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Conjugaisondu verbe s'apprendre Ă  la forme interrogative au fĂ©minin et Ă  tous les temps Alorsapprends Ă  Ă©crire s'te plais ou apprends Ă  t'taire Tu mĂ©riterais vraiment qu'on t'sectionne une artĂšre Alors apprends Ă  Ă©crire s'te plais ou apprends Ă  t'taire COUPLET 2 Oui j'avoue qu'a l'Ă©coute de ton titre J'ai chopĂ© la courante et pĂ©tĂ© une durite T'as beau dire que c'est un hit Mais lĂ  faut qu'tu arrĂȘte J'Ă©touffe, j'ai l'impression d'avoir bouffĂ© une arĂȘte Les Rechercherdes fichiers apprend a t taire sur TheGratuit.com. apprend a t taire. Pertinence Fichier Moteur ; 100: TĂ©lĂ©charger Votreenfant dĂ©couvre la division au cycle 2 Ă  travers de situations simples et concrĂštes : les situations de partage ou de groupement. Ces situations sont apprĂ©hendĂ©es de façon trĂšs pratique, par la manipulation, le dessin et elles portent sur des petites valeurs (nombres infĂ©rieurs Ă  100). Ainsi, jusqu’à prĂ©sent, les Ă©lĂšves 1 La premiĂšre chose Ă  faire est de lire le texte de façon souple afin de comprendre l'idĂ©e gĂ©nĂ©rale. Il faut Ă  ce moment profiter de la lecture et ne pas analyser chaque aspect du texte mais comprendre le concept gĂ©nĂ©ral. 2. Vous devrez ensuite faire une seconde lecture dĂ©taillĂ©e et approfondie du texte. Site De Rencontre A Rennes Gratuit. Pourquoi apprendre Ă  Ă©crire alors que nous avons des claviers d’ordinateurs ou de tablettes avec correction orthographique ? De plus, l’écriture est souvent plus lente Ă  acquĂ©rir que la lecture ou le calcul. C’est long, il faut beaucoup pratiquer pour avoir une belle Ă©criture, et puis il y a l’orthographe, la grammaire
 Pourquoi s’embĂȘter avec tout cela ? A quoi ça sert, d’apprendre Ă  Ă©crire ? Ecrire, c’est quand mĂȘme mieux Ă  la main ! Eh bien non, je ne vous dirai pas que cela ne sert Ă  rien. Bien sĂ»r, on apprend la maĂźtrise de notre langue maternelle Ă  l’oral d’abord, mais l’écrit permet de peaufiner certains dĂ©tails qui peuvent nous Ă©chapper d’un premier abord. L’écrit permet de communiquer de diffĂ©rentes façons juste avec soi-mĂȘme, pour vider son esprit de ce que l’on ne doit pas oublier. L’exemple type est la liste de courses, qui une fois notĂ©e nous permet de bien penser Ă  Ă  distance que ce soit par lettre ou courriel, cela permet Ă  des personnes Ă  l’autre bout du monde de recevoir nos messages, sans souci du dĂ©calage horaire ou de dĂ©ranger, puisqu’elles liront leur lettre au moment oĂč elles sont le temps l’écrit permet d’avoir un temps plus long pour rĂ©flĂ©chir Ă  ce que l’on va dire et aux mots que l’on va utiliser pour le dire, des Ă©lĂ©ments essentiels qui font que le message sera diffĂ©rent de celui dĂ©livrĂ© Ă  l’ exhaustif on ne pourrait pas expliquer Ă  l’oral, dans une confĂ©rence par exemple, le contenu de tout un livre ! L’oral dure un certain temps, mais l’écrit reste, peut se relire, se complĂ©ter
 jusqu’à arriver Ă  une encyclopĂ©die. L’écrit transmet donc des savoirs, des histoires, qui peuvent ĂȘtre trĂšs longs et que l’on va lire en plusieurs fois, et qui peuvent aussi ĂȘtre trĂšs complets. Et puis, l’écrit permet aussi de composer des poĂšmes, des chansons, et d’accĂ©der Ă  la comprĂ©hension de blagues, jeux de mots, contrepĂšteries
 Se faire plaisir est l’un des Ă©lĂ©ments fondamentaux pour dĂ©velopper les apprentissages ! Comment alors apprendre Ă  Ă©crire avec plaisir ? Dessiner, Ă©crire
 tout peut se faire avec plaisir ! Pour avoir envie d’apprendre Ă  Ă©crire, on peut commencer par lire. Lire, lire et relire
 de tout. Que ce soit l’enfant qui lise seul, ou le parent qui fasse la lecture » plus l’enfant entend ce qui est Ă©crit, plus il fera la diffĂ©rence entre l’oral et l’écrit. Et plus il pourra avoir envie d’écrire
 De la notice de l’appareil photo aux poĂšmes de MallarmĂ©, en passant par Victor Hugo ou les romans de Chair de Poule, tout est bon Ă  lire, tant qu’on se fait plaisir ! Lire permet de se prĂ©parer Ă  l’écriture en lisant, nous mĂ©morisons inconsciemment l' »image » des mots, leur orthographe, et Ă©galement les tournures de phrases, du vocabulaire nouveau, l’organisation des idĂ©es dans un texte
 C’est une excellente prĂ©paration aux rĂ©dactions, et une grande aide pour comprendre la grammaire Ă©galement. Apprendre Ă  Ă©crire demande de maĂźtriser le geste d’écriture Bien sĂ»r, il faut tenir un crayon ! En dessinant, on entraĂźne sa main Ă  tenir un stylo, Ă  diriger ses gestes, Ă  acquĂ©rir de l’endurance. Écrire, c’est du sport ! On peut aussi s’entraĂźner Ă  partir de pĂąte Ă  modeler, d’argile, ou avec diverses activitĂ©s de motricitĂ© fine
 ll est souvent proposĂ© Ă  l’école maternelle de faire du graphisme, c’est Ă  dire des sĂ©ries de points, de cercles et autres formes gĂ©omĂ©triques, des rayures dans un sens ou dans l’autre, pour prĂ©parer sa main Ă  Ă©crire, et Ă  tracer dans le sens de l’écriture. C’est une bonne chose si l’enfant s’y intĂ©resse. Pour ceux qui n’y trouvent pas d’intĂ©rĂȘt, on peut aussi proposer des activitĂ©s comme nettoyer une table ou de la vaisselle, en formant des ronds avec l’éponge dans le sens de l’écriture des O. Ou bien aligner des objets en les rangeant de gauche Ă  droite, ou de haut en bas
 le sens de l’écriture peut s’acquĂ©rir aussi sans papier ni crayon ! Astuce anti-dĂ©couragement ! Pour avoir envie d’écrire, il faut avoir des choses Ă  raconter. Et au lieu de buter sur chaque phrase, on peut choisir de les dicter Ă  un adulte ! L’adulte peut noter l’histoire, puis la reprendre avec l’enfant, revoir avec lui certaines rĂ©pĂ©titions ou tournures de phrases, jusqu’à ce que le rĂ©sultat soit satisfaisant pour les deux. L’enfant se sent valorisĂ©, car mĂȘme s’il n’a pas tout Ă©crit de sa main, il s’agit de sa propre production tout de mĂȘme ! Il peut, s’il est motivĂ©, recopier ce que l’adulte a Ă©crit. Une belle façon d’apprendre Ă  Ă©crire, aussi bien le fond que la forme ! D’autres enfants vont spontanĂ©ment Ă©crire des histoires, mĂȘme sans orthographe. Ils sont satisfaits si l’adulte arrive Ă  les lire, et petit Ă  petit vont acquĂ©rir des notions de grammaire et d’orthographe qu’ils intĂ©greront dans leurs prochaines productions. Tout cela est possible bien sĂ»r s’ils ne se sentent pas jugĂ©s ou Ă©valuĂ©s on ne raconte pas la mĂȘme chose lorsqu’on est libre ou lorsqu’on nous impose un sujet qui sera source de jugement ! En rĂ©sumé  L’ecriture a quelque chose de trĂšs personnel. Pour apprendre Ă  Ă©crire, il faut que cela se fasse le plus naturellement possible. L’écriture dans ses dĂ©buts est une production personnelle, comme un dessin. A travers ses mots, ses phrases, l’enfant raconte ce qu’il a au fond de lui, ce qui lui tient Ă  cƓur, ce qu’il a envie d’exprimer, et il est satisfait de le faire. Bien sĂ»r, ses lettres ne sont pas bien formĂ©es ». Bien sĂ»r, il y a des fautes. Bien sĂ»r, cela pourrait ĂȘtre mieux dit. Mais est-ce lĂ  l’important ? Si on arrive Ă  conserver chez l’enfant ce dĂ©sir de raconter, ce dĂ©sir de laisser une trace, alors l’orthographe et la grammaire ne seront que des petites marches pour atteindre tranquillement un niveau d’écriture correct
 voire meilleur que la moyenne, car la curiositĂ© et le dĂ©sir d’apprendre auront Ă©tĂ© prĂ©servĂ©s ! DĂ©couvrez ici Les secrets d’une bonne Ă©criture », ma sĂ©rie de 4 vidĂ©os pour aider votre enfant Ă  Ă©crire 
 sans papier ni stylo ! Racontez-moi, comment vous, vous avez appris Ă  Ă©crire ? ✹ A la rencontre de soi et des autres Ă  travers la lecture Ă  haute voix ✹ Pourquoi participer Ă  des ateliers de bibliothĂ©rapie? Pour ĂȘtre dans l’instant prĂ©sent Te ressourcer LĂącher-prise Partager un moment Apprendre Ă  lire en toi Te raconter Ă  toi-mĂȘme Te redĂ©couvrir Te retrouver Laisser exprimer tes Ă©motions et ta crĂ©ativitĂ© retouver le plaisir de lire Comment ça se passe? L’atelier est composĂ© de 3 temps forts Encrage dans l’instant prĂ©sent pour notamment relĂącher les tensions, faire taire sa petite voix, et ainsi ĂȘtre plus rĂ©ceptif Ă  la lecture qui va en pleine conscience du texte lu Ă  haute voix. Moment de partage et d’expression de soi par la parole, l’écrit ou le dessin de ce que tu as ressenti, vĂ©cu pendant la lecture. Libre Ă  toi de choisir sur l’instant le mode d’expression qui rĂ©sonnera en toi. De quoi ai-je besoin? Atelier de groupe en prĂ©sentiel L’école est finie, le boulot aussi, alors viens te dĂ©tendre en compagnie d’autres Apprentis Sages de la lecture au son de ma voix 😉 PrivilĂ©gie des vĂȘtements dans lesquels tu te sens toi-mĂȘme et Ă  l’aise Ă  la fois pour faciliter le relĂąchement et la pleine conscience. Sens-toi libre d’apporter de quoi Ă©crire ou dessiner pour exprimer Ă  ta maniĂšre tes ressentis, tes dĂ©couvertes suite Ă  la lecture que tu auras entendue. Atelier en ligne Inscris-toi Ă  la newsletter pour connaĂźtre les prochaines dates Pour profiter pleinement de l’atelier, choisis un endroit calme et confortable avec une bonne rĂ©ception WIFI oĂč tu ne seras pas dĂ©rangĂ©. Ton appareil branchĂ© sur secteur pour Ă©viter qu’il ne tombe en panne de batterie. Pour un son plus agrĂ©able, tu peux utiliser une enceinte ou des Ă©couteurs. Tu auras besoin de quoi Ă©crire ou dessiner pour exprimer tes ressentis, tes dĂ©couvertes suite Ă  la lecture que tu auras entendue. PrivilĂ©gie des vĂȘtements dans lesquels tu te sens toi-mĂȘme et Ă  l’aise Ă  la fois pour faciliter le relĂąchement et la pleine conscience. Tu peux choisir d’ĂȘtre assise, allongĂ© ou debout si Ă  ce moment-lĂ  c’est ce dont tu as besoin. Si tu aimes les cousins, les bougies et les senteurs relaxantes, libre Ă  toi de composer ton espace cocooning pour profiter pleinement de l’atelier. Mes prochains ateliers de bibliothĂ©rapie En prĂ©sentiel ou en ligne Dates Ă  venir, en attendant je t’invite Ă  consulter les articles du blog et Ă  t’inscrire Ă  la newsletter Ă  l’aide du formulaire ci-dessous pour ĂȘtre tenu au courant des prochaines dates en prĂ©sentiel ou en ligne. Atelier de bibliothĂ©rapie sur mesure pour Entreprises / Associations Tu souhaites accueillir un atelier de bibliothĂ©rapie pour dĂ©tendre, divertir tes collaborateurs / tes adhĂ©rents / tes clients en programmant un Ă©vĂ©nement pas comme les autres ? Fais-le moi savoir en renseignant ton e-mail dans le formulaire ci-dessous. Tu recevras dans les 5 minutes un e-mail pour t’aider Ă  dĂ©crire ton projet avec les informations nĂ©cessaires date, thĂšme, nombre de personnes, en prĂ©sentiel, en visioconfĂ©rence, etc.. À tout de suite, mais d’abord renseigne bien le formulaire ci-dessous. 😉 Au plaisir d’organiser un atelier de bibliothĂ©rapie sur mesure pour vous 🙂 [thrive_leads id=’2913â€Č] Partenariat Accueillir un atelier de bibliothĂ©rapie Libraires, cafĂ©s littĂ©raires, espace de coworking, etc. vous souhaitez crĂ©er un partenariat pour accueillir un atelier de bibliothĂ©rapie, vous pouvez me contacter via le formulaire de contact. TĂ©moignages Ateliers de bibliothĂ©rapie Conseils de lecture Merci beaucoup pour tes conseils qui m’aident Ă  trouver de nombreux temps de lecture !Chris, 44 ans J’ai les larmes aux yeux
 Merci beaucoup pour la petite sĂ©lection ! En fait, j’aime beaucoup cet auteur 🙂Lisa, 31 ans Suite Ă  ton conseil, j’ai dĂ©vorĂ© Tu comprendras quand tu seras plus grande ». MĂȘme si ce livre a remuĂ© certaines choses en moi, je l’ai trouvĂ© trĂšs beau. Il m’a Ă©clairĂ© ! Merciii infiniment ! 🙂Marie, 34 ans Merci pour toutes ces belles Ă©coutes livresques qui m’ont permis de me retrouver en m’évadant !Flo, 37 ans Tu as des questions? Sens-toi libre de me contacter via le formulaire de contact. Marivaux Théùtre complet. Tome second L'Ecole des mÚres Acteurs Comédie en un acte représentée pour la premiÚre fois par les comédiens Italiens le 25 juillet 1732 Acteurs Madame Argante. Angélique, fille de Madame Argante. Lisette, suivante d'Angélique. Eraste, amant d'Angélique, sous le nom de La Ramée. Damis, pÚre d'Eraste, autre amant d'Angélique. Frontin, valet de Madame Argante. Champagne, valet de Monsieur Damis. La scÚne est dans l'appartement de Madame Argante. ScÚne PremiÚre Eraste, sous le nom de La Ramée et avec une livrée, Lisette Lisette. - Oui, vous voilà fort bien déguisé, et avec cet habit-là , vous disant mon cousin, je crois que vous pouvez paraÃtre ici en toute sûreté; il n'y a que votre air qui n'est pas trop d'accord avec la livrée. Eraste. - Il n'y a rien à craindre; je n'ai pas mÃÂȘme, en entrant, fait mention de notre parenté. J'ai dit que je voulais te parler, et l'on m'a répondu que je te trouverais ici, sans m'en demander davantage. Lisette. - Je crois que vous devez ÃÂȘtre content du zÚle avec lequel je vous sers je m'expose à tout, et ce que je fais pour vous n'est pas trop dans l'ordre; mais vous ÃÂȘtes un honnÃÂȘte homme; vous aimez ma jeune maÃtresse, elle vous aime; je crois qu'elle sera plus heureuse avec vous qu'avec celui que sa mÚre lui destine, et cela calme un peu mes scrupules. Eraste. - Elle m'aime, dis-tu? Lisette, puis-je me flatter d'un si grand bonheur? Moi qui ne l'ai vue qu'en passant dans nos promenades, qui ne lui ai prouvé mon amour que par mes regards, et qui n'ai pu lui parler que deux fois pendant que sa mÚre s'écartait avec d'autres dames! elle m'aime? Lisette. - TrÚs tendrement, mais voici un domestique de la maison qui vient; c'est Frontin, qui ne me hait pas, faites bonne contenance. ScÚne II Frontin, Lisette, Eraste Frontin. - Ah! te voilà , Lisette. Avec qui es-tu donc là ? Lisette. - Avec un de mes parents qui s'appelle La Ramée, et dont le maÃtre, qui est ordinairement en province, est venu ici pour affaire; et il profite du séjour qu'il y fait pour me voir. Frontin. - Un de tes parents, dis-tu? Lisette. - Oui. Frontin. - C'est-à -dire un cousin? Lisette. - Sans doute. Frontin. - Hum! il a l'air d'un cousin de bien loin il n'a point la tournure d'un parent, ce garçon-là . Lisette. - Qu'est-ce que tu veux dire avec ta tournure? Frontin. - Je veux dire que ce n'est, par ma foi, que de la fausse monnaie que tu me donnes, et que si le diable emportait ton cousin il ne t'en resterait pas un parent de moins. Eraste. - Et pourquoi pensez-vous qu'elle vous trompe? Frontin. - Hum! quelle physionomie de fripon! Mons de La Ramée, je vous avertis que j'aime Lisette, et que je veux l'épouser tout seul. Lisette. - Il est pourtant nécessaire que je lui parle pour une affaire de famille qui ne te regarde pas. Frontin. - Oh! parbleu! que les secrets de ta famille s'accommodent, moi, je