂ©tudiant et la personne qui lui enseigne. 28La cristallisation, sans perdre sa structure, permet de dĂ©construire notre conception traditionnelle de la validitĂ© ». Elle nous permet de rĂ©flĂ©chir Ă lâabsence de vĂ©ritĂ© unique et de comprendre comment les textes se valident entre eux. La cristallisation nous apporte une comprĂ©hension profonde, complexe et tout Ă fait partielle de notre objet dâĂ©tude. Nos connaissances sâĂ©largissent, mais, paradoxalement, nous doutons du mĂȘme coup de ces connaissances, car nous savons quâil y a encore et toujours davantage Ă connaĂźtre. Ăvaluer les ethnographies CAP 29Parce que les fondements Ă©pistĂ©mologiques de lâethnographie CAP se distinguent de ceux des sciences sociales traditionnelles, le dispositif conceptuel par lequel les ethnographies CAP peuvent ĂȘtre Ă©valuĂ©es varie. Bien que nous soyons libres de prĂ©senter nos textes sous diverses formes afin de joindre des publics variĂ©s, des contraintes liĂ©es Ă la rĂ©flexivitĂ© surviennent dĂšs lors que sont faites des revendications dâauthorship, dâautoritĂ©, de vĂ©ritĂ©, de validitĂ© et de fiabilitĂ©. La rĂ©flexivitĂ© nous fait prendre conscience dâune partie des vues politiques/idĂ©ologiques complexes qui se dissimulent sous notre Ă©criture. Avoir la libertĂ© de jouer avec la forme textuelle ne garantit pas un meilleur produit. Les occasions dâĂ©crire des textes qui en valent vraiment la peine â des livres et des articles qui sont de bonnes lectures » â sont multiples et stimulantes, mais exigeantes. Il sâagit lĂ dâun travail plus difficile, qui offre des garanties limitĂ©es. Bref, nous avons encore beaucoup Ă faire. 30Lâun des principaux enjeux est celui des critĂšres dâĂ©valuation. Comment juger de la valeur dâun travail ethnographique, quâil soit nouveau ou traditionnel ? Les ethnographes de bonne volontĂ© seront prĂ©occupĂ©es et prĂ©occupĂ©s par la façon dont le travail de leurs Ă©tudiantes et Ă©tudiants sera Ă©valuĂ© si elles et ils optent pour une ethnographie CAP. Je nâai aucune rĂ©ponse dĂ©finitive Ă leur fournir pour apaiser leurs esprits, mais jâai nĂ©anmoins quelques idĂ©es et prĂ©fĂ©rences. 31Je conçois le projet ethnographique comme humainement situĂ©, toujours filtrĂ© par le regard humain et les perceptions humaines, et portant les limites comme les forces des sentiments humains. La superstructure scientifique sâinscrit toujours au fondement des activitĂ©s, des croyances et des conceptions des humains. Je souligne Ă grands traits que lâethnographie se construit au travers des pratiques de recherche. Celles-ci sont engagĂ©es dans la poursuite dâun entendement plus vaste. La science propose diverses pratiques la littĂ©rature, les arts crĂ©atifs, le travail de mĂ©moire Davies et al., 1997, lâintrospection Ellis, 1991 et le dialogue Ellis, 2004. Les chercheuses et chercheurs peuvent ainsi choisir parmi plusieurs pratiques de recherche et ne devraient pas ĂȘtre assujettis aux habitudes de pensĂ©e des autres. 32Je crois quâil importe dâapprĂ©cier toute ethnographie CAP en fonction des plus hauts standards ; la simple nouveautĂ© ne suffit pas. Voici quatre des critĂšres que jâutilise pour Ă©valuer des articles ou des monographies soumis pour publication en sciences sociales Contribution significative. Ce texte contribue-t-il Ă notre comprĂ©hension de la vie sociale ? Est-ce que lâautrice ou lâauteur fait la dĂ©monstration dâune perspective scientifique sociale profondĂ©ment ancrĂ©e voire intĂ©grĂ©e ? Ce texte paraĂźt-il vrai » â est-il un compte rendu crĂ©dible dâun rĂ©el » culturel, social, individuel ou qui relĂšve du sens commun ? Pour des suggestions permettant de rĂ©pondre Ă ce critĂšre, voir la partie 3. MĂ©rite esthĂ©tique. Les standards ne sont pas rĂ©duits ; un autre standard est ajoutĂ©. Ce texte est-il rĂ©ussi sur le plan esthĂ©tique ? Lâutilisation de pratiques analytiques crĂ©atives gĂ©nĂšre-t-elle un texte ouvert et incite-t-elle Ă lâinterprĂ©tation ? Le texte est-il artistique, satisfaisant, complexe et captivant ? RĂ©flexivitĂ©. En quoi la subjectivitĂ© de lâautrice ou de lâauteur a-t-elle Ă©tĂ© productrice et produit du texte Ă©crit ? Est-ce que lâautrice ou lâauteur est conscient de sa posture et est-ce quâelle ou il se dĂ©voile suffisamment pour que la lectrice ou le lecteur puisse saisir la valeur des points de vue formulĂ©s ? Lâautrice ou lâauteur se tient-elle ou il responsable des normes de connaissance et de transmission des connaissances des personnes au cĆur de son Ă©tude ? PortĂ©e. Ce texte me touche-t-il sur les plans Ă©motionnel et intellectuel ? GĂ©nĂšre-t-il de nouvelles questions ? Me stimule-t-il Ă Ă©crire ? Mâencourage-t-il Ă explorer de nouvelles pratiques de recherche ou Ă me mettre en action ? 33Voici quatre de mes critĂšres. La science est une lunette, les arts crĂ©atifs en sont une autre. Notre perception du monde gagne en profondeur lorsque nous utilisons les deux. Je veux regarder au travers de ces deux lunettes pour saisir une forme dâart des sciences sociales » une forme de reprĂ©sentation radicalement interprĂ©tative. 7 NDT. Le terme race, tel quâil est utilisĂ© par lâautrice dans le texte original, est apprĂ©hendĂ© au s ... 34Ce dĂ©sir nâest pas seulement le mien. Jâai constatĂ© que plusieurs Ă©tudiantes et Ă©tudiants issus de divers milieux sociaux ou de cultures marginalisĂ©es sont Ă©galement attirĂ©s par cette vision du monde social Ă deux lunettes. Plusieurs trouvent lâethnographie CAP attirante et se joignent Ă la communautĂ© qualitative. Plus cela se produit, plus nous en tirons toutes et tous profit. Les implications de race7 et de genre sont mises en Ă©vidence non pas pour ĂȘtre politiquement correctes », mais parce que ces questions sont des axes Ă partir desquels les mondes symboliques et actuels ont Ă©tĂ© construits. Les personnes issues des groupes non dominants le savent et peuvent sâassurer que cette connaissance est respectĂ©e cf. Margolis et Romero, 1998. Lâeffacement des frontiĂšres des sciences humaines et sociales serait accueilli favorablement non pas parce quâil rĂ©pondrait Ă une tendance », mais parce quâil sâaccorderait au sens de la vie et au style dâapprentissage de bon nombre de personnes. Cette nouvelle communautĂ© qualitative, Ă travers sa posture thĂ©orique, ses pratiques analytiques et ses membres aux origines diversifiĂ©es, pourrait dĂ©passer les cadres du milieu universitaire et nous en apprendre davantage sur les injustices sociales et les façons dây remĂ©dier. Parmi les chercheuses et chercheurs qualitatifs, qui ne se sentirait pas enrichi par lâappartenance Ă une communautĂ© aussi invitante et diversifiĂ©e ? LâĂ©criture prend de nouvelles formes, se centre sur lâautrice, lâauteur, devient moins lassante et plus humble. Ce sont lĂ des occasions Ă saisir. Certaines personnes accordent mĂȘme Ă leur travail un caractĂšre spirituel. RĂ©cits dâĂ©criture et rĂ©cits personnels 35La vie ethnographique ne peut ĂȘtre sĂ©parĂ©e du soi. Ce que nous sommes et ce que nous pouvons ĂȘtre â ce que nous pouvons Ă©tudier, notre façon dâĂ©crire sur ce que nous Ă©tudions â sont liĂ©s Ă la maniĂšre quâa un rĂ©gime de connaissances de se discipliner et de discipliner ses membres, de mĂȘme quâaux mĂ©thodes que ce rĂ©gime emploie pour faire autoritĂ© tant sur lâobjet de recherche que sur ses membres. 36Nous avons hĂ©ritĂ© de rĂšgles ethnographiques arbitraires, rĂ©ductrices, excluantes, dĂ©formantes et aliĂ©nantes. Notre tĂąche est de dĂ©finir des pratiques concrĂštes qui nous permettront de faire de nous des sujets Ă©thiques, engagĂ©s dans une ethnographie Ă©thique inspirante pour la lecture et lâĂ©criture. 8 En français dans le texte. 37Certaines de ces pratiques comportent de travailler avec des schĂ©mas thĂ©oriques par exemple, la sociologie de la connaissance, le fĂ©minisme, la critical race theory, le constructivisme, le poststructuralisme qui remettent en question les motifs de lâautoritĂ© ; dâĂ©crire sur des sujets qui importent sur le plan tant personnel que collectif ; de faire lâexpĂ©rience de la jouissance8 ; dâexplorer simultanĂ©ment diffĂ©rentes formes dâĂ©criture et de publics ; de se situer dans de multiples discours et communautĂ©s ; de dĂ©velopper un regard critique ; de trouver des façons dâĂ©crire, de prĂ©senter, dâenseigner moins hiĂ©rarchiques et moins univoques ; de rĂ©vĂ©ler les secrets institutionnels ; dâutiliser des postures dâautoritĂ© pour accroĂźtre la diversitĂ© aussi bien dans le corps professoral universitaire que dans les publications scientifiques ; de sâengager dans lâautorĂ©flexivitĂ© ; de cĂ©der Ă la synchronicitĂ© ; de se demander ce que lâon veut ; de faire face Ă ce vers quoi notre Ă©criture nous mĂšnera sur les plans Ă©motionnel ou spirituel ; et dâhonorer le caractĂšre incarnĂ© et situĂ© de son travail. 