reste. Lisette. - Il faut prendre son parti. Frontin... Frontin. - AprÚs? Lisette. - Serais-tu capable de rendre service à un honnÃÂȘte homme, qui t'en récompenserait bien? Frontin. - HonnÃÂȘte homme ou non, son honneur est de trop, dÚs qu'il récompense. Lisette. - Tu sais à qui Madame marie Angélique, ma maÃtresse? Frontin. - Oui, je pense que c'est à peu prÚs soixante ans qui en épousent dix-sept. Lisette. - Tu vois bien que ce mariage-là ne convient point. Frontin. - Oui il menace la stérilité, les héritiers en seront nuls, ou auxiliaires. Lisette. - Ce n'est qu'à regret qu'Angélique obéit, d'autant plus que le hasard lui a fait connaÃtre un aimable homme qui a touché son coeur. Frontin. - Le cousin La Ramée pourrait bien nous venir de là . Lisette. - Tu l'as dit; c'est cela mÃÂȘme. Eraste. - Oui, mon enfant, c'est moi. Frontin. - Eh! que ne le disiez-vous? En ce cas-là , je vous pardonne votre figure, et je suis tout à vous. Voyons, que faut-il faire? Eraste. - Rien que favoriser une entrevue que Lisette va me procurer ce soir, et tu seras content de moi. Frontin. - Je le crois, mais qu'espérez-vous de cette entrevue? car on signe le contrat ce soir. Lisette. - Eh bien, pendant que la compagnie, avant le souper, sera dans l'appartement de Madame, Monsieur nous attendra dans cette salle-ci, sans lumiÚre pour n'ÃÂȘtre point vu, et nous y viendrons, Angélique et moi, pour examiner le parti qu'il y aura à prendre. Frontin. - Ce n'est pas de l'entretien dont je doute mais à quoi aboutira-t-il? Angélique est une AgnÚs élevée dans la plus sévÚre contrainte, et qui, malgré son penchant pour vous, n'aura que des regrets, des larmes et de la frayeur à vous donner est-ce que vous avez dessein de l'enlever? Eraste. - Ce serait un parti bien extrÃÂȘme. Frontin. - Et dont l'extrémité ne vous ferait pas grand-peur, n'est-il pas vrai? Lisette. - Pour nous, Frontin, nous ne nous chargeons que de faciliter l'entretien, auquel je serai présente; mais de ce qu'on y résoudra, nous n'y trempons point, cela ne nous regarde pas. Frontin. - Oh! si fait, cela nous regarderait un peu, si cette petite conversation nocturne que nous leur ménageons dans la salle était découverte; d'autant plus qu'une des portes de la salle aboutit au jardin, que du jardin on va à une petite porte qui rend dans la rue, et qu'à cause de la salle oÃÂč nous les mettrons, nous répondrons de toutes ces petites portes-là , qui sont de notre connaissance. Mais tout coup vaille; pour se mettre à son aise, il faut quelquefois risquer son honneur, il s'agit d'ailleurs d'une jeune victime qu'on veut sacrifier, et je crois qu'il est généreux d'avoir part à sa délivrance, sans s'embarrasser de quelle façon elle s'opérera Monsieur payera bien, cela grossira ta dot, et nous ferons une action qui joindra l'utile au louable. Eraste. - Ne vous inquiétez de rien, je n'ai point envie d'enlever Angélique, et je ne veux que l'exciter à refuser l'époux qu'on lui destine mais la nuit s'approche, oÃÂč me retirerai-je en attendant le moment oÃÂč je verrai Angélique? Lisette. - Comme on ne sait encore qui vous ÃÂȘtes, en cas qu'on vous fÃt quelques questions, au lieu d'ÃÂȘtre mon parent, soyez celui de Frontin, et retirez-vous dans sa chambre, qui est à cÎté de cette salle, et d'oÃÂč Frontin pourra vous amener, quand il faudra. Frontin. - Oui-da, Monsieur, disposez de mon appartement. Lisette. - Allez tout à l'heure; car il faut que je prévienne Angélique, qui assurément sera charmée de vous voir, mais qui ne sait pas que vous ÃÂȘtes ici, et à qui je dirai d'abord qu'il y a un domestique dans la chambre de Frontin qui demande à lui parler de votre part mais sortez, j'entends quelqu'un qui vient. Frontin. - Allons, cousin, sauvons-nous. Lisette. - Non, restez c'est la mÚre d'Angélique, elle vous verrait fuir, il vaut mieux que vous demeuriez. ScÚne III Lisette, Frontin, Eraste, Madame Argante Madame Argante. - OÃÂč est ma fille, Lisette? Lisette. - Apparemment qu'elle est dans sa chambre, Madame. Madame Argante. - Qui est ce garçon-là ? Frontin. - Madame, c'est un garçon de condition, comme vous voyez, qui m'est venu voir, et à qui je m'intéresse parce que nous sommes fils des deux frÚres; il n'est pas content de son maÃtre, ils se sont brouillés ensemble, et il vient me demander si je ne sais pas quelque maison dont il pût s'accommoder... Madame Argante. - Sa physionomie est assez bonne; chez qui avez-vous servi, mon enfant? Eraste. - Chez un officier du régiment du Roi, Madame. Madame Argante. - Eh bien, je parlerai de vous à Monsieur Damis, qui pourra vous donner à ma fille; demeurez ici jusqu'à ce soir, et laissez-nous. Restez, Lisette. ScÚne IV Madame Argante, Lisette Madame Argante. - Ma fille vous dit assez volontiers ses sentiments, Lisette; dans quelle disposition d'esprit est-elle pour le mariage que nous allons conclure? Elle ne m'a marqué, du moins, aucune répugnance. Lisette. - Ah! Madame, elle n'oserait vous en marquer, quand elle en aurait; c'est une jeune et timide personne, à qui jusqu'ici son éducation n'a rien appris qu'à obéir. Madame Argante. - C'est, je pense, ce qu'elle pouvait apprendre de mieux à son ùge. Lisette. - Je ne dis pas le contraire. Madame Argante. - Mais enfin, vous paraÃt-elle contente? Lisette. - Y peut-on rien connaÃtre? vous savez qu'à peine ose-t-elle lever les yeux, tant elle a peur de sortir de cette modestie sévÚre que vous voulez qu'elle ait; tout ce que j'en sais, c'est qu'elle est triste. Madame Argante. - Oh! je le crois, c'est une marque qu'elle a le coeur bon elle va se marier, elle me quitte, elle m'aime, et notre séparation est douloureuse. Lisette. - Eh! eh! ordinairement, pourtant, une fille qui va se marier est assez gaie. Madame Argante. - Oui, une fille dissipée, élevée dans un monde coquet, qui a plus entendu parler d'amour que de vertu, et que mille jeunes étourdis ont eu l'impertinente liberté d'entretenir de cajoleries; mais une fille retirée, qui vit sous les yeux de sa mÚre, et dont rien n'a gùté ni le coeur ni l'esprit, ne laisse pas que d'ÃÂȘtre alarmée quand elle change d'état. Je connais Angélique et la simplicité de ses moeurs; elle n'aime pas le monde, et je suis sûre qu'elle ne me quitterait jamais, si je l'en laissais la maÃtresse. Lisette. - Cela est singulier. Madame Argante. - Oh! j'en suis sûre. A l'égard du mari que je lui donne, je ne doute pas qu'elle n'approuve mon choix; c'est un homme trÚs riche, trÚs raisonnable. Lisette. - Pour raisonnable, il a eu le temps de le devenir. Madame Argante. - Oui, un peu vieux, à la vérité, mais doux, mais complaisant, attentif, aimable. Lisette. - Aimable! Prenez donc garde, Madame, il a soixante ans, cet homme. Madame Argante. - Il est bien question de l'ùge d'un mari avec une fille élevée comme la mienne! Lisette. - Oh! s'il n'en est pas question avec Mademoiselle votre fille, il n'y aura guÚre eu de prodige de cette force-là ! Madame Argante. - Qu'entendez-vous avec votre prodige? Lisette. - J'entends qu'il faut, le plus qu'on peut, mettre la vertu des gens à son aise, et que celle d'Angélique ne sera pas sans fatigue. Madame Argante. - Vous avez de sottes idées, Lisette; les inspirez-vous à ma fille? Lisette. - Oh! que non, Madame, elle les trouvera bien sans que je m'en mÃÂȘle. Madame Argante. - Et pourquoi, de l'humeur dont elle est, ne serait-elle pas heureuse? Lisette. C'est qu'elle ne sera point de l'humeur dont vous dites, cette humeur-là n'existe nulle part. Madame Argante. - Il faudrait qu'elle l'eût bien difficile, si elle ne s'accommodait pas d'un homme qui l'adorera. Lisette. - On adore mal à son ùge. Madame Argante. - Qui ira au-devant de tous ses désirs. Lisette. - Ils seront donc bien modestes. Madame Argante. - Taisez-vous; je ne sais de quoi je m'avise de vous écouter. Lisette. - Vous m'interrogez, et je vous réponds sincÚrement. Madame Argante. - Allez dire à ma fille qu'elle vienne. Lisette. - Il n'est pas besoin de l'aller chercher, Madame, la voilà qui passe, et je vous laisse. ScÚne V Angélique, Madame Argante Madame Argante. - Venez, Angélique, j'ai à vous parler. Angélique, modestement. - Que souhaitez-vous, ma mÚre? Madame Argante. - Vous voyez, ma fille, ce que je fais aujourd'hui pour vous; ne tenez-vous pas compte à ma tendresse du mariage avantageux que je vous procure? Angélique, faisant la révérence. - Je ferai tout ce qu'il vous plaira, ma mÚre. Madame Argante. - Je vous demande si vous me savez gré du parti que je vous donne? Ne trouvez-vous pas qu'il est heureux pour vous d'épouser un homme comme Monsieur Damis, dont la fortune, dont le caractÚre sûr et plein de raison, vous assurent une vie douce et paisible, telle qu'il convient à vos moeurs et aux sentiments que je vous ai toujours inspirés? Allons, répondez, ma fille! Angélique. - Vous me l'ordonnez donc? Madame Argante. - Oui, sans doute. Voyez, n'ÃÂȘtes-vous pas satisfaite de votre sort? Angélique. - Mais... Madame Argante. - Quoi! mais! je veux qu'on me réponde raisonnablement; je m'attends à votre reconnaissance, et non pas à des mais. Angélique, saluant. - Je n'en dirai plus, ma mÚre. Madame Argante. - Je vous dispense des révérences; dites-moi ce que vous pensez. Angélique. - Ce que je pense? Madame Argante. - Oui comment regardez-vous le mariage en question? Angélique. - Mais... Madame Argante. - Toujours des mais! Angélique. - Je vous demande pardon; je n'y songeais pas, ma mÚre. Madame Argante. - Eh bien, songez-y donc, et souvenez-vous qu'ils me déplaisent. Je vous demande quelles sont les dispositions de votre coeur dans cette conjoncture-ci. Ce n'est pas que je doute que vous soyez contente, mais je voudrais vous l'entendre dire vous-mÃÂȘme. Angélique. - Les dispositions de mon coeur! Je tremble de ne pas répondre à votre fantaisie. Madame Argante. - Et pourquoi ne répondriez-vous pas à ma fantaisie? Angélique. - C'est que ce que je dirais vous fùcherait peut-ÃÂȘtre. Madame Argante. - Parlez bien, et je ne me fùcherai point. Est-ce que vous n'ÃÂȘtes point de mon sentiment? Etes-vous plus sage que moi? Angélique. - C'est que je n'ai point de dispositions dans le coeur. Madame Argante. - Et qu'y avez-vous donc, Mademoiselle? Angélique. - Rien du tout. Madame Argante. - Rien! qu'est-ce que rien? Ce mariage ne vous plaÃt donc pas? Angélique. - Non. Madame Argante, en colÚre. - Comment! il vous déplaÃt? Angélique. - Non, ma mÚre. Madame Argante. - Eh! parlez donc! car je commence à vous entendre c'est-à -dire, ma fille, que vous n'avez point de volonté? Angélique. - J'en aurai pourtant une, si vous le voulez. Madame Argante. - Il n'est pas nécessaire; vous faites encore mieux d'ÃÂȘtre comme vous ÃÂȘtes; de vous laisser conduire, et de vous en fier entiÚrement à moi. Oui, vous avez raison, ma fille; et ces dispositions d'indifférence sont les meilleures. Aussi voyez-vous que vous en ÃÂȘtes récompensée; je ne vous donne pas un jeune extravagant qui vous négligerait peut-ÃÂȘtre au bout de quinze jours, qui dissiperait son bien et le vÎtre, pour courir aprÚs mille passions libertines; je vous marie à un homme sage, à un homme dont le coeur est sûr, et qui saura tout le prix de la vertueuse innocence du vÎtre. Angélique. - Pour innocente, je le suis. Madame Argante. - Oui, grùces à mes soins, je vous vois telle que j'ai toujours souhaité que vous fussiez; comme il vous est familier de remplir vos devoirs, les vertus dont vous allez avoir besoin ne vous coûteront rien; et voici les plus essentielles; c'est, d'abord, de n'aimer que votre mari. Angélique. - Et si j'ai des amis, qu'en ferai-je? Madame Argante. - Vous n'en devez point avoir d'autres que ceux de Monsieur Damis, aux volontés de qui vous vous conformerez toujours, ma fille; nous sommes sur ce pied-là dans le mariage. Angélique. - Ses volontés? Et que deviendront les miennes? Madame Argante. - Je sais que cet article a quelque chose d'un peu mortifiant; mais il faut s'y rendre, ma fille. C'est une espÚce de loi qu'on nous a imposée; et qui dans le fond nous fait honneur, car entre deux personnes qui vivent ensemble, c'est toujours la plus raisonnable qu'on charge d'ÃÂȘtre la plus docile, et cette docilité-là vous sera facile; car vous n'avez jamais eu de volonté avec moi, vous ne connaissez que l'obéissance. Angélique. - Oui, mais mon mari ne sera pas ma mÚre. Madame Argante. - Vous lui devez encore plus qu'à moi, Angélique, et je suis sûre qu'on n'aura rien à vous reprocher là -dessus. Je vous laisse, songez à tout ce que je vous ai dit; et surtout gardez ce goût de retraite, de solitude, de modestie, de pudeur qui me charme en vous; ne plaisez qu'à votre mari, et restez dans cette simplicité qui ne vous laisse ignorer que le mal. Adieu, ma fille. ScÚne VI Angélique, Lisette Angélique, un moment seule. - Qui ne me laisse ignorer que le mal! Et qu'en sait-elle? Elle l'a donc appris? Eh bien, je veux l'apprendre aussi. Lisette survient. - Eh bien, Mademoiselle, à quoi en ÃÂȘtes-vous? Angélique. - J'en suis à m'affliger, comme tu vois. Lisette. - Qu'avez-vous dit à votre mÚre? Angélique. - Eh! tout ce qu'elle a voulu. Lisette. - Vous épouserez donc Monsieur Damis? Angélique. - Moi, l'épouser! Je t'assure que non; c'est bien assez qu'il m'épouse. Lisette. - Oui, mais vous n'en serez pas moins sa femme. Angélique. - Eh bien, ma mÚre n'a qu'à l'aimer pour nous deux; car pour moi je n'aimerai jamais qu'Eraste. Lisette. - Il le mérite bien. Angélique. - Oh! pour cela, oui. C'est lui qui est aimable, qui est complaisant, et non pas ce Monsieur Damis que ma mÚre a été prendre je ne sais oÃÂč, qui ferait bien mieux d'ÃÂȘtre mon grand-pÚre que mon mari, qui me glace quand il me parle, et qui m'appelle toujours ma belle personne; comme si on s'embarrassait beaucoup d'ÃÂȘtre belle ou laide avec lui au lieu que tout ce que me dit Eraste est si touchant! on voit que c'est du fond du coeur qu'il parle; et j'aimerais mieux ÃÂȘtre sa femme seulement huit jours, que de l'ÃÂȘtre toute ma vie de l'autre. Lisette. - On dit qu'il est au désespoir, Eraste. Angélique. - Eh! comment veut-il que je fasse? Hélas! je sais bien qu'il sera inconsolable N'est-on pas bien à plaindre, quand on s'aime tant, de n'ÃÂȘtre pas ensemble? Ma mÚre dit qu'on est obligé d'aimer son mari; eh bien! qu'on me donne Eraste; je l'aimerai tant qu'on voudra, puisque je l'aime avant que d'y ÃÂȘtre obligée, je n'aurai garde d'y manquer quand il le faudra, cela me sera bien commode. Lisette. - Mais avec ces sentiments-là , que ne refusez-vous courageusement Damis? il est encore temps; vous ÃÂȘtes d'une vivacité étonnante avec moi, et vous tremblez devant votre mÚre. Il faudrait lui dire ce soir Cet homme-là est trop vieux pour moi; je ne l'aime point, je le hais, je le haïrai, et je ne saurais l'épouser. Angélique. - Tu as raison mais quand ma mÚre me parle, je n'ai plus d'esprit; cependant je sens que j'en ai assurément; et j'en aurais bien davantage, si elle avait voulu; mais n'ÃÂȘtre jamais qu'avec elle, n'entendre que des préceptes qui me lassent, ne faire que des lectures qui m'ennuient, est-ce là le moyen d'avoir de l'esprit? qu'est-ce que cela apprend? Il y a des petites filles de sept ans qui sont plus avancées que moi. Cela n'est-il pas ridicule? je n'ose pas seulement ouvrir ma fenÃÂȘtre. Voyez, je vous prie, de quel air on m'habille? suis-je vÃÂȘtue comme une autre? regardez comme me voilà faite Ma mÚre appelle cela un habit modeste il n'y a donc de la modestie nulle part qu'ici? car je ne vois que moi d'enveloppée comme cela; aussi suis-je d'une enfance, d'une curiosité! Je ne porte point de ruban, mais qu'est-ce que ma mÚre y gagne? que j'ai des émotions quand j'en aperçois. Elle ne m'a laissé voir personne, et avant que je connusse Eraste, le coeur me battait quand j'étais regardée par un jeune homme. Voilà pourtant ce qui m'est arrivé. Lisette. - Votre naïveté me fait rire. Angélique. - Mais est-ce que je n'ai pas raison? Serais-je de mÃÂȘme si j'avais joui d'une liberté honnÃÂȘte? En vérité, si je n'avais pas le coeur bon, tiens, je crois que je haïrais ma mÚre, d'ÃÂȘtre cause que j'ai des émotions pour des choses dont je suis sûre que je ne me soucierais pas si je les avais. Aussi, quand je serai ma maÃtresse! laisse-moi faire, va... je veux savoir tout ce que les autres savent. Lisette. - Je m'en fie bien à vous. Angélique. - Moi qui suis naturellement vertueuse, sais-tu bien que je m'endors quand j'entends parler de sagesse? Sais-tu bien que je serai fort heureuse de n'ÃÂȘtre pas coquette? Je ne la serai pourtant pas; mais ma mÚre mériterait bien que je la devinsse. Lisette. - Ah! si elle pouvait vous entendre et jouir du fruit de sa sévérité! Mais parlons d'autre chose. Vous aimez Eraste? Angélique. - Vraiment oui, je l'aime, pourvu qu'il n'y ait point de mal à avouer cela; car je suis si ignorante! Je ne sais point ce qui est permis ou non, au moins. Lisette. - C'est un aveu sans conséquence avec moi. Angélique. - Oh! sur ce pied-là je l'aime beaucoup, et je ne puis me résoudre à le perdre. Lisette. - Prenez donc une bonne résolution de n'ÃÂȘtre pas à un autre. Il y a ici un domestique à lui qui a une lettre à vous rendre de sa part. Angélique, charmée. - Une lettre de sa part, et tu ne m'en disais rien! OÃÂč est-elle? Oh! que j'aurai de plaisir à la lire! donne-moi-la donc! OÃÂč est ce domestique? Lisette. - Doucement! modérez cet empressement-là ; cachez-en du moins une partie à Eraste si par hasard vous lui parliez, il y aurait du trop. Angélique. - Oh! dame, c'est encore ma mÚre qui en est cause. Mais est-ce que je pourrai le voir? Tu me parles de lui et de sa lettre, et je ne vois ni l'un ni l'autre. ScÚne VII Lisette, Angélique, Frontin, Eraste Lisette, à Angélique. - Tenez, voici ce domestique que Frontin nous amÚne. Angélique. - Frontin ne dira-t-il rien à ma mÚre? Lisette. - Ne craignez rien, il est dans vos intérÃÂȘts, et ce domestique passe pour son parent. Frontin, tenant une lettre. - Le valet de Monsieur Eraste vous apporte une lettre que voici, Madame. Angélique, gravement. - Donnez. A Lisette. Suis-je assez sérieuse? Lisette. - Fort bien. Angélique lit. - Que viens-je d'apprendre! on dit que vous vous mariez ce soir. Si vous concluez sans me permettre de vous voir, je ne me soucie plus de la vie. Et en s'interrompant. Il ne se soucie plus de la vie, Lisette! Elle achÚve de lire. Adieu; j'attends votre réponse, et je me meurs. AprÚs qu'elle a lu. Cette lettre-là me pénÚtre; il n'y a point de modération qui tienne, Lisette; il faut que je lui parle, et je ne veux pas qu'il meure. Allez lui dire qu'il vienne; on le fera entrer comme on pourra. Eraste, se jetant à ses genoux. - Vous ne voulez point que je meure, et vous vous mariez, Angélique! Angélique. - Ah! c'est vous, Eraste? Eraste. - A quoi vous déterminez-vous donc? Angélique. - Je ne sais; je suis trop émue pour vous répondre. Levez-vous. Eraste, se levant. - Mon désespoir vous touchera-t-il? Angélique. - Est-ce que vous n'avez pas entendu ce que j'ai dit? Eraste. - Il m'a paru que vous m'aimiez un peu. Angélique. - Non, non, il vous a paru mieux que cela; car j'ai dit bien franchement que je vous aime mais il faut m'excuser, Eraste, car je ne savais pas que vous étiez là . Eraste. - Est-ce que vous seriez fùchée de ce qui vous est échappé? Angélique. - Moi, fùchée? au contraire, je suis bien aise que vous l'ayez appris sans qu'il y ait de ma faute; je n'aurai plus la peine de vous le cacher. Frontin. - Prenez garde qu'on ne vous surprenne. Lisette. - Il a raison; je crois que quelqu'un vient; retirez-vous, Madame. Angélique. - Mais je crois que vous n'avez pas eu le temps de me dire tout. Eraste. - Hélas! Madame, je n'ai encore fait que vous voir et j'ai besoin d'un entretien pour vous résoudre à me sauver la vie. Angélique, en s'en allant. - Ne lui donneras-tu pas le temps de me résoudre, Lisette? Lisette. - Oui, Frontin et moi nous aurons soin de tout vous allez vous revoir bientÎt; mais retirez-vous. ScÚne VIII Lisette, Frontin, Eraste, Champagne Lisette. - Qui est-ce qui entre là ? c'est le valet de Monsieur Damis. Eraste, vite. - Eh! d'oÃÂč le connaissez-vous? c'est le valet de mon pÚre, et non pas de Monsieur Damis qui m'est inconnu. Lisette. - Vous vous trompez; ne vous déconcertez pas. Champagne. - Bonsoir, la jolie fille, bonsoir, Messieurs; je viens attendre ici mon maÃtre qui m'envoie dire qu'il va venir; et je suis charmé d'une rencontre... En regardant Eraste. Mais comment appelez-vous Monsieur? Eraste. - Vous importe-t-il de savoir que je m'appelle La Ramée? Champagne. - La Ramée? Et pourquoi est-ce que vous portez ce visage-là ? Eraste. - Pourquoi? la belle question! parce que je n'en ai pas reçu d'autre. Adieu, Lisette; le début de ce butor-là m'ennuie. ScÚne IX Champagne, Frontin, Lisette Frontin. - Je voudrais bien savoir à qui tu en as! Est-ce qu'il n'est pas permis à mon cousin La Ramée d'avoir son visage? Champagne. - Je veux bien que Monsieur La Ramée en ait un; mais il ne lui est pas permis de se servir de celui d'un autre. Lisette. - Comment, celui d'un autre! qu'est-ce que cette folie-là ? Champagne. - Oui, celui d'un autre en un mot, cette mine-là ne lui appartient point; elle n'est point à sa place ordinaire, ou bien j'ai vu la pareille à quelqu'un que je connais. Frontin, riant. - C'est peut-ÃÂȘtre une physionomie à la mode, et La Ramée en aura pris une. Lisette, riant. - Voilà bien, en effet, des discours d'un butor comme toi, Champagne est-ce qu'il n'y a pas mille gens qui se ressemblent? Champagne. - Cela est vrai; mais qu'il appartienne à ce qu'il voudra, je ne m'en soucie guÚre; chacun a le sien; il n'y a que vous, Mademoiselle Lisette, qui n'avez celui de personne, car vous ÃÂȘtes plus jolie que tout le monde il n'y a rien de si aimable que vous. Frontin. - Halte-là ! laisse ce minois-là en repos; ton éloge le déshonore. Champagne. - Ah! Monsieur Frontin, ce que j'en dis, c'est en cas que vous n'aimiez pas Lisette, comme cela peut arriver; car chacun n'est pas du mÃÂȘme goût. Frontin. - Paix! vous dis-je; car je l'aime. Champagne. - Et vous, Mademoiselle Lisette? Lisette. - Tu joues de malheur, car je l'aime. Champagne. - Je l'aime, partout je l'aime! Il n'y aura donc rien pour moi? Lisette, en s'en allant. - Une révérence de ma part. Frontin, en s'en allant. - Des injures de la mienne, et quelques coups de poing, si tu veux. Champagne. - Ah! n'ai-je pas fait là une belle fortune? ScÚne X Monsieur Damis, Champagne Monsieur Damis. - Ah! te voilà ! Champagne. - Oui, Monsieur; on vient de m'apprendre qu'il n'y a rien pour moi, et ma part ne me donne pas une bonne opinion de la vÎtre. Monsieur Damis. - Qu'entends-tu par là ? Champagne. - C'est que Lisette ne veut point de moi, et outre cela j'ai vu la physionomie de Monsieur votre fils sur le visage d'un valet. Monsieur Damis. - Je n'y comprends rien. Laisse-nous; voici Madame Argante et Angélique. ScÚne XI Madame Argante, Angélique, Monsieur Damis Madame Argante. - Vous venez sans doute d'arriver, Monsieur? Monsieur Damis. - Oui, Madame, en ce moment. Madame Argante. - Il y a déjà bonne compagnie assemblée chez moi, c'est-à -dire, une partie de ma famille, avec quelques-uns de nos amis, car pour les vÎtres, vous n'avez pas voulu leur confier votre mariage. Monsieur Damis. - Non, Madame, j'ai craint qu'on n'enviùt mon bonheur et j'ai voulu me l'assurer en secret. Mon fils mÃÂȘme ne sait rien de mon dessein et c'est à cause de cela que je vous ai prié de vouloir bien me donner le nom de Damis, au lieu de celui d'Orgon, qu'on mettra dans le contrat. Madame Argante. - Vous ÃÂȘtes le maÃtre, Monsieur; au reste, il n'appartient point à une mÚre de vanter sa fille; mais je crois vous faire un présent digne d'un honnÃÂȘte homme comme vous. Il est vrai que les avantages que vous lui faites... Monsieur Damis. - Oh! Madame, n'en parlons point, je vous prie; c'est à moi à vous remercier toutes deux, et je n'ai pas dû espérer que cette belle personne fÃt grùce au peu que je vaux. Angélique, à part. - Belle personne! Monsieur Damis. - Tous les trésors du monde ne sont rien au prix de la beauté et de la vertu qu'elle m'apporte en mariage. Madame Argante. - Pour de la vertu, vous lui rendez justice. Mais, Monsieur, on vous attend; vous savez que j'ai permis que nos amis se déguisassent, et fissent une espÚce de petit bal tantÎt; le voulez-vous bien? C'est le premier que ma fille aura vu. Monsieur Damis. - Comme il vous plaira, Madame. Madame Argante. - Allons donc joindre la compagnie. Monsieur Damis. - Oserais-je auparavant vous prier d'une chose, Madame? Daignez, à la faveur de notre union prochaine, m'accorder un petit moment d'entretien avec Angélique; c'est une satisfaction que je n'ai pas eu jusqu'ici. Madame Argante. - J'y consens, Monsieur, on ne peut vous le refuser dans la conjoncture présente; et ce n'est pas apparemment pour éprouver le coeur de ma fille? il n'est pas encore temps qu'il se déclare tout à fait; il doit vous suffire qu'elle obéit sans répugnance; et c'est ce que vous pouvez dire à Monsieur, Angélique; je vous le permets, entendez-vous? Angélique. - J'entends, ma mÚre. ScÚne XII Angélique, Monsieur Damis Monsieur Damis. - Enfin, charmante Angélique, je puis donc sans témoins vous jurer une tendresse éternelle il est vrai que mon ùge ne répond pas au vÎtre. Angélique. - Oui, il y a bien de la différence. Monsieur Damis. - Cependant on me flatte que vous acceptez ma main sans répugnance. Angélique. - Ma mÚre le dit. Monsieur Damis. - Et elle vous a permis de me le confirmer vous-mÃÂȘme. Angélique. - Oui, mais on n'est pas obligé d'user des permissions qu'on a. Monsieur Damis. - Est-ce par modestie, est-ce par dégoût que vous me refusez l'aveu que je demande? Angélique. - Non, ce n'est pas par modestie. Monsieur Damis. - Que me dites-vous là ! C'est donc par dégoût?... Vous ne me répondez rien? Angélique. - C'est que je suis polie. Monsieur Damis. - Vous n'auriez donc rien de favorable à me répondre? Angélique. - Il faut que je me taise encore. Monsieur Damis. - Toujours par politesse? Angélique. - Oh! toujours. Monsieur Damis. - Parlez-moi franchement est-ce que vous me haïssez? Angélique. - Vous embarrassez encore mon savoir-vivre. Seriez-vous bien aise, si je vous disais oui? Monsieur Damis. - Vous pourriez dire non. Angélique. - Encore moins, car je mentirais. Monsieur Damis. - Quoi! vos sentiments vont jusqu'à la haine, Angélique! J'aurais cru que vous vous contentiez de ne pas m'aimer. Angélique. - Si vous vous en contentez, et moi aussi, et s'il n'est pas malhonnÃÂȘte d'avouer aux gens qu'on ne les aime point, je ne serai plus embarrassée. Monsieur Damis. - Et vous me l'avoueriez! Angélique. - Tant qu'il vous plaira. Monsieur Damis. - C'est une répétition dont je ne suis point curieux; et ce n'était pas là ce que votre mÚre m'avait fait entendre. Angélique. - Oh! vous pouvez vous en fier à moi; je sais mieux cela que ma mÚre, elle a pu se tromper; mais, pour moi, je vous dis la vérité. Monsieur Damis. - Qui est que vous ne m'aimez point? Angélique. - Oh! du tout; je ne saurais; et ce n'est pas par malice, c'est naturellement et vous, qui ÃÂȘtes, à ce qu'on dit, un si honnÃÂȘte homme, si, en faveur de ma sincérité, vous vouliez ne me plus aimer et me laisser là , car aussi bien je ne suis pas si belle que vous le croyez, tenez, vous en trouverez cent qui vaudront mieux que moi. Monsieur Damis, les premiers mots à part. - Voyons si elle aime ailleurs. Mon intention, assurément, n'est pas qu'on vous contraigne. Angélique. - Ce que vous dites là est bien raisonnable, et je ferai grand cas de vous si vous continuez. Monsieur Damis. - Je suis mÃÂȘme fùché de ne l'avoir pas su plus tÎt. Angélique. - Hélas! si vous me l'aviez demandé, je vous l'aurais dit. Monsieur Damis. - Et il faut y mettre ordre. Angélique. - Que vous ÃÂȘtes bon et obligeant! N'allez pourtant pas dire à ma mÚre que je vous ai confié que je ne vous aime point, parce qu'elle se mettrait en colÚre contre moi; mais faites mieux; dites-lui seulement que vous ne me trouvez pas assez d'esprit pour vous, que je n'ai pas tant de mérite que vous l'aviez cru, comme c'est la vérité; enfin, que vous avez encore besoin de vous consulter ma mÚre, qui est fort fiÚre, ne manquera pas de se choquer, elle rompra tout, notre mariage ne se fera point, et je vous aurai, je vous jure, une obligation infinie. Monsieur Damis. - Non, Angélique, non, vous ÃÂȘtes trop aimable; elle se douterait que c'est vous qui ne voulez pas, et tous ces prétextes-là ne valent rien; il n'y en a qu'un bon; aimez-vous ailleurs? Angélique. - Moi! non; n'allez pas le croire. Monsieur Damis. - Sur ce pied-là , je n'ai point d'excuse; j'ai promis de vous épouser, et il faut que je tienne parole; au lieu que, si vous aimiez quelqu'un, je ne lui dirais pas que vous me l'avez avoué; mais seulement que je m'en doute. Angélique. - Eh bien! doutez-vous-en donc. Monsieur Damis. - Mais il n'est pas possible que je m'en doute si cela n'est pas vrai; autrement