38Cette derniĂšre pratique â honorer le lieu du soi â nous encourage Ă construire ce que je nomme des rĂ©cits dâĂ©criture » [writing stories]. Il sâagit de rĂ©cits qui positionnent notre Ă©criture au sein de notre vie en prenant en considĂ©ration, par exemple, les contraintes disciplinaires, les dĂ©bats universitaires, les politiques dĂ©partementales, les mouvements sociaux, les structures collectives, nos intĂ©rĂȘts de recherche, nos liens familiaux et notre histoire personnelle. Ils permettent Ă la rĂ©flexivitĂ© critique de lâĂ©criture du soi dans diffĂ©rents contextes de sâinscrire au sein dâune pratique analytique dâĂ©criture indispensable. Ils soulĂšvent de nouvelles questions concernant le soi et le sujet Ă lâĂ©tude ; ils nous rappellent que notre travail est incarnĂ©, contextuel et rhizomatique ; et ils dĂ©mystifient le processus de recherche et dâĂ©criture et aident les autres Ă en faire autant. GrĂące Ă ces histoires, des parties auparavant inaccessibles de notre soi peuvent Ă©merger, des blessures peuvent se guĂ©rir, notre sens du soi peut sâaffiner, notre identitĂ© mĂȘme peut se transformer. 39Dans Fields of Play Constructing an Academic Life Richardson, 1997, jâai largement utilisĂ© les rĂ©cits dâĂ©criture pour contextualiser mes dix annĂ©es de travail sociologique, crĂ©ant ainsi un texte plus conforme Ă la comprĂ©hension poststructuraliste du caractĂšre situĂ© de la connaissance. En organisant mes articles et mes essais de maniĂšre chronologique, selon lâordre dans lequel ils avaient Ă©tĂ© Ă©crits, je les ai classĂ©s en deux piles Ă conserver » et Ă rejeter ». Lorsque jâai relu mon premier texte conservĂ©, une allocution prĂ©sidentielle pour la North Central Sociological Association, je me suis rappelĂ© avoir Ă©tĂ© traitĂ©e avec condescendance, avoir Ă©tĂ© marginalisĂ©e et punie par le doyen et le directeur de mon dĂ©partement pour ce discours. ImprĂ©gnĂ©e de ce souvenir, jâai rĂ©alisĂ© un rĂ©cit dâĂ©criture sur le dĂ©calage qui existe entre ma vie dĂ©partementale et ma rĂ©putation au sein de ma discipline. Ăcrire cette histoire nâa pas Ă©tĂ© chose facile sur le plan Ă©motionnel. Jâai Ă©tĂ© de nouveau habitĂ©e par des expĂ©riences terribles, mais leur mise en rĂ©cit mâa libĂ©rĂ©e de la colĂšre et de la douleur qui leur Ă©taient associĂ©es. Plusieurs universitaires ayant par la suite lu ce texte y ont reconnu des expĂ©riences similaires â leurs histoires jamais racontĂ©es. 40Jâai repassĂ© dans lâordre la pile des Ă conserver », relisant et mettant ensuite sur papier le rĂ©cit de cette expĂ©rience de relecture les diffĂ©rentes facettes, les diffĂ©rents contextes. Pour certains rĂ©cits, jâai dĂ» retourner Ă mes journaux de bord et Ă mes documents ; la plupart du temps, ce nâĂ©tait toutefois pas nĂ©cessaire. Certaines histoires Ă©taient douloureuses et mâont pris un temps fou Ă rĂ©diger, mais leur Ă©criture a desserrĂ© lâemprise ombrageuse quâelles avaient sur moi. Dâautres, encore, ont Ă©tĂ© heureuses et mâont rappelĂ© la chance que jâavais dâavoir des amies et amis, des collĂšgues et une famille. 41Les rĂ©cits dâĂ©criture nous sensibilisent aux consĂ©quences potentielles de lâensemble de nos Ă©crits, car ils nous ramĂšnent Ă lâĂ©thique de la reprĂ©sentation. Les rĂ©cits dâĂ©criture ne portent pas sur des personnes ou des cultures lĂ -bas » â des sujets ou des objets ethnographiques ; plutĂŽt, ils portent sur nous nos espaces de travail, nos disciplines, nos amitiĂ©s et notre famille. Que pouvons-nous dire et avec quelles consĂ©quences ? Les rĂ©cits dâĂ©criture sont risquĂ©s et peuvent ĂȘtre bouleversants, ils nous rapprochent » de la reprĂ©sentation ethnographique et la rendent personnelle ». 42Chaque rĂ©cit dâĂ©criture offre lâoccasion Ă son autrice ou Ă son auteur de prendre une dĂ©cision Ă©thique situĂ©e et pragmatique concernant la publication ou non de son rĂ©cit et le lieu de publication. En gĂ©nĂ©ral, je ne vois aucun problĂšme Ă©thique Ă publier des rĂ©cits qui reflĂštent les abus de pouvoir ; je considĂšre les dommages causĂ©s par celles et ceux qui abusent comme bien plus grands que les dĂ©sagrĂ©ments que pourraient leur apporter mes rĂ©cits. Par opposition, lâidĂ©e de publier des rĂ©cits impliquant les membres de ma famille immĂ©diate est pour moi plus contraignante. Je vĂ©rifie le contenu de mes rĂ©cits avec eux. Dans le cas de membres de ma famille Ă©loignĂ©e, je modifie leurs prĂ©noms et les caractĂ©ristiques qui permettent de les reconnaĂźtre. Je garde aussi pour moi certains de mes Ă©crits plus rĂ©cents qui pourraient nuire sĂ©rieusement Ă la paix familiale » et les mets de cĂŽtĂ©, espĂ©rant quâun jour je trouverai une façon de les rendre publics. 9 En français dans le texte. 43Dans une section de Fields of Play Richardson, 1997, je raconte deux rĂ©cits entremĂȘlĂ©s dâ Ă©criture illĂ©gitime ». Lâun de ces rĂ©cits est une reprĂ©sentation poĂ©tique de mon entrevue avec Louisa May, une mĂšre non mariĂ©e. Lâautre est le rĂ©cit de cette recherche comment jâai Ă©crit ce poĂšme, sa diffusion, sa rĂ©ception et les consĂ©quences quâil a eues sur moi. Il existe une multitude dâillĂ©gitimitĂ©s dans ces rĂ©cits un enfant conçu hors mariage ; la reprĂ©sentation poĂ©tique de rĂ©sultats » de recherche ; une voix fĂ©minine en sciences sociales ; une recherche ethnographique sur des ethnographes et une reprĂ©sentation théùtrale de cette recherche ; la prĂ©sence Ă©motionnelle de la personne qui Ă©crit ; et un travail effrĂ©nĂ© de jouissance9. 44Jâai dâabord pensĂ© que lâhistoire de cette recherche Ă©tait complĂšte, pas forcĂ©ment lâunique version possible, mais une qui, du moins, reflĂ©tait raisonnablement, honnĂȘtement et sincĂšrement ce que mes expĂ©riences de recherche avaient Ă©tĂ©. Je le crois toujours. Cela Ă©tant dit, jâai dĂ» le reconnaĂźtre avec le temps, les expĂ©riences biographiques personnelles qui mâavaient amenĂ©e Ă Ă©crire cette histoire manquaient toujours. 45Jâai Ă©ventuellement compris que lâidĂ©e dâ illĂ©gitimitĂ© » avait eu une forte emprise sur moi. Dans mon journal de recherche, jâĂ©crivais ainsi Ma carriĂšre en sciences sociales pourrait ĂȘtre perçue comme une longue aventure dans lâillĂ©gitimitĂ©. » Je me suis demandĂ© pour quelle raison jâĂ©tais attirĂ©e par lâĂ©criture de textes illĂ©gitimes », y compris le texte de ma vie universitaire. Quel est donc ce combat que jâentretiens avec le monde universitaire â Ă la fois en faire partie et mây opposer ? En quoi mon histoire ressemble-t-elle aux histoires de celles et ceux qui ont du mal Ă se comprendre, qui luttent pour retrouver leur soi supprimĂ©, pour agir Ă©thiquement, et en quoi sâen distingue-t-elle ? 46RĂ©fractant lâ illĂ©gitimitĂ© » au moyen dâallusions, dâaperçus et de regards plus vastes, jâen suis venue Ă Ă©crire un essai personnel, Vespers », le dernier de Fields of Play Richardson, 1997. Avec Vespers », jâai situĂ© ma vie universitaire dans des expĂ©riences et des souvenirs dâenfance, jâai approfondi ma connaissance de moi-mĂȘme, et le texte a trouvĂ© un Ă©cho chez dâautres personnes issues du milieu universitaire. Vespers » a Ă©galement produit sa propre rĂ©fraction il mâa donnĂ© le dĂ©sir, la force et une connaissance de moi-mĂȘme suffisante pour me permettre dâentreprendre la mise en rĂ©cit dâautres souvenirs et expĂ©riences ; il mâa donnĂ© une agentivitĂ© renouvelĂ©e et mâa permis de me reconstruire, pour le meilleur et pour le pire. 47Les rĂ©cits dâĂ©criture et les rĂ©cits personnels deviennent sans cesse davantage la façon par laquelle je fais sens du monde, par laquelle les expĂ©riences biographiques qui sont les miennes sâinsĂšrent dans un contexte sociohistorique plus large. En utilisant lâĂ©criture comme mĂ©thode de dĂ©couverte, conjointement Ă ma relecture fĂ©ministe de la pensĂ©e deleuzienne, je suis passĂ©e de Comment Ă©crire dans le contexte de la crise de la reprĂ©sentation ? », ma premiĂšre question dâĂ©criture, Ă Comment documenter le devenir ? ». 48Comme les flĂšches de ZĂ©non, je nâatteindrai jamais une destination une destinĂ©e ?. Contrairement Ă ZĂ©non, toutefois, plutĂŽt que de me concentrer sur lâarrivĂ©e dâun parcours qui nâa pas de fin, je porte mon attention sur les maniĂšres dont les flĂšches sont construites, sur leur position dans le carquois et sur la position â dĂ©calage et repositionnement â du carquois dans le monde. Je conçois les promesses des idĂ©ologies progressistes et des expĂ©riences personnelles comme des ruines Ă excaver, comme des plis Ă dĂ©plier, comme des chemins traversant le miasme universitaire. Je suis convaincue que, dans le rĂ©cit ou les rĂ©cits du devenir, nous avons de bonnes chances de dĂ©construire lâidĂ©ologie universitaire sous-jacente â celle qui prĂ©tend quâĂȘtre quelque chose par exemple, une professeure qui a du succĂšs, un thĂ©oricien ingĂ©nieux, un maĂźtre acadĂ©micien, une fĂ©ministe covergirl vaut mieux que de devenir. Pour moi, Ă prĂ©sent, dĂ©couvrir les imbrications complexes entre classe, race, genre, Ă©ducation, religion et autres diversitĂ©s, lesquelles ont façonnĂ© la sociologue que je suis devenue, est une façon pratique de dĂ©tourner les mondes universitaire et autres dans lesquels je vis. Aucun de nous ne sait quâelle sera son ultime destination, mais nous toutes et tous pouvons reconnaĂźtre les facteurs qui auront une influence dĂ©terminante sur nos vies, facteurs que nous pouvons choisir dâaffronter, dâembrasser ou dâignorer. 49Je ne sais pas comment les autres documenteront leur devenir, mais jâai choisi des structures qui sâaccordent Ă mon caractĂšre, Ă mes orientations thĂ©oriques et Ă ma vie dâautrice. Je grandis » en rĂ©fractant ma vie Ă travers des lentilles sociologiques, mâassociant pleinement Ă la sociologie » de C. Wright Mills, au croisement du biographique et de lâhistorique. Je dĂ©couvre que mes prĂ©occupations de justice sociale, informĂ©e par lâappartenance ethnique, la classe, le genre et lâethnicitĂ©, prennent leur origine dans des expĂ©riences dâenfance. Ces expĂ©riences ont consolidĂ© mes Ă©crits Ă venir. Comment puis-je donner de la portĂ©e Ă mon Ă©criture ? Comment puis-je Ă©crire de façon Ă accĂ©lĂ©rer le dĂ©veloppement dâun projet dĂ©mocratique de justice sociale ? 50Je nâai pas de rĂ©ponses accrocheuses et simples Ă ces questions. Je sais que lorsque je me plonge dans mon Ă©criture, tant ma compassion envers les autres que mes actions pour les soutenir gagnent en force. Mon Ă©criture me porte vers un espace indĂ©pendant oĂč je perçois avec plus de clartĂ© les interrelations entre et parmi les personnes dans le monde. Peut-ĂȘtre que dâautres autrices et auteurs vivent des expĂ©riences similaires. Peut-ĂȘtre que rĂ©flĂ©chir profondĂ©ment et Ă©crire sur la vie dâautrui nous a menĂ©s, ou nous mĂšnera, Ă poser des gestes qui permettront de rĂ©duire les iniquitĂ©s entre les personnes ainsi que la violence. Partie 2 lâĂ©criture comme mĂ©thode de recherche nomade Elizabeth Adams St. Pierre 10 NDT. Pour les expressions et les citations provenant dâouvrages traduits du français vers lâanglais ... 51Il nâest pas innocent que mon Ă©criture sur lâĂ©criture comme mĂ©thode de recherche dans ce texte double apparaisse aprĂšs celle de Laurel Richardson il sâagit dâune trajectoire, dâune ligne de fuite10 » Deleuze et Parnet, 1977, p. 125, qui dĂ©coule du travail de Richardson. Je me propose ici dâeffectuer une cartographie de ce qui peut arriver lorsque lâon prend au sĂ©rieux son invitation Ă penser lâĂ©criture en tant que mĂ©thode de recherche qualitative. Jâai lu une toute premiĂšre Ă©bauche du chapitre intitulĂ© Writing A method of discovery » en 1992, dans un cours de sociologie Richardson y enseignait la recherche et lâĂ©criture postmodernes. Des annĂ©es auparavant, jâavais pour ma part Ă©tĂ© formĂ©e, dans le cadre dâune majeure en anglais, Ă envisager lâĂ©criture comme le traçage de la pensĂ©e dĂ©jĂ pensĂ©e, comme le reflet transparent du connu et du rĂ©el â lâĂ©criture comme reprĂ©sentation, comme rĂ©pĂ©tition. Jâadopte encore cette approche pour certains publics et Ă certaines fins, mais, dĂ©sormais, jâemploie principalement lâĂ©criture pour Ă©branler le connu et le rĂ©el â lâĂ©criture comme simulation Baudrillard, 1988/1981, comme rĂ©pĂ©tition subversive » [subversive repetition]Butler, 1990, p. 32. 52Pensant ensemble Richardson et Deleuze, jâai nommĂ© mon travail dans le milieu universitaire recherche nomade » St. Pierre, 1997a, 1997c [nomadic inquiry]. Une grande partie de ce travail sâaccomplit dans lâĂ©criture. Pour moi, lâĂ©criture, câest la pensĂ©e ; lâĂ©criture, câest lâanalyse, ce qui en fait une mĂ©thode de dĂ©couverte Ă la fois complexe et sĂ©duisante. Nombre de chercheuses et chercheurs en sciences humaines le savent depuis longtemps, mais câest Richardson qui a introduit cette conception dans la recherche qualitative en sciences sociales. De fait, elle a contribuĂ© Ă dĂ©construire la mĂ©thode plaçant ce concept ordinaire de la recherche qualitative sous rature Spivak, 1974, p. xiv, elle lâa ouvert Ă diffĂ©rents sens. 53Le concept doit certainement ĂȘtre troublĂ©. Il y a deux dĂ©cennies, Barthes Ă©crivait ceci la MĂ©thode devient une Loi », mais la volontĂ© de mĂ©thode [est] finalement stĂ©rile tout est passĂ© dans la mĂ©thode ; il ne reste rien Ă lâĂ©criture » 1984, p. 392. Il faut donc, disait-il, Ă un certain moment se retourner contre la mĂ©thode, ou du moins la traiter sans privilĂšge fondateur, comme lâune des voix du pluriel » ibid., p. 393. En dâautres termes, nous devons interroger les limites que nous avons imposĂ©es au concept de mĂ©thode, sans quoi nous limiterons ses potentialitĂ©s dans la production du savoir. 11 Citation originale resources of the old language, the language we already possess and which pos ... 54Il sâagit lĂ de lâune des leçons du postmodernisme les fondements sont contingents Butler, 1992. En effet, tous les concepts qui dĂ©finissent la recherche qualitative interprĂ©tative traditionnelle, y compris la mĂ©thode, sont contingents. Les postmodernes en ont dâailleurs dĂ©construit plusieurs, dont les donnĂ©es St. Pierre, 1997b, la validitĂ© Lather, 1993 ; Scheurich, 1993, lâinterview Scheurich, 1995, le terrain St. Pierre, 1997c, lâexpĂ©rience Scott, 1991, la voix Finke, 1993 ; Jackson, 2003 ; Lather, 2000, la rĂ©flexivitĂ© Pillow, 2003, le rĂ©cit Nespor et Barylske, 1991 et mĂȘme lâethnographie Britzman,1995 ; Visweswaran, 1994. Cela ne signifie pas que les chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes rejettent ces concepts en particulier ni dâautres concepts qui ont Ă©tĂ© dĂ©finis de façon spĂ©cifique par le paradigme interprĂ©tativiste. Ils observent plutĂŽt leurs effets sur les personnes et sur la production du savoir, au cours de dĂ©cennies de recherche, et ils les rĂ©inscrivent de diffĂ©rentes maniĂšres qui, bien sĂ»r, doivent elles aussi ĂȘtre interrogĂ©es. Les chercheuses et chercheurs postmodernes ne rejettent pas non plus nĂ©cessairement les mots en eux-mĂȘmes ; ils continuent dâutiliser, par exemple, les mots mĂ©thode et donnĂ©es. Comme le soulignait Spivak, nous devons travailler avec les ressources du langage, câest-Ă -dire le langage que nous possĂ©dons dĂ©jĂ et qui nous possĂšde. Inventer un nouveau mot, câest courir le risque dâoublier le problĂšme ou de croire quâil est rĂ©solu11 » op. cit., p. xv. Nous utilisons donc de vieux concepts, mais nous leur demandons dâeffectuer un travail diffĂ©rent. Il est intĂ©ressant de noter que câest prĂ©cisĂ©ment lâincapacitĂ© du langage Ă fermer le sens du concept qui incite les chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes Ă critiquer la cohĂ©rence prĂ©sumĂ©e de la structure de la recherche qualitative interprĂ©tative traditionnelle. Pour certaines et certains dâentre nous, la reconnaissance que cette structure est et a toujours Ă©tĂ© contingente est, certainement, une bonne nouvelle. Langage et sens 12 Citation originale word and thing or thought never in fact become one ». 55Richardson sâintĂ©resse au travail du langage dans la premiĂšre partie de ce texte. En ce qui me concerne, je dĂ©cris ici plus en dĂ©tail la relation tĂ©nue entre langage et sens afin de poser les assises de la discussion que je propose ensuite concernant la postinterprĂ©tation dans un monde postinterprĂ©tatif. Nous savons quâun vaste travail de dĂ©construction a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© dans les sciences sociales depuis le tournant linguistique » Rorty, 1964, le tournant postmoderne » Hassan, 1987, la crise de la lĂ©gitimation » Habermas, 1975/1973 et la crise de la reprĂ©sentation » Marcus et Fischer, 1986, chacun reposant sur une conscience dâun langage qui ne sâoublie pas lui-mĂȘme » Barthes, op. cit., p. 393 ou, comme le souligne Trinh, une conscience qui comprend le langage comme langage » 1989, p. 17. Il y a dĂ©jĂ plus de 40 ans, Foucault Ă©crivait que le langage nâest pas ce quâil est parce quâil a un sens » 1966, p. 36, alors que Derrida thĂ©orisait la diffĂ©rance, montrant ainsi que le sens ne peut ĂȘtre fixĂ© dans le langage, quâil est constamment diffĂ©rĂ©. Comme lâexpliquait Spivak, un mot et une chose, ou une pensĂ©e, ne deviennent jamais un dans les faits12 » op. cit., p. xvi ; par consĂ©quent, le langage ne peut ĂȘtre employĂ© en tant que mĂ©dium transparent qui reflĂšte, reprĂ©sente » et contient le monde. 