ce serait ÃÂȘtre de mauvaise foi; et, malgré toute l'envie que j'ai de vous obliger, je ne saurais dire une imposture. Angélique. - Allez, allez, n'ayez point de scrupule, vous parlerez en homme d'honneur. Monsieur Damis. - Vous aimez donc? Angélique. - Mais ne me trahissez-vous point, Monsieur Damis? Monsieur Damis. - Je n'ai que vos véritables intérÃÂȘts en vue. Angélique. - Quel bon caractÚre! Oh! que je vous aimerais, si vous n'aviez que vingt ans! Monsieur Damis. - Eh bien? Angélique. - Vraiment, oui, il y a quelqu'un qui me plaÃt... Frontin arrive. - Monsieur, je viens de la part de Madame vous dire qu'on vous attend avec Mademoiselle. Monsieur Damis. - Nous y allons. Et à Angélique oÃÂč avez-vous connu celui qui vous plaÃt? Angélique. - Ah! ne m'en demandez pas davantage; puisque vous ne voulez que vous douter que j'aime, en voilà plus qu'il n'en faut pour votre probité, et je vais vous annoncer là -haut. ScÚne XIII Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, les premiers mots à part. - Ceci me chagrine, mais je l'aime trop pour la céder à personne. Frontin! Frontin! approche, je voudrais te dire un mot. Frontin. - Volontiers, Monsieur; mais on est impatient de vous voir. Monsieur Damis. - Je ne tarderai qu'un moment viens, j'ai remarqué que tu es un garçon d'esprit. Frontin. - Eh! j'ai des jours oÃÂč je n'en manque pas, Monsieur Damis. - Veux-tu me rendre un service dont je te promets que personne ne sera jamais instruit? Frontin. - Vous marchandez ma fidélité; mais je suis dans mon jour d'esprit, il n'y a rien à faire, je sens combien il faut ÃÂȘtre discret. Monsieur Damis. - Je te payerai bien. Frontin. - ArrÃÂȘtez donc, Monsieur, ces débuts-là m'attendrissent toujours. Monsieur Damis. - Voilà ma bourse. Frontin. - Quel embonpoint séduisant! Qu'il a l'air vainqueur! Monsieur Damis. - Elle est à toi, si tu veux me confier ce que tu sais sur le chapitre d'Angélique. Je viens adroitement de lui faire avouer qu'elle a un amant; et observée comme elle est par sa mÚre, elle ne peut ni l'avoir vu ni avoir de ses nouvelles que par le moyen des domestiques tu t'en es peut-ÃÂȘtre mÃÂȘlé toi-mÃÂȘme, ou tu sais qui s'en mÃÂȘle, et je voudrais écarter cet homme-là ; quel est-il? oÃÂč se sont-ils vus? Je te garderai le secret. Frontin, prenant la bourse. - Je résisterais à ce que vous dites, mais ce que vous tenez m'entraÃne, et je me rends. Monsieur Damis. - Parle. Frontin. - Vous me demandez un détail que j'ignore; il n'y a que Lisette qui soit parfaitement instruite dans cette intrigue-là . Monsieur Damis. - La fourbe! Frontin. - Prenez garde, vous ne sauriez la condamner sans me faire mon procÚs. Je viens de céder à un trait d'éloquence qu'on aura peut-ÃÂȘtre employé contre elle; au reste je ne connais le jeune homme en question que depuis une heure; il est actuellement dans ma chambre; Lisette en a fait mon parent, et dans quelques moments, elle doit l'introduire ici mÃÂȘme oÃÂč je suis chargé d'éteindre les bougies, et oÃÂč elle doit arriver avec Angélique pour y traiter ensemble des moyens de rompre votre mariage. Monsieur Damis. - Il ne tiendra donc qu'à toi que je sois pleinement instruit de tout. Frontin. - Comment? Monsieur Damis. - Tu n'as qu'à souffrir que je me cache ici; on ne m'y verra pas, puisque tu vas en Îter les lumiÚres, et j'écouterai tout ce qu'ils diront. Frontin. - Vous avez raison; attendez, quelques amis de la maison qui sont là -haut, et qui veulent se déguiser aprÚs souper pour se divertir, ont fait apporter des dominos qu'on a mis dans le petit cabinet à cÎté de la salle, voulez-vous que je vous en donne un? Monsieur Damis. - Tu me feras plaisir. Frontin. - Je cours vous le chercher, car l'heure approche. Monsieur Damis. - Va. ScÚne XIV Monsieur Damis, Frontin Monsieur Damis, un moment seul. - Je ne saurais mieux m'y prendre pour savoir de quoi il est question. Si je vois que l'amour d'Angélique aille à un certain point, il ne s'agit plus de mariage; cependant je tremble. Qu'on est malheureux d'aimer à mon ùge! Frontin revient. - Tenez, Monsieur, voilà tout votre attirail, jusqu'à un masque c'est un visage qui ne vous donnera que dix-huit ans, vous ne perdrez rien au change; ajustez-vous vite; bon! mettez-vous là et ne remuez pas; voilà les lumiÚres éteintes, bonsoir. Monsieur Damis. - Ecoute; le jeune homme va venir, et je rÃÂȘve à une chose; quand Lisette et Angélique seront entrées, dis à la mÚre, de ma part, que je la prie de se rendre ici sans bruit, cela ne te compromet point, et tu y gagneras. Frontin. - Mais vous prenez donc cette commission-là à crédit? Monsieur Damis. - Va, ne t'embarrasse point. Frontin, il tùtonne. - Soit. Je sors... J'ai de la peine à trouver mon chemin; mais j'entends quelqu'un... ScÚne XV Lisette, Eraste, Frontin, Monsieur Damis Lisette est à la porte avec Eraste pour entrer. Frontin. - Est-ce toi, Lisette? Lisette. - Oui, à qui parles-tu donc là ? Frontin. - A la nuit, qui m'empÃÂȘchait de retrouver la porte. Avec qui es-tu, toi? Lisette. - Parle bas; avec Eraste que je fais entrer dans la salle. Monsieur Damis, à part. - Eraste! Frontin. - Bon! oÃÂč est-il? Il appelle. La Ramée! Eraste. - Me voilà . Frontin, le prenant par le bras. - Tenez, Monsieur, marchez et promenez-vous du mieux que vous pourrez en attendant. Lisette. - Adieu; dans un moment je reviens avec ma maÃtresse. ScÚne XVI Eraste, Monsieur Damis, caché. Eraste. - Je ne saurais douter qu'Angélique ne m'aime; mais sa timidité m'inquiÚte, et je crains de ne pouvoir l'enhardir à dédire sa mÚre. Monsieur Damis, à part. - Est-ce que je me trompe? c'est la voix de mon fils, écoutons. Eraste. - Tùchons de ne pas faire de bruit. Il marche en tùtonnant. Monsieur Damis. - Je crois qu'il vient à moi; changeons de place. Eraste. - J'entends remuer du taffetas; est-ce vous, Angélique, est-ce vous? En disant cela, il attrape Monsieur Damis par le domino. Monsieur Damis, retenu. - Doucement!... Eraste. - Ah! c'est vous-mÃÂȘme. Monsieur Damis, à part. - C'est mon fils. Eraste. - Eh bien! Angélique, me condamnerez-vous à mourir de douleur? Vous m'avez dit tantÎt que vous m'aimiez; vos beaux yeux me l'ont confirmé par les regards les plus aimables et les plus tendres; mais de quoi me servira d'ÃÂȘtre aimé, si je vous perds? Au nom de notre amour, Angélique, puisque vous m'avez permis de me flatter du vÎtre, gardez-vous à ma tendresse, je vous en conjure par ces charmes que le ciel semble n'avoir destinés que pour moi; par cette main adorable sur qui je vous jure un amour éternel. Monsieur Damis veut retirer sa main. Ne la retirez pas, Angélique, et dédommagez Eraste du plaisir qu'il n'a point de voir vos beaux yeux, par l'assurance de n'ÃÂȘtre jamais qu'à lui; parlez, Angélique. Monsieur Damis, à part, les premiers mots. - J'entends du bruit. Taisez-vous, petit sot. Et il se retire d'Eraste. Eraste. - Juste ciel! qu'entends-je? Vous me fuyez! Ah! Lisette, n'es-tu pas là ? ScÚne XVII Angélique et Lisette qui entrent, Monsieur Damis, Eraste Lisette. - Nous voici, Monsieur. Eraste. - Je suis au désespoir, ta maÃtresse me fuit. Angélique. - Moi, Eraste? Je ne vous fuis point, me voilà . Eraste. - Eh quoi! ne venez-vous pas de me dire tout ce qu'il y a de plus cruel? Angélique. - Eh! je n'ai encore dit qu'un mot. Eraste. - Il est vrai, mais il m'a marqué le dernier mépris. Angélique. - Il faut que vous ayez mal entendu, Eraste est-ce qu'on méprise les gens qu'on aime? Lisette. - En effet, rÃÂȘvez-vous, Monsieur? Eraste. - Je n'y comprends donc rien; mais vous me rassurez, puisque vous me dites que vous m'aimez; daignez me le répéter encore. ScÚne XVIII Madame Argante, introduite par Frontin, Lisette, Eraste, Angélique, Monsieur Damis Angélique. - Vraiment, ce n'est pas là l'embarras, et je vous le répéterais avec plaisir, mais vous le savez bien assez. Madame Argante, à part. - Qu'entends-je? Angélique. - Et d'ailleurs on m'a dit qu'il fallait ÃÂȘtre plus retenue dans les discours qu'on tient à son amant. Eraste. - Quelle aimable franchise! Angélique. - Mais je vais comme le coeur me mÚne, sans y entendre plus de finesse; j'ai du plaisir à vous voir, et je vous vois, et s'il y a de ma faute à vous avouer si souvent que je vous aime, je la mets sur votre compte, et je ne veux point y avoir part. Eraste. - Que vous me charmez! Angélique. - Si ma mÚre m'avait donné plus d'expérience; si j'avais été un peu dans le monde, je vous aimerais peut-ÃÂȘtre sans vous le dire; je vous ferais languir pour le savoir; je retiendrais mon coeur, cela n'irait pas si vite, et vous m'auriez déjà dit que je suis une ingrate; mais je ne saurais la contrefaire. Mettez-vous à ma place; j'ai tant souffert de contrainte, ma mÚre m'a rendu la vie si triste! j'ai eu si peu de satisfaction, elle a tant mortifié mes sentiments! Je suis si lasse de les cacher, que, lorsque je suis contente, et que je le puis dire, je l'ai déjà dit avant que de savoir que j'ai parlé; c'est comme quelqu'un qui respire, et imaginez-vous à présent ce que c'est qu'une fille qui a toujours été gÃÂȘnée, qui est avec vous, que vous aimez, qui ne vous hait pas, qui vous aime, qui est franche, qui n'a jamais eu le plaisir de dire ce qu'elle pense, qui ne pensera jamais rien de si touchant, et voyez si je puis résister à tout cela. Eraste. - Oui, ma joie, à ce que j'entends là , va jusqu'au transport! Mais il s'agit de nos affaires j'ai le bonheur d'avoir un pÚre raisonnable, à qui je suis aussi cher qu'il me l'est à moi-mÃÂȘme, et qui, j'espÚre, entrera volontiers dans nos vues. Angélique. - Pour moi, je n'ai pas le bonheur d'avoir une mÚre qui lui ressemble; je ne l'en aime pourtant pas moins... Madame Argante, éclatant. - Ah! c'en est trop, fille indigne de ma tendresse! Angélique. - Ah! je suis perdue! Ils s'écartent tous trois. Madame Argante. - Vite, Frontin, qu'on éclaire, qu'on vienne! En disant cela, elle avance et rencontre Monsieur Damis, qu'elle saisit par le domino, et continue. Ingrate! est-ce là le fruit des soins que je me suis donné pour vous former à la vertu? Ménager des intrigues à mon insu! Vous plaindre d'une éducation qui m'occupait tout entiÚre! Eh bien, jeune extravagante, un couvent, plus austÚre que moi, me répondra des égarements de votre coeur. ScÚne XIX et derniÚre La lumiÚre arrive avec Frontin et autres domestiques avec des bougies. Monsieur Damis, démasqué, à Madame Argante, et en riant. - Vous voyez bien qu'on ne me recevrait pas au couvent. Madame Argante. - Quoi! c'est vous, Monsieur? Et puis voyant Eraste avec sa livrée. Et ce fripon-là , que fait-il ici? Monsieur Damis. - Ce fripon-là , c'est mon fils, à qui, tout bien examiné, je vous conseille de donner votre fille. Madame Argante. - Votre fils? Monsieur Damis. - Lui-mÃÂȘme. Approchez, Eraste; tout ce que j'ai entendu vient de m'ouvrir les yeux sur l'imprudence de mes desseins; conjurez Madame de vous ÃÂȘtre favorable, il ne tiendra pas à moi qu'Angélique ne soit votre épouse. Eraste, se jetant aux genoux de son pÚre. - Que je vous ai d'obligation, mon pÚre! Nous pardonnerez-vous, Madame, tout ce qui vient de se passer? Angélique, embrassant les genoux de Madame Argante. - Puis-je espérer d'obtenir grùce? Monsieur Damis. - Votre fille a tort, mais elle est vertueuse, et à votre place je croirais devoir oublier tout, et me rendre. Madame Argante. - Allons, Monsieur, je suivrai vos conseils, et me conduirai comme il vous plaira. Monsieur Damis. - Sur ce pied-là , le divertissement dont je prétendais vous amuser, servira pour mon fils. Angélique embrasse Madame Argante de joie. Divertissement Air Vous qui sans cesse à vos fillettes Tenez de sévÚres discours bis, Mamans, de l'erreur oÃÂč vous ÃÂȘtes Le dieu d'amour se rit et se rira toujours bis. Vos avis sont prudents, vos maximes sont sages; Mais malgré tant de soins, malgré tant de rigueur, Vous ne pouvez d'un jeune coeur Si bien fermer tous les passages, Qu'il n'en reste toujours quelqu'un pour le vainqueur. Vous qui sans cesse, etc. Vaudeville MÚre qui tient un jeune objet Dans une ignorance profonde, Loin du monde, Souvent se trompe en son projet. Elle croit que l'amour s'envole DÚs qu'il aperçoit un argus. Quel abus! Il faut l'envoyer à l'école. Couplet La beauté qui charme Damon Se rit des tourments qu'il endure, Il murmure; Moi, je trouve qu'elle a raison, C'est un conteur de fariboles, Qui n'ouvre point son coffre-fort. Le butor! Il faut l'envoyer à l'école. Si mes soins pouvaient t'engager, Me dit un jour le beau Sylvandre, D'un air tendre. Que ferais-tu? dis-je au berger. Il demeura comme une idole, Et ne répondit pas un mot. Le grand sot! Il faut l'envoyer à l'école. Claudine un jour dit à Lucas J'irai ce soir à la prairie, Je vous prie De ne point y suivre mes pas. Il le promit, et tint parole. Ah! qu'il entend peu ce que c'est! Le benÃÂȘt! Il faut l'envoyer à l'école. L'autre jour à Nicole il prit Une vapeur auprÚs de Blaise; Sur sa chaise La pauvre enfant s'évanouit. Blaise, pour secourir Nicole, Fut chercher du monde aussitÎt, Le nigaud! Il faut l'envoyer à l'école. L'amant de la jeune Philis Etant prÚs de s'éloigner d'elle, Chez la belle Il envoie un de ses amis. Vas-y, dit-il, et la console. Il se fie à son confident. L'imprudent! Il faut l'envoyer à l'école. Aminte, aux yeux de son barbon, A son grand neveu cherche noise; La matoise Veut le chasser de la maison. L'époux la flatte et la cajole, Pour faire rester son parent L'ignorant! Il faut l'envoyer à l'école. L'Heureux stratagÚme Acteurs Comédie en trois actes représentée pour la premiÚre fois par les comédiens Italiens le 6 juin 1733 Acteurs La Comtesse. La Marquise. Lisette, fille de Blaise. Dorante, amant de la Comtesse. Le Chevalier, amant de la Marquise. Blaise, paysan. Frontin, valet du Chevalier. Arlequin, valet de Dorante. Un laquais. La scÚne se passe chez la Comtesse. Acte premier ScÚne premiÚre Dorante, Blaise Dorante. - Eh bien! MaÃtre Blaise, que me veux-tu? Parle, puis-je te rendre quelque service? Oh dame! comme ce dit l'autre, ou en ÃÂȘtes bian capable. Dorante. - De quoi s'agit-il? Blaise. - Morgué! velà bian Monsieur Dorante, quand faut sarvir le monde, jarnicoton! ça ne barguine point. Que ça est agriable! le biau naturel d'homme! Dorante. - Voyons; je serai charmé de t'ÃÂȘtre utile. Blaise. - Oh! point du tout, Monsieur, c'est vous qui charmez les autres. Dorante. - Explique-toi. Blaise. - Boutez d'abord dessus. Dorante. - Non, je ne me couvre jamais. Blaise. - C'est bian fait à vous; moi, je me couvre toujours; ce n'est pas mal fait non pus. Dorante. - Parle... Blaise, riant. - Eh! eh bian! qu'est-ce? Comment vous va, Monsieur Dorante? Toujours gros et gras. J'ons vu le temps que vous étiez mince; mais, morgué! ça s'est bian amendé. Vous velà bian en char. Dorante. - Tu avais, ce me semble, quelque chose à me dire; entre en matiÚre sans compliment. Blaise. - Oh! c'est un petit bout de civilité en passant, comme ça se doit. Dorante. - C'est que j'ai affaire. Blaise. - Morgué! tant pis; les affaires baillont du souci. Dorante. - Dans un moment, il faut que je te quitte achÚve. Blaise. - Je commence. C'est que je venons par rapport à noute fille, pour l'amour de ce qu'alle va ÃÂȘtre la femme d'Arlequin voute valet. Dorante. - Je le sais. Blaise. - Dont je savons qu'ou ÃÂȘtes consentant, à cause qu'alle est femme de chambre de Madame la Comtesse qui va vous prendre itou pour son homme. Dorante. - AprÚs? Blaise. - C'est ce qui fait, ne vous déplaise, que je venons vous prier d'une grùce. Dorante. - Quelle est-elle? Blaise. - C'est que faura le troussiau de Lisette, Monsieur Dorante; faura faire une noce, et pis du dégùt pour cette noce, et pis de la marchandise pour ce dégùt, et du comptant pour cette marchandise. Partout du comptant, hors cheux nous qu'il n'y en a point. Par ainsi, si par voute moyen auprÚs de Madame la Comtesse, qui m'avancerait queuque six-vingts francs sur mon office de jardinier... Dorante. - Je t'entends, MaÃtre Blaise; mais j'aime mieux te les donner, que de les demander pour toi à la Comtesse, qui ne ferait pas aujourd'hui grand cas de ma priÚre. Tu crois que je vais l'épouser, et tu te trompes. Je pense que le chevalier Damis m'a supplanté. Adresse-toi à lui si tu n'obtiens rien, je te ferai l'argent dont tu as besoin. Blaise. - Par la morgué, ce que j'entends là me dérange de vous remarcier, tant je sis surprins et stupéfait. Un brave homme comme vous, qui a une mine de prince, qui a le coeur de m'offrir de l'argent, se voir délaissé de la propre parsonne de sa maÃtresse!... ça ne se peut pas, Monsieur, ça ne se peut pas. C'est noute enfant que la Comtesse; c'est défunte noute femme qui l'a norrie noute femme avait de la conscience; faut que sa norriture tianne d'elle. Ne craignez rin, reboutez voute esprit; n'y a ni Chevalier ni cheval à ça. Dorante. - Ce que je te dis n'est que trop vrai, MaÃtre Blaise. Blaise. - Jarniguienne! si je le croyais, je sis homme à li représenter sa faute. Une Comtesse que j'ons vue marmotte! Vous plaÃt-il que je l'exhortise? Dorante. - Eh! que lui dirais-tu, mon enfant? Blaise. - Ce que je li dirais, morgué! ce que je li dirais? Et qu'est-ce que c'est que ça, Madame, et qu'est-ce que c'est que ça! Velà ce que je li dirais, voyez-vous! car, par la sangué! j'ons barcé cette enfant-là , entendez-vous? ça me baille un grand parvilége. Dorante. - Voici Arlequin bien triste; qu'a-t-il à m'apprendre? ScÚne II Dorante, Arlequin, Blaise Arlequin. - Ouf! Dorante. - Qu'as-tu? Arlequin. - Beaucoup de chagrin pour vous, et à cause de cela, quantité de chagrin pour moi; car un bon domestique va comme son maÃtre. Dorante. - Eh bien? Blaise. - Qui est-ce qui vous fùche? Arlequin. - Il faut se préparer à l'affliction, Monsieur; selon toute apparence, elle sera considérable. Dorante. - Dis donc. Arlequin. - J'en pleure d'avance, afin de m'en consoler aprÚs. Blaise. - Morgué! ça m'attriste itou. Dorante. - Parleras-tu? Arlequin. - Hélas! je n'ai rien à dire; c'est que je devine que vous serez affligé, et je vous pronostique votre douleur. Dorante. - On a bien affaire de ton pronostic! Blaise. - A quoi sart d'ÃÂȘtre oisiau de mauvais augure? Arlequin. - C'est que j'étais tout à l'heure dans la salle, oÃÂč j'achevais... mais passons cet article. Dorante. - Je veux tout savoir. Arlequin. - Ce n'est rien... qu'une bouteille de vin qu'on avait oubliée, et que j'achevais d'y boire, quand j'ai entendu la Comtesse qui allait y entrer avec le Chevalier. Dorante, soupirant. - AprÚs? Arlequin. - Comme elle aurait pu trouver mauvais que je buvais en fraude, je me suis sauvé dans l'office avec ma bouteille d'abord, j'ai commencé par la vider pour la mettre en sûreté. Blaise. - Ça est naturel. Dorante. - Eh! laisse là ta bouteille, et me dis ce qui me regarde. Arlequin. - Je parle de cette bouteille parce qu'elle y était; je ne voulais pas l'y mettre. Blaise. - Faut la laisser là , pisqu'alle est bue. Arlequin. - La voilà donc vide; je l'ai mise à terre. Dorante. - Encore? Arlequin. - Ensuite, sans mot dire, j'ai regardé à travers la serrure... Dorante. - Et tu as vu la Comtesse avec le Chevalier dans la salle? Arlequin. - Bon! ce maudit serrurier n'a-t-il pas fait le trou de la serrure si petit, qu'on ne peut rien voir à travers? Blaise. - Morgué! tant pis. Dorante. - Tu ne peux donc pas ÃÂȘtre sûr que ce fût la Comtesse? Arlequin. - Si fait; car mes oreilles ont reconnu sa parole, et sa parole n'était pas là sans sa personne. Blaise. - Ils ne pouviont pas se dispenser d'ÃÂȘtre ensemble. Dorante. - Eh bien! que se disaient-ils? Arlequin. - Hélas! je n'ai retenu que les pensées, j'ai oublié les paroles. Dorante. - Dis-moi donc les pensées! Arlequin. - Il faudrait en savoir les mots. Mais, Monsieur, ils étaient ensemble, ils riaient de toute leur force; ce vilain Chevalier ouvrait une bouche plus large... Ah! quand on rit tant, c'est qu'on est bien gaillard! Blaise. - Eh bian! c'est signe de joie; velà tout. Arlequin. - Oui; mais cette joie-là a l'air de nous porter malheur. Quand un homme est si joyeux, c'est tant mieux pour lui, mais c'est toujours tant pis pour un autre montrant son maÃtre, et voilà justement l'autre! Dorante. - Eh! laisse-nous en repos. As-tu dit à la Marquise que j'avais besoin d'un entretien avec elle? Arlequin. - Je ne me souviens pas si je lui ai dit; mais je sais bien que je devais lui dire. ScÚne III Arlequin, Blaise, Dorante, Lisette Lisette. - Monsieur, je ne sais pas comment vous l'entendez, mais votre tranquillité m'étonne; et si vous n'y prenez garde, ma maÃtresse vous échappera. Je puis me tromper; mais j'en ai peur. Dorante. - Je le soupçonne aussi, Lisette; mais que puis-je faire pour empÃÂȘcher ce que tu me dis là ? Blaise. - Mais, morgué! ça se confirme donc, Lisette? Lisette. - Sans doute le Chevalier ne la quitte point; il l'amuse, il la cajole, il lui parle tout bas; elle sourit à la fin le coeur peut s'y mettre, s'il n'y est déjà ; et cela m'inquiÚte, Monsieur; car je vous estime; d'ailleurs, voilà un garçon qui doit m'épouser, et si vous ne devenez pas le maÃtre de la maison, cela nous dérange. Arlequin. - Il serait désagréable de faire deux ménages. Dorante. - Ce qui me désespÚre, c'est que je n'y vois point de remÚde; car la Comtesse m'évite. Blaise. - Mordi! c'est pourtant mauvais signe. Arlequin. - Et ce misérable Frontin, que te dit-il, Lisette? Lisette. - Des douceurs tant qu'il peut, que je paie de brusqueries. Blaise. - Fort bian, noute fille toujours malhonnÃÂȘte envars li, toujours rudùniÚre hoche la tÃÂȘte quand il te parle; dis-li Passe ton chemin. De la fidélité, morguienne; baille cette confusion-là à la Comtesse, n'est-ce pas, Monsieur? Dorante. - Je me meurs de douleur! Blaise. - Faut point mourir, ça gùte tout; avisons plutÎt à queuque manigance. Lisette. - Je l'aperçois qui vient, elle est seule; retirez-vous, Monsieur, laissez-moi lui parler. Je veux savoir ce qu'elle a dans l'esprit; je vous redirai notre conversation; vous reviendrez aprÚs. Dorante. - Je te laisse. Arlequin. - Ma mie, toujours rudùniÚre, hoche la tÃÂȘte quand il te parle. Lisette. - Va, sois tranquille. ScÚne IV Lisette, La Comtesse La Comtesse. - Je te cherchais, Lisette. Avec qui étais-tu là ? il me semble avoir vu sortir quelqu'un d'avec toi. Lisette. - C'est Dorante qui me quitte, Madame. La Comtesse. - C'est lui dont je voulais te parler que dit-il, Lisette? Lisette. - Mais il dit qu'il n'a pas lieu d'ÃÂȘtre content, et je crois qu'il dit assez juste qu'en pensez-vous, Madame? La Comtesse. - Il m'aime donc toujours? Lisette. - Comment? s'il vous aime! Vous savez bien qu'il n'a point changé. Est-ce que vous ne l'aimez plus? La Comtesse. - Qu'appelez-vous plus? Est-ce que je l'aimais? Dans le fond, je le distinguais, voilà tout; et distinguer un homme, ce n'est pas encore l'aimer, Lisette; cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Lisette. - Je vous ai pourtant entendu dire que c'était le plus aimable homme du monde. La Comtesse. - Cela se peut bien. Lisette. - Je vous ai vue l'attendre avec empressement. La Comtesse. - C'est que je suis impatiente. Lisette. - Etre fùchée quand il ne venait pas. La Comtesse. - Tout cela est vrai; nous y voilà je le distinguais, vous dis-je, et je le distingue encore; mais rien ne m'engage avec lui; et comme il te parle quelquefois, et que tu crois qu'il m'aime, je venais te dire qu'il faut que tu le disposes adroitement à se tranquilliser sur mon chapitre. Lisette. - Et le tout en faveur de Monsieur le chevalier Damis, qui n'a vaillant qu'un accent gascon qui vous amuse? Que vous avez le coeur inconstant! Avec autant de raison que vous en avez, comment pouvez-vous ÃÂȘtre infidÚle? car on dira que vous l'ÃÂȘtes. La Comtesse. - Eh bien! infidÚle soit, puisque tu veux que je le sois; crois-tu me faire peur avec ce grand mot-là ? InfidÚle! ne dirait-on pas que ce soit une grande injure? Il y a comme cela des mots dont on épouvante les esprits faibles, qu'on a mis en crédit, faute de réflexion, et qui ne sont pourtant rien. Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous là ? Comme vous ÃÂȘtes aguerrie là -dessus! Je ne vous croyais pas si désespérée un coeur qui trahit sa foi, qui manque à sa parole! La Comtesse. - Eh bien! ce coeur qui manque à sa parole, quand il en donne mille, il fait sa charge; quand il en trahit mille, il la fait encore il va comme ses mouvements le mÚnent, et ne saurait aller autrement. Qu'est-ce que c'est que l'étalage que tu me fais là ? Bien loin que l'infidélité soit un crime, c'est que je soutiens qu'il ne faut pas un moment hésiter d'en faire une, quand on en est tentée, à moins que de vouloir tromper les gens, ce qu'il faut éviter, à quelque prix que ce soit. Lisette. - Mais, mais... de la maniÚre dont vous tournez cette affaire-là , je crois, de bonne foi, que vous avez raison. Oui, je comprends que l'infidélité est quelquefois de devoir, je ne m'en serais jamais doutée! La Comtesse. - Tu vois pourtant que cela est clair. Lisette. - Si clair, que je m'examine à présent, pour savoir si je ne serai pas moi-mÃÂȘme obligée d'en faire une. La Comtesse. - Dorante est en vérité plaisant; n'oserais-je, à cause qu'il m'aime, distraire un regard de mes yeux? N'appartiendra-t-il qu'à lui de me trouver jeune et aimable? Faut-il que j'aie cent ans pour tous les autres, que j'enterre tout ce que je vaux? que je me dévoue à la plus triste stérilité de plaisir qu'il soit possible? Lisette. - C'est apparemment ce qu'il prétend. La Comtesse. - Sans doute; avec ces Messieurs-là , voilà comment il faudrait vivre; si vous les en croyez, il n'y a plus pour vous qu'un seul homme, qui compose tout votre univers; tous les autres sont rayés, c'est autant de mort pour vous, quoique votre amour-propre n'y trouve point son compte, et qu'il les regrette quelquefois mais qu'il pùtisse; la sotte fidélité lui a fait sa part, elle lui laisse un captif pour sa gloire; qu'il s'en amuse comme il pourra, et qu'il prenne patience. Quel abus, Lisette, quel abus! Va, va, parle à Dorante, et laisse là tes scrupules. Les hommes, quand ils ont envie de nous quitter, y font-ils tant de façons? N'avons-nous pas tous les jours de belles preuves de leur constance? Ont-ils là -dessus des privilÚges que nous n'ayons pas? Tu te moques de moi; le Chevalier m'aime, il ne me déplaÃt pas je ne ferai pas la moindre violence à mon penchant. Lisette. - Allons, allons, Madame, à présent que je suis instruite, les amants délaissés n'ont qu'à chercher qui les plaigne; me voilà bien guérie de la compassion que j'avais pour eux. La Comtesse. - Ce n'est pas que je n'estime Dorante; mais souvent, ce qu'on estime ennuie. Le voici qui revient. Je me sauve de ses plaintes qui m'attendent; saisis ce moment pour m'en débarrasser. ScÚne V Dorante, La Comtesse, Lisette, Arlequin Dorante, arrÃÂȘtant la Comtesse. - Quoi! Madame, j'arrive, et vous me fuyez? La Comtesse. - Ah! c'est vous, Dorante! je ne vous fuis point, je m'en retourne. Dorante. - De grùce, donnez-moi un instant d'audience. La Comtesse. - Un instant à la lettre, au moins; car j'ai peur qu'il ne me vienne compagnie. Dorante. - On vous avertira, s'il vous en vient. Souffrez que je vous parle de mon amour. La Comtesse. - N'est-ce que cela? Je sais votre amour par coeur. Que me veut-il donc, cet amour? Dorante. - Hélas! Madame, de l'air dont vous m'écoutez, je vois bien que je vous ennuie. La Comtesse. - A vous dire vrai, votre prélude n'est pas amusant. Dorante. - Que je suis malheureux! Qu'ÃÂȘtes-vous devenue pour moi? Vous me désespérez. La Comtesse. - Dorante, quand quitterez-vous ce ton lugubre et cet air noir? Dorante. - Faut-il que je vous aime encore, aprÚs d'aussi cruelles réponses que celles que vous me faites! La Comtesse. - Cruelles réponses! Avec quel goût prononcez-vous cela! Que vous auriez été un excellent héros de roman! Votre coeur a manqué sa vocation, Dorante. Dorante. - Ingrate que vous ÃÂȘtes! La Comtesse rit. - Ce style-là ne me corrigera guÚre. Arlequin, derriÚre, gémissant. - Hi! hi! hi! La Comtesse. - Tenez, Monsieur, vos tristesses sont si contagieuses qu'elles ont gagné jusqu'à votre valet on l'entend qui soupire. Arlequin. - Je suis touché du malheur de mon maÃtre. Dorante. - J'ai besoin de tout mon respect pour ne pas éclater de colÚre. La Comtesse. - Eh! d'oÃÂč vous vient de la colÚre, Monsieur? De quoi vous plaignez-vous, s'il vous plaÃt? Est-ce de l'amour que vous avez pour moi? Je n'y saurais que faire. Ce n'est pas un crime de vous paraÃtre aimable. Est-ce de l'amour que vous voudriez que j'eusse, et que je n'ai point? Ce n'est pas ma faute, s'il ne m'est pas venu; il vous est fort permis de souhaiter que j'en aie; mais de venir me reprocher que je n'en ai point, cela n'est pas raisonnable. Les sentiments de votre coeur ne font pas la loi du mien; prenez-y garde vous traitez cela comme une dette, et ce n'en est pas une. Soupirez, Monsieur, vous ÃÂȘtes le maÃtre, je n'ai pas droit de vous en empÃÂȘcher; mais n'exigez pas que je soupire. Accoutumez-vous à