13 Citation originale the interpretive sciences [that] proceed from the assumption that there is a ... 14 Citation originale the thing itself always escapes ». 56LâidĂ©e selon laquelle le sens nâest pas une propriĂ©tĂ© transportable » [portable property] ibid., p. 1vii, câest-Ă -dire que le langage ne peut simplement transporter le sens dâune personne Ă lâautre, Ă©branle la proposition de Husserl pour qui il existerait un niveau de sens prĂ©linguistique un sens pur, un pur signifiĂ©, sens que le langage pourrait exprimer. En cela, les dĂ©marches postmodernes diffĂšrent des sciences interprĂ©tatives, qui procĂšdent de lâhypothĂšse selon laquelle il existe une vĂ©ritĂ© profonde, Ă la fois connue et cachĂ©e, le travail de lâinterprĂ©tation consistant Ă apporter cette vĂ©ritĂ© au discours13 » Dreyfus et Rabinow, 1982, p. 180. Elles Ă©branlent aussi la croyance en lâidĂ©e que la communication rationnelle et exempte dâinterfĂ©rence Habermas, 1984/1981, 1987/1981 â sorte de dialogue transparent pouvant mener au consensus â est possible, mĂȘme souhaitable, alors que le consensus gomme souvent la diffĂ©rence. En outre, la dĂ©claration de Derrida tel que le cite Spivak qui affirme que la chose elle-mĂȘme sâĂ©chappe toujours14 » op. cit., p. 1xix jette un doute radical sur et certains pourraient mĂȘme dire quâelle rend impertinente » lâhypothĂšse hermĂ©neutique selon laquelle nous pouvons, dans les faits, rĂ©pondre Ă la question ontologique Quâest-ce que⊠? », question qui fonde de nombreux travaux dâinterprĂ©tation. 15 Citation originale brut fact or simple reality ». 16 Citation originale human inabity to tolerate undescribed chaos ». 17 Citation originale condemned to meaning ». 18 Citation originale tirĂ©e de la prĂ©face de Gayatri Chakravorty Spivak dans Of grammatology 1974 ... 57Les postmodernes, aprĂšs le tournant linguistique, ont soutenu que lâinterprĂ©tation nâest pas la dĂ©couverte du sens, mais plutĂŽt lâ introduction du sens » [introduction of meaning] Spivak, op. cit., p. xxiii dans le monde. Sâil en est ainsi, nous ne pouvons plus apprĂ©hender les mots comme sâils Ă©taient profondĂ©ment et essentiellement signifiants ni considĂ©rer comme faits bruts ou simples rĂ©alitĂ©s15 » Scott, 1991, p. 26 les expĂ©riences quâils tentent de reprĂ©senter. Dans ce cas, lâinterprĂ©tant doit assumer le fardeau de la fabrication du sens, qui nâest plus une activitĂ© dâexpression neutre relayant simplement le mot au monde. Foucault Ă©crivait par ailleurs que lâinterprĂ©tation nâĂ©claire pas une matiĂšre Ă interprĂ©ter, qui sâoffrirait Ă elle passivement ; elle ne peut que sâemparer, et violemment, dâune interprĂ©tation dĂ©jĂ lĂ , quâelle doit renverser, retourner, fracasser Ă coups de marteau » 1994/1967, p. 571. Cependant, malgrĂ© les dangers de la rage hermĂ©neutique pour la dĂ©couverte du sens, nous interprĂ©tons sans cesse, peut-ĂȘtre en raison de notre incapacitĂ© humaine Ă tolĂ©rer le chaos16 » Spivak, op. cit., p. xxiii. Ă cet Ă©gard, Foucault tel que le citent Dreyfus et Rabinow disait que nous sommes condamnĂ©s au sens17 » op. cit., p. 88. Mais Derrida proposait une autre vision du sens il affirmait que se risquer Ă ne-rien-vouloir-dire, câest entrer dans le jeu, et dâabord dans le jeu de la diffĂ©rance qui fait quâaucun mot, aucun concept, aucun Ă©noncĂ© majeur ne [vient] rĂ©sumer et commander [âŠ] [les] diffĂ©rences » 1972, p. 23-24. Il appelait ce travail de dĂ©construction lâĂ©criture sous rature il sâagit dâ abandonner chaque concept au moment mĂȘme oĂč jâai besoin de lâutiliser18 » 1967, p. xviii. Pour la recherche qualitative, le fait dâimaginer lâĂ©criture comme un abandon de sens, mĂȘme si le sens prolifĂšre, plutĂŽt que comme une recherche et un confinement du sens, comporte des implications Ă la fois convaincantes et profondes. 19 Citation originale How do meanings change? How have some meanings emerged as normative and othe ... 20 Citation originale How does discourse function? Where is it to be found? How does it get produ ... 58De toute Ă©vidence, les chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes ne peuvent plus considĂ©rer la recherche simplement comme un travail dâinterprĂ©tation du sens permettant de concevoir, de comprendre et dâĂ©lucider dans son entiĂšretĂ© un phĂ©nomĂšne. Comme je lâai mentionnĂ© ci-dessus, cela ne signifie pas quâils rejettent le sens, mais plutĂŽt quâils remettent le sens Ă sa place. Ils se dĂ©tournent de questions telles que Quâest-ce que ceci ou cela signifie ? » pour se concentrer sur des questions comme celles posĂ©es par Scott Comment les sens changent-ils ? Comment certains sens se sont-ils avĂ©rĂ©s normatifs, alors que dâautres ont Ă©tĂ© Ă©clipsĂ©s ou sont disparus ? Quâest-ce que ces processus rĂ©vĂšlent sur la façon dont le pouvoir est constituĂ© et fonctionne ?19 » 1988, p. 35. BovĂ© offre des questions supplĂ©mentaires, et je suggĂšre que nous puissions substituer nâimporte quel objet de savoir le mariage, la subjectivitĂ©, lâappartenance ethnique, par exemple au mot discours dans ce qui suit Comment fonctionne le discours ? OĂč se trouve-t-il ? Comment est-il produit et rĂ©gulĂ© ? Quels sont ses effets sociaux ? Comment existe-t-il ?20 » 1990, p. 54. 21 Dans le texte, citation tirĂ©e de Racevskis 1987. 22 Citation originale producing different knowledge and producing knowledge differently ». 59Puisque Richardson et moi aimons particuliĂšrement Ă©crire, nous nous sommes posĂ© toutes ces questions sur lâĂ©criture, et nous en avons posĂ© une autre, que nous estimons provocante quâest-ce que lâĂ©criture peut faire dâautre que signifier ? Deleuze et Guattari nous orientent lorsquâils affirment quâ Ă©crire nâa rien Ă voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, mĂȘme des contrĂ©es Ă venir » 1980, p. 11. En ce sens, lâĂ©criture devient un terrain de jeu » Richardson, 1997 dans lequel nous pouvons desserrer lâemprise du sens reçu, qui limite notre travail et nos vies, et Ă©tudier dans quelle mesure lâexercice de penser sa propre histoire peut affranchir la pensĂ©e de ce quâelle pense silencieusement pour lui permettre de penser autrement21 » Foucault, 1984a, p. 15. Le tournant linguistique et la critique postmoderne de lâinterprĂ©tativisme ouvrent le concept dâĂ©criture et nous permettent de lâutiliser comme mĂ©thode de recherche, une condition de possibilitĂ© permettant de produire des connaissances diffĂ©rentes et de produire des connaissances diffĂ©remment22 » St. Pierre, 1997b, p. 175. Ăcrire sous rature une politique et une Ă©thique de la difficultĂ© 60Alors, quel pourrait ĂȘtre le travail de lâĂ©criture en tant que mĂ©thode dans la recherche qualitative postmoderne ? Ă quoi pourrait ressembler lâĂ©criture sous rature, et comment, Ă son tour, une telle Ă©criture pourrait-elle réécrire la recherche elle-mĂȘme ? Mes propres expĂ©riences Ă cet Ă©gard ont Ă©mergĂ© dâun projet de recherche qualitative postmoderne Ă long terme, qui reposait sur des entretiens avec 36 femmes blanches ĂągĂ©es du Sud, habitant dans ma ville natale, et sur une ethnographie de la petite communautĂ© rurale dans laquelle elles vivent St. Pierre, 1995. Je tiens Ă rappeler que cette recherche nâĂ©tait pas conçue pour accomplir un travail dâinterprĂ©tation, câest-Ă -dire pour rĂ©pondre aux questions Qui sont ces femmes ? » et Que sont-elles ? ». Je nâai jamais prĂ©sumĂ© que jâarriverais Ă connaĂźtre ou Ă comprendre ces femmes â Ă dĂ©couvrir leur voix authentique et leur nature essentielle, puis Ă les reprĂ©senter par une description riche et dĂ©taillĂ©e. Je me suis plutĂŽt donnĂ© comme double tĂąche 1 dâutiliser le postmodernisme pour Ă©tudier la subjectivitĂ© en mobilisant lâanalyse Ă©thique de Foucault 1984a, 1984b, le souci de soi, câest-Ă -dire pour explorer les arts de lâexistence » ou les pratiques de soi » que ces femmes ont utilisĂ©s au cours de leur longue vie dans la construction de leur subjectivitĂ© ; et 2 dâutiliser le postmodernisme pour interroger la mĂ©thodologie traditionnelle de recherche qualitative, laquelle est Ă mon sens gĂ©nĂ©ralement Ă la fois positiviste et interprĂ©tative. 