penser que vos soupirs ne m'obligent point à les accompagner des miens, pas mÃÂȘme à m'en amuser je les trouvais autrefois plus supportables; mais je vous annonce que le ton qu'ils prennent aujourd'hui m'ennuie; réglez-vous là -dessus. Adieu, Monsieur. Dorante. - Encore un mot, Madame. Vous ne m'aimez donc plus? La Comtesse. - Eh! eh! plus est singulier! je ne me ressouviens pas trop de vous avoir aimé. Dorante. - Non! je vous jure, ma foi, que je ne m'en ressouviendrai de ma vie non plus. La Comtesse. - En tout cas, vous n'oublierez qu'un rÃÂȘve. Elle sort. ScÚne VI Dorante, Arlequin, Lisette Dorante arrÃÂȘte Lisette. - La perfide!... ArrÃÂȘte, Lisette. Arlequin. - En vérité, voilà un petit coeur de Comtesse bien édifiant! Dorante, à Lisette. - Tu lui as parlé de moi; je ne sais que trop ce qu'elle pense; mais, n'importe que t'a-t-elle dit en particulier? Lisette. - Je n'aurai pas le temps Madame attend compagnie, Monsieur, elle aura peut-ÃÂȘtre besoin de moi. Arlequin. - Oh! oh! comme elle répond, Monsieur! Dorante. - Lisette, m'abandonnez-vous? Arlequin. - Serais-tu, par hasard, une masque aussi? Dorante. - Parle, quelle raison allÚgue-t-elle? Lisette. - Oh! de trÚs fortes, Monsieur; il faut en convenir. La fidélité n'est bonne à rien; c'est mal fait que d'en avoir; de beaux yeux ne servent de rien, un seul homme en profite, tous les autres sont morts; il ne faut tromper personne avec cela on est enterrée, l'amour-propre n'a point sa part; c'est comme si on avait cent ans. Ce n'est pas qu'on ne vous estime; mais l'ennui s'y met il vaudrait autant ÃÂȘtre vieille, et cela vous fait tort. Dorante. - Quel étrange discours me tiens-tu là ? Arlequin. - Je n'ai jamais vu de paroles de si mauvaise mine. Dorante. - Explique-toi donc. Lisette. - Quoi! vous ne m'entendez pas? Eh bien! Monsieur, on vous distingue. Dorante. - Veux-tu dire qu'on m'aime? Lisette. - Eh! non. Cela peut y conduire, mais cela n'y est pas. Dorante. - Je n'y conçois rien. Aime-t-on le Chevalier? Lisette. - C'est un fort aimable homme. Dorante. - Et moi, Lisette? Lisette. - Vous étiez fort aimable aussi m'entendez-vous à cette heure? Dorante. - Ah! je suis outré! Arlequin. - Et de moi, suivante de mon ùme, qu'en fais-tu? Lisette. - Toi? je te distingue... Arlequin. - Et moi, je te maudis, chambriÚre du diable! ScÚne VII Arlequin, Dorante la Marquise, survenant. Arlequin. - Nous avons affaire à de jolies personnes, Monsieur, n'est-ce pas? Dorante. - J'ai le coeur saisi! Arlequin. - J'en perds la respiration! La Marquise. - Vous me paraissez bien affligé, Dorante. Dorante. - On me trahit, Madame, on m'assassine, on me plonge le poignard dans le sein! Arlequin. - On m'étouffe, Madame, on m'égorge, on me distingue! La Marquise. - C'est sans doute de la Comtesse dont il est question, Dorante? Dorante. - D'elle-mÃÂȘme, Madame. La Marquise. - Pourrais-je vous demander un moment d'entretien? Dorante. - Comme il vous plaira; j'avais mÃÂȘme envie de vous parler sur ce qui nous vient d'arriver. La Marquise. - Dites à votre valet de se tenir à l'écart, afin de nous avertir si quelqu'un vient. Dorante. - Retire-toi, et prends garde à tout ce qui approchera d'ici. Arlequin. - Que le ciel nous console! Nous voilà tous trois sur le pavé car vous y ÃÂȘtes aussi, vous, Madame. Votre Chevalier ne vaut pas mieux que notre Comtesse et notre Lisette, et nous sommes trois coeurs hors de condition. La Marquise. - Va-t'en; laisse-nous. Arlequin s'en va. ScÚne VIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Dorante, on nous quitte donc tous deux? Dorante. - Vous le voyez, Madame. La Marquise. - N'imaginez-vous rien à faire dans cette occasion-ci? Dorante. - Non, je ne vois plus rien à tenter on nous quitte sans retour. Que nous étions mal assortis, Marquise! Eh! pourquoi n'est-ce pas vous que j'aime? La Marquise. - Eh bien! Dorante, tùchez de m'aimer. Dorante. - Hélas! je voudrais pouvoir y réussir. La Marquise. - La réponse n'est pas flatteuse, mais vous me la devez dans l'état oÃÂč vous ÃÂȘtes. Dorante. - Ah! Madame, je vous demande pardon; je ne sais ce que je dis je m'égare. La Marquise. - Ne vous fatiguez pas à l'excuser, je m'y attendais. Dorante. - Vous ÃÂȘtes aimable, sans doute, il n'est pas difficile de le voir, et j'ai regretté cent fois de n'y avoir pas fait assez d'attention; cent fois je me suis dit... La Marquise. - Plus vous continuerez vos compliments, plus vous me direz d'injures car ce ne sont pas là des douceurs, au moins. Laissons cela, vous dis-je. Dorante. - Je n'ai pourtant recours qu'à vous, Marquise. Vous avez raison, il faut que je vous aime il n'y a que ce moyen-là de punir la perfide que j'adore. La Marquise. - Non, Dorante, je sais une maniÚre de nous venger qui nous sera plus commode à tous deux. Je veux bien punir la Comtesse, mais, en la punissant, je veux vous la rendre, et je vous la rendrai. Dorante. - Quoi! la Comtesse reviendrait à moi? La Marquise. - Oui, plus tendre que jamais. Dorante. - Serait-il possible? La Marquise. - Et sans qu'il vous en coûte la peine de m'aimer. Dorante. - Comme il vous plaira. La Marquise. - Attendez pourtant; je vous dispense d'amour pour moi, mais c'est à condition d'en feindre. Dorante. - Oh! de tout mon coeur, je tiendrai toutes les conditions que vous voudrez. La Marquise. - Vous aimait-elle beaucoup? Dorante. - Il me le paraissait. La Marquise. - Etait-elle persuadée que vous l'aimiez de mÃÂȘme? Dorante. - Je vous dis que je l'adore, et qu'elle le sait. La Marquise. - Tant mieux qu'elle en soit sûre. Dorante. - Mais du Chevalier, qui vous a quittée et qui l'aime, qu'en ferons-nous? Lui laisserons-nous le temps d'ÃÂȘtre aimé de la Comtesse? La Marquise. - Si la Comtesse croit l'aimer, elle se trompe elle n'a voulu que me l'enlever. Si elle croit ne vous plus aimer, elle se trompe encore; il n'y a que sa coquetterie qui vous néglige. Dorante. - Cela se pourrait bien. La Marquise. - Je connais mon sexe; laissez-moi faire. Voici comment il faut s'y prendre... Mais on vient; remettons à concerter ce que j'imagine. ScÚne IX Arlequin, Dorante, La Marquise Arlequin, en arrivant. - Ah! que je souffre! Dorante. - Quoi! ne viens-tu nous interrompre que pour soupirer? Tu n'as guÚre de coeur. Arlequin. - Voilà tout ce que j'en ai mais il y a là -bas un coquin qui demande à parler à Madame; voulez-vous qu'il entre, ou que je le batte? La Marquise. - Qui est-il donc? Arlequin. - Un maraud qui m'a soufflé ma maÃtresse, et qui s'appelle Frontin. La Marquise. - Le valet du Chevalier? Qu'il vienne; j'ai à lui parler. Arlequin. - La vilaine connaissance que vous avez là , Madame! Il s'en va. ScÚne X La Marquise, Dorante La Marquise, à Dorante. - C'est un garçon adroit et fin, tout valet qu'il est, et dont j'ai fait mon espion auprÚs de son maÃtre et de la Comtesse voyons ce qu'il nous dira; car il est bon d'ÃÂȘtre extrÃÂȘmement sûr qu'ils s'aiment. Mais si vous ne vous sentez pas le courage d'écouter d'un air différent ce qu'il pourra nous dire, allez-vous-en. Dorante. - Oh! je suis outré mais ne craignez rien. ScÚne XI La Marquise, Dorante, Arlequin, Frontin Arlequin, faisant entrer Frontin. - Viens, maÃtre fripon; entre. Frontin. - Je te ferai ma réponse en sortant. Arlequin, en s'en allant. - Je t'en prépare une qui ne me coûtera pas une syllabe. La Marquise. - Approche, Frontin, approche. ScÚne XII La Marquise, Frontin, Dorante La Marquise. - Eh bien! qu'as-tu à me dire? Frontin. - Mais, Madame, puis-je parler devant Monsieur? La Marquise. - En toute sûreté. Dorante. - De quoi donc est-il question? La Marquise. - De la Comtesse et du Chevalier. Restez, cela vous amusera. Dorante. - Volontiers. Frontin. - Cela pourra mÃÂȘme occuper Monsieur. Dorante. - Voyons. Frontin. - DÚs que je vous eus promis, Madame, d'observer ce qui se passerait entre mon maÃtre et la Comtesse, je me mis en embuscade... La Marquise. - AbrÚge le plus que tu pourras. Frontin. - Excusez, Madame, je ne finis point quand j'abrÚge. La Marquise. - Le Chevalier m'aime-t-il encore? Frontin. - Il n'en reste pas vestige, il ne sait pas qui vous ÃÂȘtes. La Marquise. - Et sans doute il aime la Comtesse? Frontin. - Bon, l'aimer! belle égratignure! C'est traiter un incendie d'étincelle. Son coeur est brûlant, Madame; il est perdu d'amour. Dorante, d'un air riant. - Et la Comtesse ne le hait pas apparemment? Frontin. - Non, non, la vérité est à plus de mille lieues de ce que vous dites. Dorante. - J'entends qu'elle répond à son amour. Frontin. - Bagatelle! Elle n'y répond plus toutes ses réponses sont faites, ou plutÎt dans cette affaire-ci, il n'y a eu ni demande ni réponse, on ne s'en est pas donné le temps. Figurez-vous deux coeurs qui partent ensemble; il n'y eut jamais de vitesse égale on ne sait à qui appartient le premier soupir, il y a apparence que ce fut un duo. Dorante, riant. - Ah! ah! ah... A part. Je me meurs! La Marquise, à part. - Prenez garde... Mais as-tu quelque preuve de ce que tu dis là ? Frontin. - J'ai de sûrs témoins de ce que j'avance, mes yeux et mes oreilles... Hier, la Comtesse... Dorante. - Mais cela suffit; ils s'aiment, voilà son histoire finie. Que peut-il dire de plus? La Marquise. - AchÚve. Frontin. - Hier, la Comtesse et mon maÃtre s'en allaient au jardin. Je les suis de loin; ils entrÚrent dans le bois, j'y entre aussi; ils tournent dans une allée, moi dans le taillis; ils se parlent, je n'entends que des voix confuses; je me coule, je me glisse, et de bosquet en bosquet, j'arrive à les entendre et mÃÂȘme à les voir à travers le feuillage... La bellé chose! la bellé chose! s'écriait le Chevalier, qui d'une main tenait un portrait et de l'autre la main de la Comtesse. La bellé chose! Car, comme il est Gascon, je le deviens en ce moment, tout Manceau que je suis; parce qu'on peut tout, quand on est exact, et qu'on sert avec zÚle. La Marquise. - Fort bien. Dorante, à part. - Fort mal. Frontin. - Or, ce portrait, Madame, dont je ne voyais que le menton avec un bout d'oreille, était celui de la Comtesse. Oui, disait-elle, on dit qu'il me ressemble assez. Autant qu'il sé peut, disait mon maÃtre, autant qu'il sé peut, à millé charmés prÚs qué j'adore en vous, qué lé peintre né peut qué remarquer, qui font lé désespoir dé son art, et qui né rélÚvent qué du pinceau dé la nature. Allons, allons, vous me flattez, disait la Comtesse, en le regardant d'un oeil étincelant d'amour-propre; vous me flattez. Eh! non, Madame, ou qué la pesté m'étouffe! Jé vous dégrade moi-mÃÂȘme, en parlant dé vos charmés sandis! aucune expression n'y peut atteindre; vous n'ÃÂȘtes fidélément rendue qué dans mon coeur. N'y sommes-nous pas toutes deux, la Marquise et moi? répliquait la Comtesse. La Marquise et vous! s'écriait-il; eh! cadédis, oÃÂč sé rangerait-elle? Vous m'en occuperiez mille dé coeurs, si jé les avais; mon amour ne sait oÃÂč sé mettre, tant il surabonde dans mes paroles, dans mes sentiments, dans ma pensée; il sé répand partout, mon ùme en régorge. Et tout en parlant ainsi, tantÎt il baisait la main qu'il tenait, et tantÎt le portrait. Quand la Comtesse retirait la main, il se jetait sur la peinture; quand elle redemandait la peinture, il reprenait la main lequel mouvement, comme vous voyez, faisait cela et cela, ce qui était tout à fait plaisant à voir. Dorante. - Quel récit, Marquise! La Marquise fait signe à Dorante de se taire. Frontin. - Eh! ne parlez-vous pas, Monsieur? Dorante. - Non, je dis à Madame que je trouve cela comique. Frontin. - Je le souhaite. Là -dessus Rendez-moi mon portrait, rendez donc... Mais, Comtesse... Mais, Chevalier... Mais, Madamé, si jé rends la copie, qué l'original mé dédommagé... Oh! pour cela, non... Oh! pour céla, si. - Le Chevalier tombe à genoux Madame, au nom dé vos grùcés innombrables, nantissez-moi dé la ressemblance, en attendant la personne; accordez cé rafraÃchissement à mon ardeur... Mais, Chevalier, donner son portrait, c'est donner son coeur... Eh! donc, Madamé, j'endurérai bien dé les avoir tous deux... Mais... Il n'y a point dé mais; ma vie est à vous, lé portrait à moi; qué chacun gardé sa part... Eh bien! c'est donc vous qui le gardez; ce n'est pas moi qui le donne, au moins... Tope! sandis! jé m'en fais responsable, c'est moi qui lé prends; vous né faites qué m'accorder dé lé prendre... Quel abus de ma bonté! Ah! c'est la Comtesse qui fait un soupir... Ah! félicité dé mon ùme! c'est le Chevalier qui repart un second. Dorante. - Ah!... Frontin. - Et c'est Monsieur qui fournit le troisiÚme. Dorante. - Oui. C'est que ces deux soupirs-là sont plaisants, et je les contrefais; contrefaites aussi, Marquise. La Marquise. - Oh! je n'y entends rien, moi; mais je me les imagine. Elle rit. Ah! ah! ah! Frontin. - Ce matin dans la galerie... Dorante, à la Marquise. - Faites-le finir; je n'y tiendrais pas. La Marquise. - En voilà assez, Frontin. Frontin. - Les fragments qui me restent sont d'un goût choisi. La Marquise. - N'importe, je suis assez instruite. Frontin. - Les gages de la commission courent-ils toujours, Madame? La Marquise. - Ce n'est pas la peine. Frontin. - Et Monsieur voudrait-il m'établir son pensionnaire? Dorante. - Non. Frontin. - Ce non-là , si je m'y connais, me casse sans réplique, et je n'ai plus qu'une révérence à faire. Il sort. ScÚne XIII La Marquise, Dorante La Marquise. - Nous ne pouvons plus douter de leur secrÚte intelligence; mais si vous jouez toujours votre personnage aussi mal, nous ne tenons rien. Dorante. - J'avoue que ses récits m'ont fait souffrir; mais je me soutiendrai mieux dans la suite. Ah! l'ingrate! jamais elle ne me donna son portrait. ScÚne XIV Arlequin, La Marquise, Dorante Arlequin. - Monsieur, voilà votre fripon qui arrive. Dorante. - Qui? Arlequin. - Un de nos deux larrons, le maÃtre du mien. Dorante. - Retire-toi. Il sort. ScÚne XV La Marquise, Dorante La Marquise. - Et moi, je vous laisse. Nous n'avons pas eu le temps de digérer notre idée; mais en attendant, souvenez-vous que vous m'aimez, qu'il faut qu'on le croie, que voici votre rival, et qu'il s'agit de lui paraÃtre indifférent. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage. Dorante. - Fiez-vous à moi, je jouerai bien mon rÎle. ScÚne XVI Dorante, Le Chevalier Le Chevalier. - Jé té rencontre à propos; jé voulais té parler, Dorante. Dorante. - Volontiers, Chevalier; mais fais vite; voici l'heure de la poste, et j'ai un paquet à faire partir. Le Chevalier. - Jé finis dans un clin d'oeil. Jé suis ton ami, et jé viens té prier dé mé réléver d'un scrupule. Dorante. - Toi? Le Chevalier. - Oui; délivre-moi d'uné chicané qué mé fait mon honneur a-t-il tort ou raison? Voici lé cas. On dit qué tu aimes la Comtessé; moi, jé n'en crois rien, et c'est entré lé oui et lé non qué gÃt lé petit cas dé conscience qué jé t'apporte. Dorante. - Je t'entends, Chevalier tu aurais grande envie que je ne l'aimasse plus. Le Chevalier. - Tu l'as dit; ma délicatessé sé fait bésoin dé ton indifférence pour elle j'aime cetté dame. Dorante. - Est-elle prévenue en ta faveur? Le Chevalier. - Dé faveur, jé m'en passe; ellé mé rend justicé. Dorante. - C'est-à -dire que tu lui plais. Le Chevalier. - DÚs qué jé l'aime, tout est dit; épargne ma modestie. Dorante. - Ce n'est pas ta modestie que j'interroge, car elle est gasconne. Parlons simplement t'aime-t-elle? Le Chevalier. - Eh! oui, té dis-je, ses yeux ont déjà là -dessus entamé la matiÚre; ils mé sollicitent lé coeur, ils démandent réponsé mettrai-je bon au bas dé la réquÃÂȘte? C'est ton agrément qué j'attends. Dorante. - Je te le donne à charge de revanche. Le Chevalier. - Avec qui la révanche? Dorante. - Avec de beaux yeux de ta connaissance qui sollicitent aussi. Le Chevalier. - Les beaux yeux qué la Marquisé porte? Dorante. - Elle-mÃÂȘme. Le Chevalier. - Et l'intérÃÂȘt qué tu mé soupçonnes d'y prendre té gÃÂȘne, té rétient? Dorante. - Sans doute. Le Chevalier. - Va, jé t'émancipé. Dorante. - Je t'avertis que je l'épouserai, au moins. Le Chevalier. - Jé t'informe qué nous férons assaut dé noces. Dorante. - Tu épouseras la Comtesse? Le Chevalier. - L'espérance dé ma postérité s'y fonde. Dorante. - Et bientÎt? Le Chevalier. - Démain, peut-ÃÂȘtre, notre célibat expire. Dorante, embarrassé. - Adieu; j'en suis fort ravi. Le Chevalier, lui tendant la main. - Touche là ; té suis-je cher? Dorante. - Ah! oui... Le Chevalier. - Tu mé l'es sans mésure, jé mé donne à toi pour un siÚcle; céla passé, nous rénouvellérons dé bail. Serviteur. Dorante. - Oui, oui; demain. Le Chevalier. - Qu'appelles-tu démain? Moi, jé suis ton serviteur du temps passé, du présent et dé l'avénir; toi dé mÃÂȘme apparemment? Dorante. - Apparemment. Adieu. Il s'en va. ScÚne XVII Le Chevalier, Frontin Frontin. - J'attendais qu'il fût sorti pour venir, Monsieur. Le Chevalier. - Qué démandes-tu? j'ai hùte dé réjoindre ma Comtesse. Frontin. - Attendez malepeste! ceci est sérieux; j'ai parlé à la Marquise, je lui a fait mon rapport. Le Chevalier. - Eh bien! tu lui as confié qué j'aimé la Comtesse, et qu'ellé m'aime; qu'en dit-ellé? achÚve vite. Frontin. - Ce qu'elle en dit? que c'est fort bien fait à vous. Le Chevalier. - Jé continuerai dé bien faire. Adieu. Frontin. - Morbleu! Monsieur, vous n'y songez pas; il faut revoir la Marquise, entretenir son amour, sans quoi vous ÃÂȘtes un homme mort, enterré, anéanti dans sa mémoire. Le Chevalier, riant. - Eh! eh! eh! Frontin. - Vous en riez! Je ne trouve pas cela plaisant, moi. Le Chevalier. - Qué mé fait cé néant? Jé meurs dans une mémoire, jé ressuscite dans une autre; n'ai-je pas la mémoire dé la Comtesse oÃÂč jé révis? Frontin. - Oui, mais j'ai peur que dans cette derniÚre, vous n'y mouriez un beau matin de mort subite. Dorante y est mort de mÃÂȘme, d'un coup de caprice. Le Chevalier. - Non; lé caprice qui lé tue, lé voilà ; c'est moi qui l'expédie, j'en ai bien expédié d'autres, Frontin né t'inquiÚte pas; la Comtesse m'a reçu dans son coeur, il faudra qu'ellé m'y garde. Frontin. - Ce coeur-là , je crois que l'amour y campe quelquefois, mais qu'il n'y loge jamais. Le Chevalier. - C'est un amour dé ma façon, sandis! il né finira qu'avec elle; espÚre mieux dé la fortune dé ton maÃtre; connais-moi bien, tu n'auras plus dé défiance. Frontin. - J'ai déjà usé de cette recette-là ; elle ne m'a rien fait. Mais voici Lisette; vous devriez me procurer la faveur de sa maÃtresse auprÚs d'elle. ScÚne XVIII Lisette; Frontin, Le Chevalier Lisette. - Monsieur, Madame vous demande. Le Chevalier. - J'y cours, Lisette mais remets cé faquin dans son bon sens, jé té prie; tu mé l'as privé dé cervelle; il m'entretient qu'il t'aime. Lisette. - Que ne me prend-il pour sa confidente? Frontin. - Eh bien! ma charmante, je vous aime vous voilà aussi savante que moi. Lisette. - Eh bien! mon garçon, courage, vous n'y perdez rien; vous voilà plus savant que vous n'étiez. Je vais dire à ma maÃtresse que vous venez, Monsieur. Adieu, Frontin. Frontin. - Adieu, ma charmante. ScÚne XIX Le Chevalier, Frontin Frontin. - Allons, Monsieur, ma foi! vous avez raison, votre aventure a bonne mine la Comtesse vous aime; vous ÃÂȘtes Gascon, moi Manceau, voilà de grands titres de fortune. Le Chevalier. - Jé té garantis la tienne. Frontin. - Si j'avais le choix des cautions, je vous dispenserais d'ÃÂȘtre la mienne. Acte II ScÚne premiÚre Dorante, Arlequin Dorante. - Viens, j'ai à te dire un mot. Arlequin. - Une douzaine, si vous voulez. Dorante. - Arlequin, je te vois à tout moment chercher Lisette, et courir aprÚs elle. Arlequin. - Eh pardi! si je veux l'attraper, il faut bien que je coure aprÚs, car elle me fuit. Dorante. - Dis-moi préfÚres-tu mon service à celui d'un autre? Arlequin. - Assurément; il n'y a que le mien qui ait la préférence, comme de raison d'abord moi, ensuite vous; voilà comme cela est arrangé dans mon esprit; et puis le reste du monde va comme il peut. Dorante. - Si tu me préfÚres à un autre, il s'agit de prendre ton parti sur le chapitre de Lisette. Arlequin. - Mais, Monsieur, ce chapitre-là ne vous regarde pas c'est de l'amour que j'ai pour elle, et vous n'avez que faire d'amour, vous n'en voulez point. Dorante. - Non, mais je te défends d'en parler jamais à Lisette, je veux mÃÂȘme que tu l'évites; je veux que tu la quittes, que tu rompes avec elle. Arlequin. - Pardi! Monsieur, vous avez là des volontés qui ne ressemblent guÚre aux miennes pourquoi ne nous accordons-nous pas aujourd'hui comme hier? Dorante. - C'est que les choses ont changé; c'est que la Comtesse pourrait me soupçonner d'ÃÂȘtre curieux de ses démarches, et de me servir de toi auprÚs de Lisette pour les savoir ainsi, laisse-la en repos; je te récompenserai du sacrifice que tu me feras. Arlequin. - Monsieur, le sacrifice me tuera, avant que les récompenses viennent. Dorante. - Oh! point de réplique Marton, qui est à la Marquise, vaut bien ta Lisette; on te la donnera. Arlequin. - Quand on me donnerait la Marquise par-dessus le marché, on me volerait encore. Dorante. - Il faut opter pourtant. Lequel aimes-tu mieux, de ton congé, ou de Marton? Arlequin. - Je ne saurais le dire; je ne les connais ni l'un ni l'autre. Dorante. - Ton congé, tu le connaÃtras dÚs aujourd'hui, si tu ne suis pas mes ordres; ce n'est mÃÂȘme qu'en les suivant que tu serais regretté de Lisette. Arlequin. - Elle me regrettera! Eh! Monsieur, que ne parlez-vous? Dorante. - Retire-toi; j'aperçois la Marquise. Arlequin. - J'obéis, à condition qu'on me regrettera, au moins. Dorante. - A propos, garde le secret sur la défense que je te fais de voir Lisette comme c'était de mon consentement que tu l'épousais, ce serait avoir un procédé trop choquant pour la Comtesse, que de paraÃtre m'y opposer; je te permets seulement de dire que tu aimes mieux Marton, que la Marquise te destine. Arlequin. - Ne craignez rien, il n'y aura là -dedans que la Marquise et moi de malhonnÃÂȘtes c'est elle qui me fait présent de Marton, c'est moi qui la prends; c'est vous qui nous laissez faire. Dorante. - Fort bien; va-t-en. Arlequin, revient. - Mais on me regrettera. Il sort. ScÚne II La Marquise, Dorante La Marquise. - Avez-vous instruit votre valet, Dorante? Dorante. - Oui, Madame. La Marquise. - Cela pourra n'ÃÂȘtre pas inutile; ce petit article-là touchera la Comtesse, si elle l'apprend. Dorante. - Ma foi, Madame, je commence à croire que nous réussirons; je la vois déjà trÚs étonnée de ma façon d'agir avec elle elle qui s'attend à des reproches, je l'ai vue prÃÂȘte à me demander pourquoi je ne lui en faisais pas. La Marquise. - Je vous dis que, si vous tenez bon, vous la verrez pleurer de douleur. Dorante. - Je l'attends aux larmes ÃÂȘtes-vous contente? La Marquise. - Je ne réponds de rien, si vous n'allez jusque-là . Dorante. - Et votre Chevalier, comment en agit-il? La Marquise. - Ne m'en parlez point; tùchons de le perdre, et qu'il devienne ce qu'il voudra mais j'ai chargé un des gens de la Comtesse de savoir si je pouvais la voir, et je crois qu'on vient me rendre réponse. A un laquais qui paraÃt. Eh bien! parlerai-je à ta maÃtresse? Le Laquais. - Oui, Madame, la voilà qui arrive. La Marquise, à Dorante. - Quittez-moi il ne faut pas dans ce moment-ci qu'elle nous voie ensemble, cela paraÃtrait affecté. Dorante. - Et moi, j'ai un petit dessein, quand vous l'aurez quittée. La Marquise. - N'allez rien gùter. Dorante. - Fiez-vous à moi. Il s'en va. ScÚne III La Marquise, La Comtesse La Comtesse. - Je viens vous trouver moi-mÃÂȘme, Marquise comme vous me demandez un entretien particulier, il s'agit apparemment de quelque chose de conséquence. La Marquise. - Je n'ai pourtant qu'une question à vous faire, et comme vous ÃÂȘtes naturellement vraie, que vous ÃÂȘtes la franchise, la sincérité mÃÂȘme, nous aurons bientÎt terminé. La Comtesse. - Je vous entends vous ne me croyez pas trop sincÚre; mais votre éloge m'exhorte à l'ÃÂȘtre, n'est-ce pas? La Marquise. - A cela prÚs, le serez-vous? La Comtesse. - Pour commencer à l'ÃÂȘtre, je vous dirai que je n'en sais rien. La Marquise. - Si je vous demandais Le Chevalier vous aime-t-il? me diriez-vous ce qui en est? La Comtesse. - Non, Marquise, je ne veux pas me brouiller avec vous, et vous me haïriez si je vous disais la vérité. La Marquise. - Je vous donne ma parole que non. La Comtesse. - Vous ne pourriez pas me la tenir, je vous en dispenserais moi-mÃÂȘme il y a des mouvements qui sont plus forts que nous. La Marquise. - Mais pourquoi vous haïrais-je? La Comtesse. - N'a-t-on pas prétendu que le Chevalier vous aimait? La Marquise. - On a eu raison de le prétendre. La Comtesse. - Nous y voilà ; et peut-ÃÂȘtre l'avez-vous pensé vous-mÃÂȘme? La Marquise. - Je l'avoue. La Comtesse. - Et aprÚs cela, j'irais vous dire qu'il m'aime! Vous ne me le conseilleriez pas. La Marquise. - N'est-ce que cela? Eh! je voudrais l'avoir perdu je souhaite de tout mon coeur qu'il vous aime. La Comtesse. - Oh! sur ce pied-là , vous n'avez donc qu'à rendre grùce au ciel; vos souhaits ne sauraient ÃÂȘtre plus exaucés qu'ils le sont. La Marquise. - Je vous certifie que j'en suis charmée. La Comtesse. - Vous me rassurez; ce n'est pas qu'il n'ait tort; vous ÃÂȘtes si aimable qu'il ne devait plus avoir des yeux pour personne mais peut-ÃÂȘtre vous était-il moins attaché qu'on ne l'a cru. La Marquise. - Non, il me l'était beaucoup; mais je l'excuse quand je serais aimable, vous l'ÃÂȘtes encore plus que moi, et vous savez l'ÃÂȘtre plus qu'une autre. La Comtesse. - Plus qu'une autre! Ah! vous n'ÃÂȘtes point si charmée, Marquise; je vous disais bien que vous me manqueriez de parole vos éloges baissent. Je m'accommode pourtant de celui-ci, j'y sens une petite pointe de dépit qui a son mérite c'est la jalousie qui me loue. La Marquise. - Moi, de la jalousie? La Comtesse. - A votre avis, un compliment qui finit par m'appeler coquette ne viendrait pas d'elle? Oh! que si, Marquise; on l'y reconnaÃt. La Marquise. - Je ne songeais pas à vous appeler coquette. La Comtesse. - Ce sont de ces choses qui se trouvent dites avant qu'on y rÃÂȘve. La Marquise. - Mais, de bonne foi, ne l'ÃÂȘtes-vous pas un peu? La Comtesse. - Oui-da; mais ce n'est pas assez qu'un peu ne vous refusez pas le plaisir de me dire que je la suis beaucoup, cela n'empÃÂȘchera pas que vous ne la soyez autant que moi. La Marquise. - Je n'en donne pas tout à fait les mÃÂȘmes preuves. La Comtesse. - C'est qu'on ne prouve que quand on réussit; le manque de succÚs met bien des coquetteries à couvert on se retire sans bruit, un peu humiliée, mais inconnue, c'est l'avantage qu'on a. La Marquise. - Je réussirai quand je voudrai, Comtesse; vous le verrez, cela n'est pas difficile; et le Chevalier ne vous serait peut-ÃÂȘtre pas resté, sans le peu de cas que j'ai fait de son coeur. La Comtesse. - Je ne chicanerai pas ce dédain-là mais quand l'amour-propre se sauve, voilà comme il parle. La Marquise. - Voulez-vous gager que cette aventure-ci n'humiliera point le mien, si je veux? La Comtesse. - Espérez-vous regagner le Chevalier? Si vous le pouvez, je vous le donne. La Marquise. - Vous l'aimez, sans doute? La Comtesse. - Pas mal; mais je vais l'aimer davantage, afin qu'il vous résiste mieux. On a besoin de toutes ses forces avec vous. La Marquise. - Oh! ne craignez rien, je vous le laisse. Adieu. La Comtesse. - Eh! pourquoi? Disputons-nous sa conquÃÂȘte, mais pardonnons à celle qui l'emportera. Je ne combats qu'à cette condition-là , afin que vous n'ayez rien à me dire. La Marquise. - Rien à vous dire! Vous comptez donc l'emporter? La Comtesse. - Ecoutez, je jouerais à plus beau jeu que vous. La Marquise. - J'avais aussi beau jeu que vous, quand vous me l'avez Îté; je pourrais donc vous l'enlever de mÃÂȘme. La Comtesse. - Tenez donc d'avoir votre revanche. La Marquise. - Non; j'ai quelque chose de mieux à faire. La Comtesse. - Oui! et peut-on vous demander ce que c'est? La Marquise. - Dorante vaut son prix, Comtesse. Adieu. Elle sort. ScÚne IV La Comtesse, seule. La Comtesse. - Dorante! Vouloir m'enlever Dorante! Cette femme-là perd la tÃÂȘte; sa jalousie l'égare; elle est à plaindre! ScÚne V Dorante, La Comtesse Dorante, arrivant vite, feignant de prendre la Comtesse pour la Marquise. - Eh bien! Marquise, m'opposerez-vous encore des scrupules?... Apercevant la Comtesse. Ah! Madame, je vous demande pardon, je me trompe; j'ai cru de loin voir tout à l'heure la Marquise ici, et dans ma préoccupation je vous ai prise pour elle. La Comtesse. - Il n'y a pas grand mal, Dorante mais quel est donc ce scrupule qu'on vous oppose? Qu'est-ce que cela signifie? Dorante. - Madame, c'est une suite de conversation que nous avons eu ensemble, et que je lui rappelais. La Comtesse. - Mais dans cette suite de conversation, sur quoi tombait ce scrupule dont vous vous plaigniez? Je veux que vous me le disiez. Dorante. - Je vous dis, Madame, que ce n'est qu'une bagatelle dont j'ai peine à me ressouvenir moi-mÃÂȘme. C'est, je pense, qu'elle avait la curiosité de savoir comment j'étais dans votre coeur. La Comtesse. - Je m'attends que vous avez eu la discrétion de ne le lui avoir pas dit, peut-ÃÂȘtre? Dorante. - Je n'ai pas