61Aussi, puisque je me considĂšre moi-mĂȘme comme une Ă©crivaine â merci Ă Richardson il aura fallu une sociologue pour apprendre Ă Ă©crire Ă une professeure dâanglais â, jâai choisi dĂšs le dĂ©part dâutiliser lâĂ©criture comme mĂ©thode de recherche dans ces deux sens, au moins 1 je considĂ©rerais lâĂ©criture comme une mĂ©thode de collecte de donnĂ©es au mĂȘme titre que, par exemple, les entretiens et lâobservation ; et 2 je considĂ©rerais lâĂ©criture comme une mĂ©thode dâanalyse des donnĂ©es au mĂȘme titre que, par exemple, les activitĂ©s traditionnelles â et que je considĂšre comme structurelles et positivistes â dâinduction analytique, de comparaison constante, de codage, de tri et de catĂ©gorisation des donnĂ©es, etc. Il semble clair, dĂ©sormais, que la cohĂ©rence du concept de mĂ©thode, apprĂ©hendĂ© dans une perspective positiviste et/ou interprĂ©tativiste, est rompue, le concept Ă©tant investi de ces sens multiples. En somme, les efforts pour maintenir son unitĂ© pourraient demeurer vains. En effet, jâespĂšre que dâautres suivront mon exemple et imagineront de nouvelles utilisations de lâĂ©criture comme mĂ©thode de recherche. Je souligne par ailleurs que les deux mĂ©thodes Ă©voquĂ©es ci-dessus ne sont pas distinctes. Faire une telle distinction reviendrait Ă demeurer dans les limites de la structure de la recherche qualitative traditionnelle, qui sĂ©pare souvent la collecte des donnĂ©es de leur analyse. NĂ©anmoins, je maintiens temporairement cette distinction par souci de clartĂ©. 62Dans ma recherche, jâai utilisĂ© lâĂ©criture comme mĂ©thode de collecte de donnĂ©es en rassemblant, câest-Ă -dire en recueillant â dans lâĂ©criture â, toutes sortes de donnĂ©es que je nâavais jamais vues dans les manuels dâinterprĂ©tation qualitative, dont certaines que jâai nommĂ©es donnĂ©es de rĂȘve, donnĂ©es sensuelles, donnĂ©es Ă©motionnelles, donnĂ©es dâinterprĂ©tation situĂ©e [response data] St. Pierre, 1997b et donnĂ©es de mĂ©moire St. Pierre, 1995. Ces donnĂ©es peuvent inclure, par exemple, un rĂȘve agaçant Ă propos dâune entrevue insatisfaisante ; lâangle oblique du soleil du Sud vers lequel mon corps sâest tournĂ© avec bonheur ; mon chagrin lorsque jâai lu la notice nĂ©crologique de lâune de mes participantes ; le commentaire troublant de ma mĂšre qui me reprochait dâavoir fait une erreur ; et des souvenirs du futur » trĂšs rĂ©els Deleuze, 2004/1986, p. 114, dâune Ă©poque tristement privĂ©e de ces femmes et dâautres femmes de leur gĂ©nĂ©ration. Ces donnĂ©es ne figuraient ni dans mes transcriptions dâentretiens ni dans mes notes de terrain, lĂ oĂč les donnĂ©es sont censĂ©es se trouver en effet, comment peut-on textualiser » tout ce que lâon pense et ressent au cours dâune recherche ? Mais elles Ă©taient toujours dĂ©jĂ dans mon esprit et dans mon corps, et elles sont apparues de maniĂšre Ă la fois inattendue et appropriĂ©e dans mes Ă©crits â des donnĂ©es fugitives, passagĂšres, excessives et hors catĂ©gorie. Ce que je veux dire, ici, câest que ces donnĂ©es auraient pu mâĂ©chapper complĂštement si je nâavais pas Ă©crit ; elles nâont Ă©tĂ© recueillies quâĂ travers lâĂ©criture. 63Jâai utilisĂ© lâĂ©criture comme mĂ©thode dâanalyse des donnĂ©es en ce sens que je lâai utilisĂ©e pour penser ; jâai Ă©crit pour entrer dans des espaces particuliers, des espaces auxquels je nâaurais pu accĂ©der si jâavais triĂ© les donnĂ©es avec un programme informatique ou par induction analytique. Il sâagit dâun travail rhizomatique Deleuze et Guattari, op. cit. dans lequel jâai Ă©tabli des connexions accidentelles et fortuites que je ne pouvais ni prĂ©voir ni contrĂŽler. Ainsi, je nâai pas limitĂ© lâanalyse aux pratiques traditionnelles de codage des donnĂ©es, puis de tri en catĂ©gories que jâaurais ensuite regroupĂ©es en thĂšmes, lesquels seraient devenus des titres de section dans un plan qui aurait organisĂ© et rĂ©gi mon Ă©criture avant mĂȘme lâĂ©criture. La rĂ©flexion sâest dĂ©ployĂ©e dans lâĂ©criture. Ă mesure que jâĂ©crivais, je voyais apparaĂźtre et se succĂ©der des mots sur lâĂ©cran de lâordinateur â des idĂ©es, des thĂ©ories â auxquels je nâavais pas pensĂ© avant de les Ă©crire. Il mâest arrivĂ© dâĂ©crire quelque chose de si formidable que jâen ai Ă©tĂ© surprise. Je doute quâune telle pensĂ©e aurait pu Ă©merger par la seule rĂ©flexion. 64Et câest en abordant lâĂ©criture de cette maniĂšre que lâon brise la distinction, dans la recherche qualitative traditionnelle, entre la collecte et lâanalyse des donnĂ©es câest lĂ un nouvel assaut contre la structure. Les deux se produisent simultanĂ©ment. Au fur et Ă mesure que les donnĂ©es sont collectĂ©es dans lâĂ©criture â lorsque la chercheuse pense Ă /Ă©crit Ă propos de lâidĂ©e de sa professeure de latin selon laquelle nous devrions nous Ă©panouir dans lâadversitĂ© ; un chĂąle en vison drapĂ© Ă©lĂ©gamment sur des Ă©paules droites et vieillissantes ; le goĂ»t sucrĂ© et salĂ© de minuscules biscuits au jambon de pays ; toutes les autres choses de sa vie qui semblent sans rapport avec son projet de recherche, mais qui sây libĂšrent totalement â, elle produit des transitions Ă©tranges et merveilleuses dâun mot Ă lâautre, dâune phrase Ă lâautre, de la pensĂ©e Ă lâimpensĂ©. La collecte et lâanalyse des donnĂ©es sont indissociables lorsque lâĂ©criture est une mĂ©thode de recherche. Et les concepts positivistes tels que les pistes de vĂ©rification et la saturation des donnĂ©es deviennent absurdes, et non pertinents, dans le cadre dâune recherche qualitative postmoderne oĂč lâĂ©criture est un terrain de jeu oĂč tout peut arriver â et finit par arriver. 65Il y a beaucoup de questions auxquelles il faut rĂ©flĂ©chir, alors que la recherche qualitative traditionnelle se dĂ©fait â dans ce cas-ci, alors que lâĂ©criture dĂ©construit le concept de mĂ©thode, faisant prolifĂ©rer son sens et faisant dĂšs lors sâeffondrer la structure qui reposait sur son unitĂ©. Mais comment Ă©crire » aprĂšs le tournant linguistique ? Les chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes ont Ă©tĂ© courageux et inventifs Ă cet Ă©gard. Richardson a identifiĂ© et dĂ©crit cette Ă©criture Ă la fois comme une Ă©criture expĂ©rimentale » Richardson, 1994 et comme une ethnographie CAP » Richardson, 2000. Bien sĂ»r, il nây a pas de modĂšle pour ce travail, puisque chaque chercheuse, chaque chercheur et chaque recherche requiĂšrent une Ă©criture singuliĂšre. Je peux malgrĂ© tout raconter briĂšvement une petite histoire dâĂ©criture Ă propos de mes propres aventures avec la postreprĂ©sentation. 66Comme je lâai mentionnĂ© ci-dessus, dans ma recherche sur les femmes ĂągĂ©es de ma ville natale, jâai entrepris dâĂ©tudier la subjectivitĂ© et la recherche qualitative au moyen dâanalyses poststructuralistes. Ma tĂąche consistait Ă dĂ©construire la structure prĂ©sumĂ©e unifiĂ©e de la femme autonome, consciente et cultivĂ©e, qui serait livrĂ©e Ă la lectrice ou au lecteur par une description riche et dense, de mĂȘme que la structure prĂ©sumĂ©e rationnelle et cohĂ©rente de la recherche qualitative traditionnelle, qui garantirait une connaissance vĂ©ritable des femmes. Nâayant jamais lu de manuel qualitatif postmoderne, jâai dâabord essayĂ© de faire entrer de force â sans succĂšs â la mĂ©thodologie postmoderne dans la grille de la recherche qualitative interprĂ©tative/positiviste. Lorsque lâinadĂ©quation est devenue apparente, puis absurde, jâai commencĂ© Ă dĂ©construire cette structure pour faire de la place Ă la diffĂ©rence. 23 NDT. Il est ici question dâune rĂ©plique du thriller amĂ©ricain The Marathon Man dans lequel Laurence ... 24 Citation originale old promise of representation ». 67Au mĂȘme moment, jâai commencĂ© Ă ressentir une rĂ©ticence littĂ©raire Ă lâidĂ©e de dĂ©crire » ou de reprĂ©senter mes participantes et dâencourager ainsi une certaine forme dâidentification sentimentale. AprĂšs tout, câĂ©tait la subjectivitĂ©, et non les femmes elles-mĂȘmes, qui constituait lâobjet de ma recherche. Je suis devenue mĂ©fiante envers lâhypothĂšse pas-si-innocente » de lâinterprĂ©tativisme selon laquelle les femmes devaient ĂȘtre forĂ©es et exploitĂ©es pour le savoir Qui sont-elles ? Quâest-ce que cela signifie ? » et, par lĂ , reprĂ©sentĂ©es. Cela ne semblait pas ĂȘtre le type de relation Ă©thique que ces femmes, qui mâavaient enseignĂ© comment ĂȘtre une femme, exigeaient de moi. Je me souviens ici dâun commentaire dâAnthony Lane, critique de films pour le New Yorker, qui disait quâau lieu de se demander si le film de David Lynch Mulholland Drive a un sens Quâest-ce que cela signifie ? », les spectatrices et spectateurs devraient se demander ce que Laurence Olivier a un jour demandĂ© Ă Dustin Hoffman Est-ce sans risque ? »23 Lane, 2001. Dans la recherche interprĂ©tative, nous postulons que la reprĂ©sentation est possible, mĂȘme si elle est risquĂ©e. Nous nous y risquons donc, formulant nĂ©anmoins de nombreux avertissements anxieux. Dans la recherche postmoderne, nous pensons que la reprĂ©sentation nâest pas possible et que toute dĂ©marche en ce sens est risquĂ©e. Câest pourquoi nous dĂ©plaçons donc entiĂšrement lâattention ; en ce qui me concerne, je la dĂ©place des femmes vers la subjectivitĂ©. Nous nous mĂ©fions de plus en plus de la vieille promesse de la reprĂ©sentation24 » Britzman, op. cit., p. 234 et, avec Pillow op. cit., nous remettons en question une science dont le but est la reprĂ©sentation. 25 Citation originale runs to meet the reader ». 68Dans mon propre travail, jâai dĂ©veloppĂ© une certaine incompĂ©tence et une sous-performance dâĂ©crivaine je suis incapable dâĂ©crire un texte qui se prĂ©cipite Ă la rencontre [de la lectrice et] du lecteur25 » Sommer, 1994, p. 530, un texte rĂ©confortant Lather et Smithies, 1997 qui satisfait Ă la prĂ©tention interprĂ©tative de connaĂźtre les femmes. PlutĂŽt que dâĂȘtre pour moi une impasse Ă©pistĂ©mologique » Sommer, ibid., p. 532 les femmes comme objets que lâon pourrait connaĂźtre, les femmes sont une ligne de fuite qui mâamĂšne ailleurs les femmes comme provocatrices. Il ne sâagit pas de nier lâimportance de ces femmes ni de prĂ©tendre quâelles ne figurent pas dans mes textes, puisquâelles sont partout. Mais je fais un geste vers elles de maniĂšre oblique dans mes Ă©crits en relatant, par exemple, lâune de nos conversations malaisantes qui sâest transformĂ©e en une confusion splendide et productive sur la subjectivitĂ© ou en racontant comment elles ont insistĂ© pour que je me questionne sur ce quâelles envisagent comme un paradoxe de la mĂ©thodologie. Et quand une personne me demande de lui raconter une histoire sur ces femmes, je lui en raconte une captivante, et si elle mâen demande une autre, je lui dis Va rencontrer tes propres femmes ĂągĂ©es et parle avec elles. Elles ont des histoires Ă raconter, et ces histoires changeront ta vie ». 69NĂ©anmoins, jâaspire Ă Ă©crire sur ces femmes plus ĂągĂ©es qui meurent, meurent et meurent⊠et je le ferai un jour, malgrĂ© mes craintes, mais seulement aprĂšs avoir affrontĂ© cette question postreprĂ©sentationnelle quâest-ce que lâĂ©criture peut faire dâautre que signifier ? Cette Ă©criture impliquera une politique et une Ă©thique de la difficultĂ© qui, dâune part, ne peuvent ĂȘtre accomplies que si jâĂ©cris, mais qui, dâautre part, ne peuvent ĂȘtre accomplies sur la base de tout ce que je sais dĂ©jĂ sur lâĂ©criture. Il nây a pas de rĂšgle pour lâĂ©criture postreprĂ©sentationnelle ; il nâexiste aucune autoritĂ© vers laquelle se tourner pour obtenir du rĂ©confort. 26 Citation originale I do not know, but I do know that we cannot go back to where we were ». 70Quâest-ce que le postmodernisme a fait Ă la recherche qualitative ? Je suis dâaccord avec la rĂ©ponse de Richardson Ă cette question Je ne sais pas, mais je sais que nous ne pouvons pas retourner lĂ oĂč nous Ă©tions26 » 1994, p. 524. Ou, comme lâont dit Deleuze et Parnet, peut-ĂȘtre comprendrons-nous que rien nâa changĂ©, et pourtant tout a changĂ© » op. cit., p. 154. Je reviens aux critĂšres que Richardson a Ă©tablis pour Ă©valuer des textes ethnographiques postmodernes. LâĂ©criture que jâĂ©voque ici â lâĂ©criture sous rature â apporte-t-elle une contribution substantielle ; a-t-elle une valeur esthĂ©tique ; dĂ©montre-t-elle une rĂ©flexivitĂ© ; quelle portĂ©e a-t-elle ; peut-elle reflĂ©ter lâexpĂ©rience vĂ©cue ? Je crois que câest possible. Mais plus important encore, lâĂ©criture comme mĂ©thode de recherche nous porte Ă travers nos seuils, vers une destination inconnue, pas prĂ©visible, pas prĂ©existante » Deleuze et Parnet, ibid., p. 152, peut-ĂȘtre mĂȘme vers la promesse spectaculaire de ce que Derrida appelait la dĂ©mocratie Ă venir » 1993, p. 143, une promesse que ceux qui travaillent pour la justice sociale ne peuvent ignorer. Je pense souvent Ă cette dĂ©mocratie, puisquâelle offre la possibilitĂ© dâĂ©tablir des relations diffĂ©rentes â des relations plus gĂ©nĂ©reuses que celles que je connais, des relations fertiles dans lesquelles les gens sâĂ©panouissent. 27 NDT. ConsidĂ©rant que les versions anglaise et française de lâouvrage ne correspondent pas, nous avo ... 28 NDT. ConsidĂ©rant que les versions anglaise et française de lâouvrage ne correspondent pas, nous avo ... 71Le paradoxe, cependant, est que cette dĂ©mocratie ne se prĂ©sentera jamais sous la forme dâune pleine prĂ©sence27 » Derrida, 1993, p. 65, mais quâelle exige que nous nous prĂ©parions Ă son arrivĂ©e. Derrida affirmait quâelle repose sur lâidĂ©e quâil faut offrir lâhospitalitĂ© absolue » Ă une altĂ©ritĂ© qui ne peut ĂȘtre anticipĂ©e28 » ibid., p. 65 et Ă laquelle nous ne demandons rien en retour. Ainsi, la mise en place de la dĂ©construction dans la dĂ©mocratie Ă venir est ancrĂ©e dans nos relations avec lâautre. En recherche qualitative postmoderne, les possibilitĂ©s de rencontres justes et Ă©thiques avec lâaltĂ©ritĂ© se produisent non seulement dans le champ de lâactivitĂ© humaine, mais aussi dans le champ du texte, dans notre Ă©criture. Dans ces espaces qui se chevauchent, nous nous prĂ©parons Ă une dĂ©mocratie qui nâa pas de modĂšle, Ă une justice postjuridique qui est toujours contingente, qui dĂ©pend toujours de lâaffaire en cours et qui doit ĂȘtre effacĂ©e dĂšs lors quâelle est produite. Se complaire dans lâidĂ©e dâune justice et dâune vĂ©ritĂ© transcendantales, dâun sens profond qui, pensons-nous, nous sauvera, relĂšve peut-ĂȘtre dâun manque de courage, celui dont nous avons besoin pour penser et vivre au-delĂ de nos fictions nĂ©cessaires. 29 Citation originale what happens when we cannot apply the rules ». 30 Citation originale that is not the moment of security or of cognitive certainty. Quite the cont ... 31 Citation originale no grounds, no alibis, no elsewhere to which we might refer the instance of ... 72LâĂ©thique sous la dĂ©construction est donc sans fondement ; elle est ce qui se passe quand nous ne pouvons pas appliquer les rĂšgles29 » Keenan, 1997, p. 1. Cette Ă©thique de la difficultĂ© sâarticule autour dâune responsabilitĂ© complexe envers lâautre, qui nâest pas un moment de sĂ©curitĂ© ni de certitude cognitive. Bien au contraire la seule responsabilitĂ© digne de ce nom procĂšde du retrait des rĂšgles ou des connaissances sur lesquelles nous aimerions compter pour prendre nos dĂ©cisions Ă notre place30 » ibid.. LâĂ©vĂ©nement Ă©thique se produit lorsque nous nâavons plus aucun motif, aucun alibi, aucun ailleurs auquel nous pourrions renvoyer lâinstance de nos dĂ©cisions31 » ibid.. En ce sens, nous serons toujours non prĂ©parĂ©s Ă ĂȘtre Ă©thiques ». Plus encore, la suppression des fondements et du sens originel, qui nâĂ©taient dĂ©jĂ que des fictions, laisse simplement tout tel quel, câest-Ă -dire sans ces marqueurs de certitude sur lesquels nous comptions pour demeurer intacts face Ă notre responsabilitĂ© textuelle. DĂšs lors, comment continuer ? Comment poursuivre notre travail et notre vie ? 73Deleuze soutenait que les Ă©vĂ©nements de notre vie â et dans cet essai, je pense prĂ©cisĂ©ment Ă toutes ces relations Ă lâautre que permet la recherche qualitative â nous encouragent Ă ĂȘtre leur Ă©gal en nous incitant nous-mĂȘmes Ă exceller, Ă ĂȘtre le plus parfait possible. Ou bien la morale nâa aucun sens, ou bien câest cela quâelle veut dire, elle nâa rien dâautre Ă dire ne pas ĂȘtre indigne de ce qui nous arrive » 1969, p. 174. LâĂ©vĂ©nement nous appelle donc Ă ĂȘtre dignes Ă lâinstant mĂȘme de la dĂ©cision, quand ce qui arrive est tout ce qui existe â alors que le sens arrivera toujours trop tard pour nous sauver. Au bord de lâabĂźme, nous marchons sans rĂ©serve vers lâautre. Câest la dĂ©construction Ă son meilleur et, je crois, la condition de la dĂ©mocratie Ă venir de Derrida. Cette dĂ©mocratie appelle une croyance dans le monde » Deleuze, 1990, p. 239 renouvelĂ©e qui, je lâespĂšre, permettra des relations moins appauvries que celles que nous avons imaginĂ©es et vĂ©cues jusquâici. Comme je lâai dit ci-dessus, la dĂ©construction sâaccomplit dĂ©jĂ par le travail des chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes dans tous les domaines oĂč ils travaillent. 74En ce qui me concerne, je lutte tous les jours pour demeurer digne des femmes ĂągĂ©es de ma ville natale, qui continuent Ă mâenseigner lâĂ©thique. Vous avez peut-ĂȘtre lâimpression que je nâĂ©cris pas Ă leur sujet dans cet essai, mais je vous assure quâelles vous parlent dans chaque mot que vous lisez. Ruminer et Ă©crire Ă propos de ce dĂ©sir de les voir prĂ©sentes dans ce texte et dans dâautres textes que je pourrai Ă©crire, de ce dĂ©sir de sens, accapare une grande partie de mon Ă©nergie. Mais je fais confiance Ă lâĂ©criture et je sais quâun matin, je me rĂ©veillerai et jâĂ©crirai Ă propos de ces femmes dâune maniĂšre que je ne peux encore imaginer. JâespĂšre que vous ferez de mĂȘme, que vous utiliserez lâĂ©criture comme une mĂ©thode de recherche pour entrer dans votre propre impossibilitĂ©, lĂ oĂč tout peut arriver â et oĂč tout arrivera ! Partie 3 pratiques dâĂ©criture Laurel Richardson 32 Citation originale Writing, the creative effort, should come first â at least for some part of ... Ăcrire, lâeffort crĂ©atif, devrait primer â au moins pour certains pans de ton quotidien. Câest une merveilleuse bĂ©nĂ©diction si tu y fais appel. Tu deviendras plus heureux, Ă©clairĂ©, vivant, passionnĂ©, joyeux, et plus gĂ©nĂ©reux envers les autres. MĂȘme ta santĂ© sâamĂ©liora. Les rhumes disparaĂźtront et toute autre affection de dĂ©couragement et dâennui32 Ueland, 1987/1938. 75Dans ce qui suit, je propose quelques façons dâutiliser lâĂ©criture comme mĂ©thode pour connaĂźtre ». Jâai retenu des exercices qui ont Ă©tĂ© utiles aux Ă©tudiantes et Ă©tudiants parce quâils permettent de dĂ©mystifier lâĂ©criture, quâils nourrissent la voix de la chercheuse ou du chercheur et servent le processus de dĂ©couverte de soi, du monde et des enjeux de justice sociale. Jâaimerais aussi pouvoir affirmer avec certitude que ces exercices nous gardent en bonne santĂ©. MĂ©taphore 76Les vieilles mĂ©taphores usĂ©es, bien que faciles et plaisantes Ă utiliser, deviennent avec le temps lourdes et indigestes. Plus rigide vous devenez, moins flexible vous ĂȘtes. Vos idĂ©es en viennent Ă ĂȘtre ignorĂ©es. Si votre Ă©criture est clichĂ©e, vous nâirez pas au-delĂ de votre imagination » AĂŻe ! Le clichĂ© qui pointe vers le clichĂ© ! et vous lasserez les gens. Dans lâĂ©criture scientifique traditionnelle en sciences sociales, la mĂ©taphore de la thĂ©orie est le bĂątiment » par exemple, une structure, une fondation, une construction, une dĂ©construction, un cadre, une grandeur voir lâexcellent livre de Lakoff et Johnson, 1980. Envisagez une autre mĂ©taphore, par exemple la thĂ©orie comme tapisserie », la thĂ©orie comme maladie », la thĂ©orie comme rĂ©cit » ou la thĂ©orie comme action sociale ». RĂ©digez un paragraphe sur la thĂ©orie » en utilisant votre mĂ©taphore. Faire appel Ă cette mĂ©taphore inusitĂ©e pour thĂ©oriser vous fait-il voir et sentir diffĂ©remment ? Voulez-vous que votre thĂ©orie sâinsĂšre autrement dans le monde social ? Voulez-vous que votre thĂ©orie affecte le monde ? Prenez lâun de vos articles et soulignez les mĂ©taphores et les images utilisĂ©es. Quâaffirmez-vous au travers de ces mĂ©taphores que vous nâaviez pas rĂ©alisĂ© affirmer ? QuâĂȘtes-vous en train de rĂ©inscrire ? Souhaitez-vous le faire ? Pouvez-vous trouver dâautres mĂ©taphores qui modifieraient votre façon de voir percevoir le matĂ©riel et votre rapport Ă ce matĂ©riel ? Vos mĂ©taphores composĂ©es font-elles Ă©tat de votre propre confusion ou du fait que les sciences sociales font abstraction de certaines idĂ©es ? En quoi vos mĂ©taphores Ă la fois rĂ©inscrivent les iniquitĂ©s sociales et leur rĂ©sistent ? Formats dâĂ©criture Choisissez un article de pĂ©riodique qui exemplifie les principales conventions dâĂ©criture de votre discipline. Comment lâargumentaire est-il prĂ©sentĂ© ? Qui en est le public prĂ©sumĂ© ? Comment lâarticle reproduit-il une idĂ©ologie ? De quelle façon la personne positionne-t-elle son autoritĂ© par rapport au matĂ©riel ? OĂč se trouve lâautrice ou lâauteur ? OĂč vous trouvez-vous dans cet article ? Qui sont les sujets et les objets Ă lâĂ©tude ? Choisissez un Ă©crit que vous avez rĂ©digĂ© dans le cadre dâun cours ou pour une publication et que vous jugez particuliĂšrement rĂ©ussi. De quelle façon avez-vous suivi les normes propres Ă votre discipline ? Aviez-vous conscience de le faire ? Quelles parties du texte a louangĂ©es la personne qui a Ă©valuĂ© votre travail ? Avez-vous Ă©ludĂ© certaines parties plus difficiles en Ă©tant vague, en utilisant un jargon, en faisant appel Ă une autoritĂ©, aux normes dâĂ©criture scientifique et/ou en ayant recours Ă dâautres tactiques rhĂ©toriques ? Quelles voix avez-vous exclues ? Ă qui sâadresse votre texte ? 77OĂč se situent les sujets dans votre travail ou votre article ? Et vous ? Comment vous sentez-vous par rapport Ă votre travail ou Ă votre article Ă prĂ©sent ? Comment vous sentez-vous par rapport au processus de construction de cet Ă©crit ? Pratiques dâĂ©criture crĂ©ative et analytique Joignez-vous Ă un groupe dâĂ©criture ou lancez-en un. Il pourrait sâagir dâun groupe de soutien Ă lâĂ©criture, dâun groupe dâĂ©criture crĂ©ative, dâun groupe de poĂ©sie, dâun groupe de dissertations, dâun groupe de mĂ©moires, quelque chose du genre sur lâĂ©criture de dissertations et dâarticles, voir Becker, 1986 ; Fox, 1985 ; Richardson, 1990 ; Wolcott, 1990. Travaillez Ă un guide dâĂ©criture crĂ©ative pour quelques excellents guides, voir Goldberg, 1986 ; Hills, 1987 ; Metzger, 1992 ; Ueland, op. cit.. Inscrivez-vous Ă un cours ou Ă un atelier dâĂ©criture crĂ©ative. Ces expĂ©riences sont bĂ©nĂ©fiques tant pour des chercheuses et chercheurs qui dĂ©butent que pour celles et ceux qui ont de lâexpĂ©rience. Voyez lâutilisation des cahiers de notes de terrain comme une occasion dâenrichir votre vocabulaire dâĂ©criture, vos habitudes de raisonnement et votre capacitĂ© de porter attention Ă vos perceptions, et voyez-le comme un rempart contre lâimplacable voix de la science. Nây a-t-il pas meilleur moyen que le processus de recherche pour dĂ©velopper le sens de soi â sa voix ?! Quel meilleur espace que vos cahiers de notes pour expĂ©rimenter diffĂ©rents points de vue â regarder le monde selon la perspective dâautrui ! Tenez un journal. Ăcrivez des rĂ©cits dâĂ©criture, câest-Ă -dire des rĂ©cits de recherche. 33 English classes » dans le texte. Ăcrivez une autobiographie dâĂ©criture. Il sâagirait du rĂ©cit de la façon dont vous avez appris Ă Ă©crire, des dictats des cours de français33 les phrases-thĂšmes, les grandes lignes, les essais de cinq paragraphes ?, des dictats de professeures et professeurs en sciences sociales, de comment et dâoĂč vous Ă©crivez Ă prĂ©sent, de vos besoins dâĂ©criture » idiosyncrasiques, de vos sentiments par rapport Ă lâĂ©criture et au processus dâĂ©criture et/ou de votre rĂ©sistance Ă lâĂ©criture impartiale ». Il sâagit dâun exercice utilisĂ© par Arthur Bochner. Si vous souhaitez faire des expĂ©riences avec lâĂ©criture Ă©vocatrice, une bonne façon de commencer est de transformer vos cahiers de notes en piĂšces de théùtre. Voyez quelles rĂšgles ethnographiques vous utilisez par exemple, rester fidĂšle aux paroles des personnes participantes, Ă lâordre des tours de parole et des Ă©vĂ©nements et quelles rĂšgles littĂ©raires vous convoquez par exemple, limiter le temps de parole des intervenantes et intervenants, laisser lâ intrigue » progresser, dĂ©velopper le personnage Ă travers les actions. Ăcrire des piĂšces de théùtre accentue les considĂ©rations Ă©thiques. Si vous avez des doutes, voyez la diffĂ©rence entre une Ă©criture typique » dâun Ă©vĂ©nement ethnographique et une Ă©criture théùtrale de ce mĂȘme Ă©vĂ©nement, dans laquelle vous et vos hĂŽtes tenez des rĂŽles jouĂ©s devant public. Ă qui appartiennent les mots exprimĂ©s ? Comment cette reconnaissance est-elle attribuĂ©e ? Que faire si des personnes nâaiment pas la façon dont elles sont personnifiĂ©es ? Des normes de courtoisie sont-elles violĂ©es ? RĂ©digez des essais Ă la fois avec une version orale et une version Ă©crite de votre piĂšce. Faites lâexpĂ©rience de lâĂ©criture en transformant une entrevue en profondeur en une reprĂ©sentation poĂ©tique. Tentez dâutiliser les mots, les rythmes, les façons de parler, les respirations, les pauses, la syntaxe et la diction de la personne interviewĂ©e. OĂč vous situez-vous dans le poĂšme ? Que savez-vous de la personne interviewĂ©e et de vous que vous ne connaissiez pas avant dâĂ©crire ce poĂšme ? Quels procĂ©dĂ©s poĂ©tiques avez-vous sacrifiĂ©s au nom de la science ? Ăcrivez un texte stratifiĂ© » [layered-text] voir Lather et Smithies, op. cit. ; Ronai, 1995. Le texte stratifiĂ© est une stratĂ©gie permettant de vous insĂ©rer dans le texte tout en insĂ©rant celui-ci dans les diffĂ©rentes littĂ©ratures et traditions des sciences sociales. Voici une possibilitĂ© dâabord, rĂ©digez un court rĂ©cit de soi Ă propos dâun Ă©vĂ©nement particuliĂšrement significatif pour vous ; prenez du recul et regardez le rĂ©cit selon votre perspective disciplinaire ; ajoutez ensuite Ă votre rĂ©cit dĂ©but, sections intermĂ©diaires, fin, peu importe des affirmations analytiques ou des rĂ©fĂ©rences en utilisant une police de caractĂšre diffĂ©rente, une mise en forme diffĂ©rente, en divisant la page ou en balisant le texte autrement. Les couches peuvent ĂȘtre multiples, avec plusieurs façons de souligner les niveaux thĂ©oriques, les thĂ©ories, les intervenantes et intervenants, ainsi de suite. Il sâagit dâun exercice utilisĂ© par Carolyn Ellis. Utilisez une autre stratĂ©gie dâĂ©criture pour dĂ©velopper une nouvelle forme dâethnographie destinĂ©e Ă des publications en sciences sociales. Produisez un texte transparent » dans lequel la littĂ©rature, la thĂ©orie et les mĂ©thodes prĂ©cĂ©dentes sont insĂ©rĂ©es de maniĂšre significative sur le plan textuel plutĂŽt quâorganisĂ©es dans des sections distinctes pour un trĂšs bon exemple, voir Bochner, 1997. Essayez le texte sandwich », dans lequel les thĂšmes traditionnels des sciences sociales renvoient au pain blanc » qui entoure la garniture » Ellis et Bochner, op. cit., ou un Ă©pilogue » expliquant le travail thĂ©orique et analytique du texte crĂ©atif voir Eisner, citĂ© dans Saks, 1996. ConsidĂ©rez le cadre dâun terrain. ConsidĂ©rez les diffĂ©rentes positions que vous occupez ou avez occupĂ©es dans cet espace, par exemple dans un magasin oĂč vous seriez vendeuse ou vendeur, cliente ou client, gĂ©rante ou gĂ©rant, fĂ©ministe, capitaliste, parent ou enfant. Ăcrivez dâabord Ă propos du cadre ou Ă propos dâun Ă©vĂ©nement se dĂ©roulant dans ce cadre Ă partir de diffĂ©rentes postures. Quâest-ce que ces diffĂ©rentes postures vous permettent de savoir ? Ensuite, laissez les points de vue dialoguer entre eux. Quâest-ce que ces dialogues vous permettent de dĂ©couvrir ? Que dĂ©couvrez-vous Ă travers ces dialogues ? Quâapprenez-vous concernant les iniquitĂ©s sociales ? Ăcrivez vos donnĂ©es » de trois maniĂšres diffĂ©rentes, par exemple un compte rendu narratif, une reprĂ©sentation poĂ©tique et un scĂ©nario de théùtre des lectrices/lecteurs. Que comprenez-vous de chacun des rendus que vous ne compreniez pas des autres ? Comment les diffĂ©rents rendus sâenrichissent-ils mutuellement ? RĂ©digez un rĂ©cit de soi selon votre point de vue par exemple, quelque chose qui sâest produit dans votre famille ou dans un sĂ©minaire. Puis, interrogez une autre participante ou un autre participant par exemple, un membre de votre famille ou du sĂ©minaire et faites-lui raconter sa version de lâĂ©vĂ©nement. Imaginez-vous comme faisant partie de lâhistoire de la participante ou du participant de la mĂȘme maniĂšre quâelle ou il fait partie de votre histoire. Comment réécrivez-vous votre rĂ©cit selon le point de vue de cette personne ? Cet exercice est utilisĂ© par Ellis. LâĂ©criture collaborative nous permet de voir au-delĂ de notre conception naturaliste du style et de lâattitude. Câest un exercice que jâai utilisĂ© dans mon enseignement, mais il serait tout aussi Ă propos pour un groupe dâĂ©criture. Chaque membre met dâabord en mots un Ă©vĂ©nement de sa vie. Par exemple, ce pourrait ĂȘtre un rĂ©cit fĂ©ministe, un rĂ©cit de rĂ©ussite, un rĂ©cit de quĂȘte, un rĂ©cit culturel, un rĂ©cit de socialisation professionnelle, un conte rĂ©aliste, un rĂ©cit de confessions ou un rĂ©cit de discriminations. Des copies des rĂ©cits sont distribuĂ©es aux membres du groupe. Le groupe est ensuite divisĂ© en plus petits groupes je prĂ©fĂšre des groupes de trois. Chaque petit groupe propose une nouvelle histoire, soit lâhistoire collective de ses membres. La collaboration peut prendre diverses formes drame, poĂ©sie, fiction, rĂ©cit de soi, textes rĂ©alistes, etc. Les collaborations sont partagĂ©es avec lâensemble du groupe. Enfin, chaque membre met sur papier ce quâelle ou il a ressenti par rapport Ă la collaboration et Ă ce qui est advenu de son rĂ©cit personnel â et de sa vie â durant ce processus. Prenez un pan de votre vie en dehors de ou prĂ©cĂ©dant votre expĂ©rience dans le milieu de lâenseignement et de la recherche qui vous a particuliĂšrement marquĂ©. Utilisez cette rĂ©sonance comme une mĂ©taphore Ă partir de laquelle travailler pour comprendre et prĂ©senter votre recherche. Les Ă©tudiantes et Ă©tudiants ont créé dâexcellents rapports de recherche et se sont accrochĂ©s Ă des figures inattendues par exemple, la chorĂ©graphie, les principes de lâarrangement floral, la composition picturale, les diffusions sportives. Ces rĂ©sonances cultivent une vie plus intĂ©grĂ©e. Il existe diffĂ©rentes formes dâĂ©criture pour diffĂ©rents publics et diffĂ©rentes occasions. Faites lâexpĂ©rience dâĂ©crire sur un mĂȘme objet de recherche pour un lectorat universitaire, un lectorat de professionnelles et professionnels, pour la presse populaire, pour des lĂ©gislatrices et lĂ©gislateurs, pour le milieu de la recherche, ainsi de suite Richardson, 1990. Câest un exercice fort pertinent pour les Ă©tudiantes et Ă©tudiants de cycles supĂ©rieurs qui pourraient vouloir faire partager de maniĂšre conviviale leurs rĂ©sultats de recherche avec leurs collĂšges. Mettez en rĂ©cit lâĂ©criture Richardson, 1997. Ces histoires renvoient Ă des comptes rendus rĂ©flexifs de ce qui vous a amenĂ© Ă Ă©crire ce que vous avez Ă©crit. Les rĂ©cits dâĂ©criture peuvent porter sur des rĂšgles disciplinaires, des Ă©vĂ©nements dĂ©partementaux, des rĂ©seaux dâamitiĂ©, des liens collĂ©giaux, familiaux et/ou des expĂ©riences biographiques personnelles. Ces rĂ©cits dâĂ©criture permettent de situer votre travail dans divers contextes, rattachant cette tĂąche solitaire et en apparence sĂ©parĂ©e du reste aux alĂ©as de votre vie et de votre personne. Mettre en rĂ©cit ces histoires nous rappelle le processus constant de cocrĂ©ation qui sâopĂšre entre nous-mĂȘme et les sciences sociales. 34 Citation originale Willing is doing something you know already â here is no imaginative underst ... Ătre disposĂ© Ă , câest faire quelque chose que lâon connaĂźt dĂ©jĂ â il nâexiste aucune nouvelle comprĂ©hension imaginative dans cet acte. En ce moment, votre esprit devient affreusement stĂ©rile et dĂ©sertique Ă force dâĂȘtre aussi rapide, vif et efficace Ă rĂ©aliser une chose aprĂšs lâautre, au point oĂč vous ne prenez plus le temps de laisser vos idĂ©es survenir, se dĂ©velopper et rayonner doucement34 Ueland, op. cit..
LâĂ©criture au sens graphique » du termeEn dĂ©but de CP, votre enfant est capable dâĂ©crire certaines lettres en capitales dâimprimerie. Il a aussi appris Ă tenir correctement son crayon et Ă positionner correctement son corps pour Ă©crire. Il va prendre conscience quâune lettre peut avoir plusieurs costumes et que lâenjeu est dâapprendre Ă Ă©crire en lettres cursives ou attachĂ©es » et de ne pas sortir dâun chemin dâĂ©criture » donnĂ©. Votre enfant va aussi apprendre les rĂšgles dâĂ©criture de chaque lettre les lettres attachĂ©es peuvent monter » et descendre » de plusieurs Ă©tages», il existe aussi un sens prĂ©cis pour les Ă©crire. ConcrĂštement, voici les rĂšgles dâĂ©criture des lettres cursives Les lettres qui ont des boucles vers le haut montent de trois Ă©tages Les lettres qui ont des barres » vers le haut montent de deux Ă©tages Les boucles vers le bas descendent de deux Ă©tages Les barres vers le bas descendent dâun seul Ă©tage. Ce tracĂ© a Ă©tĂ© dessinĂ© par Plein d'autres idĂ©es et graphismes Ă tĂ©lĂ©charger en pdf sur leur site et ici, toujours sur le site de Lutinbazar, d'autres activitĂ©s autour du graphisme. En fin de CP, votre enfant sera capable dâĂ©crire entre deux lignes en lettres cursives c'est-Ă -dire attachĂ©es ». Il aura aussi commencĂ© Ă apprendre Ă Ă©crire en majuscules cursives ou lettres anglaises. En dĂ©but de CP, tous les enfants nâont pas les capacitĂ©s nĂ©cessaires pour apprendre Ă affiner leur geste dâĂ©criture, il existe de grandes diffĂ©rences de rythme entre les professeur de CP rĂ©pĂšte tous les jours en classe des exercices dâentrainement en Ă©criture de lettres, de mots et de phrases. Il va aussi enseigner quelques techniques pour que votre enfant apprenne Ă copier rapidement Ă copier un texte en Ă©criture cursive et Ă copier en cursif un texte en capitales dâimprimerie. Par exemple, en fin de CP, en lâefforçant Ă mĂ©moriser un mot dans sa tĂȘte avant de le copier dâune la fin de son annĂ©e de CP, votre enfant sera capable de copier un texte de 2 Ă 5 lignes dans une Ă©criture cursive lisible, entre deux lignes. Vous pouvez aussi consulter la fiche sur les difficultĂ©s d'Ă©criture. Si votre enfant a du mal Ă tenir correctement son crayonâŠ
apprend a ecrire ou apprend a te taire