le défaut d'ÃÂȘtre vain. La Comtesse. - Non, mais on a quelquefois celui d'ÃÂȘtre vrai. Et que voulait-elle faire de ce qu'elle vous demandait? Dorante. - Curiosité pure, vous dis-je... La Comtesse. - Et cette curiosité parlait de scrupule! Je n'y entends rien. Dorante. - C'est moi, qui par hasard, en croyant l'aborder, me suis servi de ce terme-là , sans savoir pourquoi. La Comtesse. - Par hasard! Pour un homme d'esprit, vous vous tirez mal d'affaire, Dorante; car il y a quelque mystÚre là -dessous. Dorante. - Je vois bien que je ne réussirais pas à vous persuader le contraire, Madame; parlons d'autre chose. A propos de curiosité, y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu de lettres de Paris? La Marquise en attend; elle aime les nouvelles, et je suis sûr que ses amis ne les lui épargneront pas, s'il y en a. La Comtesse. - Votre embarras me fait pitié. Dorante. - Quoi! Madame, vous revenez encore à cette bagatelle-là ? La Comtesse. - Je m'imaginais pourtant avoir plus de pouvoir sur vous. Dorante. - Vous en aurez toujours beaucoup, Madame; et si celui que vous y aviez est un peu diminué, ce n'est pas ma faute. Je me sauve pourtant, dans la crainte de céder à celui qui vous reste. Il sort. La Comtesse. - Je ne reconnais point Dorante à cette sortie-là . ScÚne VI La Comtesse, rÃÂȘvant; Le Chevalier Le Chevalier. - Il mé paraÃt qué ma Comtesse rÃÂȘve, qu'ellé tombé dans lé récueillément. La Comtesse. - Oui, je vois la Marquise et Dorante dans une affliction qui me chagrine; nous parlions tantÎt de mariage, il faut absolument différer le nÎtre. Le Chevalier. - Différer lé nÎtre! La Comtesse. - Oui, d'une quinzaine de jours. Le Chevalier. - Cadédis, vous mé parlez dé la fin du siÚcle! En vertu dé quoi la rémise? La Comtesse. - Vous n'avez pas remarqué leurs mouvements comme moi? Le Chevalier. - Qu'ai-jé bésoin dé rémarque? La Comtesse. - Je vous dis que ces gens-là sont outrés; voulez-vous les pousser à bout? Nous ne sommes pas si pressés. Le Chevalier. - Si pressé qué j'en meurs, sandis! Si lé cas réquiert uné victime, pourquoi mé donner la préférence? La Comtesse. - Je ne saurais me résoudre à les désespérer, Chevalier. Faisons-nous justice; notre commerce a un peu l'air d'une infidélité, au moins. Ces gens-là ont pu se flatter que nous les aimions, il faut les ménager; je n'aime à faire de mal à personne ni vous non plus, apparemment? Vous n'avez pas le coeur dur, je pense? Ce sont vos amis comme les miens accoutumons-les du moins à se douter de notre mariage. Le Chevalier. - Mais, pour les accoutumer, il faut qué jé vive; et jé vous défie dé mé garder vivant, vous né mé conduirez pas au terme. Tùchons dé les accoutumer à moins dé frais la modé dé mourir pour la consolation dé ses amis n'est pas venue, et dé plus, qué nous importe qué ces deux affligés nous disent Partez? Savez-vous qu'on dit qu'ils s'arrangent? La Comtesse. - S'arranger! De quel arrangement parlez-vous? Le Chevalier. - J'entends que leurs coeurs s'accommodent. La Comtesse. - Vous avez quelquefois des tournures si gasconnes, que je n'y comprends rien. Voulez-vous dire qu'ils s'aiment? Exprimez-vous comme un autre. Le Chevalier, baissant de ton. - On né parle pas tout à fait d'amour, mais d'uné pétite douceur à sé voir. La Comtesse. - D'une douceur à se voir! Quelle chimÚre! OÃÂč a-t-on pris cette idée-là ? Eh bien! Monsieur, si vous me prouvez que ces gens-là s'aiment, qu'ils sentent de la douceur à se voir; si vous me le prouvez, je vous épouse demain, je vous épouse ce soir. Voyez l'intérÃÂȘt que je vous donne à la preuve. Le Chevalier. - Dé leur amour jé né m'en rends pas caution. La Comtesse. - Je le crois. Prouvez-moi seulement qu'ils se consolent; je ne demande que cela. Le Chevalier. - En cé cas, irez-vous en avant? La Comtesse. - Oui, si j'étais sûre qu'ils sont tranquilles mais qui nous le dira? Le Chevalier. - Jé vous tiens, et jé vous informe qué la Marquise a donné charge à Frontin dé nous examiner, dé lui apporter un état dé nos coeurs; et j'avais oublié dé vous lé dire. La Comtesse. - Voilà d'abord une commission qui ne vous donne pas gain de cause s'ils nous oubliaient, ils ne s'embarrasseraient guÚre de nous. Le Chevalier. - Frontin aura peut-ÃÂȘtre déjà parlé; jé né l'ai pas vu dépuis. Qué son rapport nous rÚgle. La Comtesse. - Je le veux bien. ScÚne VII Le Chevalier, Frontin, la Comtesse Le Chevalier. - Arrive, Frontin, as-tu vu la Marquise? Frontin. - Oui, Monsieur, et mÃÂȘme avec Dorante; il n'y a pas longtemps que je les quitte. Le Chevalier. - Raconte-nous comment ils sé comportent. Par bonté d'ùme, Madame a peur dé les désespérer moi jé dis qu'ils sé consolent. Qu'en est-il des deux? Rien qué cette bonté né l'arrÃÂȘte, té dis-je; tu m'entends bien? Frontin. - A merveille. Madame peut vous épouser en toute sûreté de désespoir, je n'en vois pas l'ombre. Le Chevalier. - Jé vous gagne dé marché fait cé soir vous ÃÂȘtes mienne. La Comtesse. - Hum! votre gain est peu sûr Frontin n'a pas l'air d'avoir bien observé. Frontin. - Vous m'excuserez, Madame, le désespoir est connaissable. Si c'étaient de ces petits mouvements minces et fluets, qui se dérobent, on peut s'y tromper; mais le désespoir est un objet, c'est un mouvement qui tient de la place. Les désespérés s'agitent, se trémoussent, ils font du bruit, ils gesticulent; et il n'y a rien de tout cela. Le Il vous dit vrai. J'ai tantÎt rencontré Dorante, jé lui ai dit J'aime la Comtessé, j'ai passion pour elle. Eh bien! garde-la, m'a-t-il dit tranquillement. La Comtesse. - Eh! vous ÃÂȘtes son rival, Monsieur; voulez-vous qu'il aille vous faire confidence de sa douleur? Le Chevalier. - Jé vous assure qu'il était riant, et qué la paix régnait dans son coeur. La La paix dans le coeur d'un homme qui m'aimait de la passion la plus vive qui fut jamais! Le Chevalier. - Otez la mienne. La Comtesse. - A la bonne heure. Je lui crois pourtant l'ùme plus tendre que vous, soit dit en passant. Ce n'est pas votre faute chacun aime autant qu'il peut, et personne n'aime autant que lui. Voilà pourquoi je le plains. Mais sur quoi Frontin décide-t-il qu'il est tranquille? Voyons; n'est-il pas vrai que tu es aux gages de la Marquise, et peut-ÃÂȘtre à ceux de Dorante, pour nous observer tous deux? Paie-t-on des espions pour ÃÂȘtre instruit de choses dont on ne se soucie point? Frontin. - Oui; mais je suis mal payé de la Marquise, elle est en arriÚre. La Comtesse. - Et parce qu'elle n'est pas libérale, elle est indifférente? Quel raisonnement! Frontin. - Et Dorante m'a révoqué, il me doit mes appointements. La Comtesse. - Laisse là tes appointements. Qu'as-tu vu? Que sais-tu? Le Chevalier, bas à Frontin. - Mitigé ton récit. Frontin. - Eh bien! Frontin, m'ont-ils dit tantÎt en parlant de vous deux, s'aiment-ils un peu? Oh! beaucoup, Monsieur; extrÃÂȘmement, Madame, extrÃÂȘmement, ai-je dit en tranchant. La Comtesse. - Eh bien?... Frontin. - Rien ne remue; la Marquise bùille en m'écoutant, Dorante ouvre nonchalamment sa tabatiÚre, c'est tout ce que j'en tire. La Comtesse. - Va, va, mon enfant, laisse-nous, tu es un maladroit. Votre valet n'est qu'un sot, ses observations sont pitoyables, il n'a vu que la superficie des choses cela ne se peut pas. Frontin. - Morbleu! Madame, je m'y ferais hacher. En voulez-vous davantage? Sachez qu'ils s'aiment, et qu'ils m'ont dit eux-mÃÂȘmes de vous l'apprendre. La Comtesse, riant. - Eux-mÃÂȘmes! Eh! que n'as-tu commencé par nous dire cela, ignorant que tu es? Vous voyez bien ce qui en est, Chevalier; ils se consolent tant, qu'ils veulent nous rendre jaloux; et ils s'y prennent avec une maladresse bien digne du dépit qui les gouverne. Ne vous l'avais-je pas dit? Le Chevalier. - La passion sé montre, j'en conviens. La Comtesse. - GrossiÚrement mÃÂȘme. Frontin. - Ah! par ma foi, j'y suis c'est qu'ils ont envie de vous mettre en peine. Je ne m'étonne pas si Dorante, en regardant sa montre, ne la regardait pas fixement, et faisait une demi-grimace. La Comtesse. - C'est que la paix ne régnait pas dans son coeur. Le Chevalier. - Cette grimace est importante. Frontin. - Item, c'est qu'en ouvrant sa tabatiÚre, il n'a pris son tabac qu'avec deux doigts tremblants. Il est vrai aussi que sa bouche a ri, mais de mauvaise grùce; le reste du visage n'en était pas, il allait à part. La Comtesse. - C'est que le coeur ne riait pas. Le Chevalier. - Jé mé rends. Il soupire, il régardé dé travers, et ma noce récule. Pesté du faquin, qui réjetté Madamé dans uné compassion qui sera funeste à mon bonheur! La Comtesse. - Point du tout ne vous alarmez point; Dorante s'est trop mal conduit pour mériter des égards... Mais ne vois-je pas la Marquise qui vient ici? Frontin. - Elle-mÃÂȘme. La Comtesse. - Je la connais; je gagerais qu'elle vient finement, à son ordinaire, m'insinuer qu'ils s'aiment, Dorante et elle. Ecoutons. ScÚne VIII La Comtesse, la Marquise, Frontin, le Chevalier La Marquise. - Pardon, Comtesse, si j'interromps un entretien sans doute intéressant; mais je ne fais que passer. Il m'est revenu que vous retardiez votre mariage avec le Chevalier, par ménagement pour moi. Je vous suis obligée de l'attention, mais je n'en ai pas besoin. Concluez, Comtesse, plutÎt aujourd'hui que demain; c'est moi qui vous en sollicite. Adieu. La Comtesse. - Attendez donc, Marquise; dites-moi s'il est vrai que vous vous aimiez, Dorante et vous, afin que je m'en réjouisse. La Marquise. - Réjouissez-vous hardiment; la nouvelle est bonne. La Comtesse, riant. - En vérité? La Marquise. - Oui, Comtesse; hùtez-vous de finir. Adieu. Elle sort. ScÚne IX Le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse, riant. - Ah! ah! Elle se sauve la raillerie est un peu trop forte pour elle. Que la vanité fait jouer de plaisants rÎles à de certaines femmes! car celle-ci meurt de dépit. Le Chevalier. - Elle en a lé coeur palpitant, sandis! Frontin. - La grimace que Dorante faisait tantÎt, je viens de la retrouver sur sa physionomie. Au Chevalier. Mais, Monsieur, parlez un peu de Lisette pour moi. La Comtesse. - Que dit-il de Lisette? Frontin. - C'est une petite requÃÂȘte que je vous présente, et qui tend à vous prier qu'il vous plaise d'Îter Lisette à Arlequin, et d'en faire un transport à mon profit. Le Chevalier. - Voilà cé qué c'est. La Comtesse. - Et Lisette y consent-elle? Frontin. - Oh! le transport est tout à fait de son goût. La Comtesse. - Ce qu'il me dit là me fait venir une idée les petites finesses de la Marquise méritent d'ÃÂȘtre punies. Voyons si Dorante, qui l'aime tant, sera insensible à ce que je vais faire. Il doit l'ÃÂȘtre, si elle dit vrai, et je le souhaite mais voici un moyen infaillible de savoir ce qui en est. Je n'ai qu'à dire à Lisette d'épouser Frontin; elle était destinée au valet de Dorante, nous en étions convenus. Si Dorante ne se plaint point, la Marquise a raison, il m'oublie, et je n'en serai que plus à mon aise. A Frontin. Toi, va-t'en chercher Lisette et son pÚre, que je leur parle à tous deux. Frontin. - Il ne sera pas difficile de les trouver, car ils entrent. ScÚne X Blaise, Lisette, le Chevalier, la Comtesse, Frontin La Comtesse. - Approchez, Lisette; et vous aussi, maÃtre Blaise. Votre fille devait épouser Arlequin; mais si vous la mariez, et que vous soyez bien aise d'en disposer à mon gré, vous la donnerez à Frontin; entendez-vous, maÃtre Blaise? Blaise. - J'entends bian, Madame. Mais il y a, morgué! bian une autre histoire qui trotte par le monde, et qui nous chagraine. Il s'agit que je venons vous crier marci. La Comtesse. - Qu'est-ce que c'est? D'oÃÂč vient que Lisette pleure? Lisette. - Mon pÚre vous le dira, Madame. Blaise. - C'est, ne vous déplaise, Madame, qu'Arlequin est un mal-appris; mais que les pus mal-appris de tout ça, c'est Monsieur Dorante et Madame la Marquise, qui ont eu la finesse de manigancer la volonté d'Arlequin, à celle fin qu'il ne voulÃt pus d'elle; maugré qu'alle en veuille bian, comme je me doute qu'il en voudrait peut-ÃÂȘtre bian itou, si an le laissait vouloir ce qu'il veut, et qu'an n'y boutÃt pas empÃÂȘchement. La Comtesse. - Et quel empÃÂȘchement? Blaise. - Oui, Madame; par le mouyen d'une fille qu'ils appelont Marton, que Madame la Marquise a eu l'avisement d'inventer par malice, pour la promettre à Arlequin. La Comtesse. - Ceci est curieux! Blaise. - En disant, comme ça, que faut qu'ils s'épousient à Paris, a mijaurée et li, dans l'intention de porter dommage à noute enfant, qui va choir en confusion de cette malice, qui n'est rien qu'un micmac pour affronter noute bonne renommée et la vÎtre, Madame, se gobarger de nous trois; et c'est touchant ça que je venons vous demander justice. La Comtesse. - Il faudra bien tùcher de vous la faire. Chevalier, ceci change les choses il ne faut plus que Frontin y songe. Allez, Lisette, ne vous affligez pas laissez la Marquise proposer tant qu'elle voudra ses Martons; je vous en rendrai bon compte, car c'est cette femme-là , que je ménageais tant, qui m'attaque là -dedans. Dorante n'y a d'autre part que sa complaisance mais peut-ÃÂȘtre me reste-t-il encore plus de crédit sur lui qu'elle ne se l'imagine. Ne vous embarrassez pas. Lisette. - Arlequin vient de me traiter avec une indifférence insupportable; il semble qu'il ne m'ait jamais vue voyez de quoi la Marquise se mÃÂȘle! Blaise. - EmpÃÂȘcher qu'une fille ne soit la femme du monde! La Comtesse. - On y remédiera, vous dis-je. Frontin. - Oui; mais le remÚde ne me vaudra rien. Le Chevalier. - Comtesse, je vous écoute, l'oreille vous entend, l'esprit né vous saisit point; jé né vous conçois pas. Venez çà , Lisette; tirez-nous cetté bizarre aventure au clair. N'ÃÂȘtes-vous pas éprise dé Frontin? Lisette. - Non, Monsieur; je le croyais, tandis qu'Arlequin m'aimait mais je vois que je me suis trompée, depuis qu'il me refuse. Le Chevalier. - Qué répondre à cé coeur dé femme? La Comtesse. - Et moi, je trouve que ce coeur de femme a raison, et ne mérite pas votre réflexion satirique; c'est un homme qui l'aimait, et qui lui dit qu'il ne l'aime plus; cela n'est pas agréable, elle en est touchée je reconnais notre coeur au sien; ce serait le vÎtre, ce serait le mien en pareil cas. Allez, vous autres, retirez-vous, et laissez-moi faire. Blaise. - J'en avons charché querelle à Monsieur Dorante et à sa Marquise de cette affaire. La Comtesse. - Reposez-vous sur moi. Voici Dorante; je vais lui en parler tout à l'heure. ScÚne XI Dorante, la Comtesse, le Chevalier La Comtesse. - Venez, Dorante, et avant toute autre chose, parlons un peu de la Marquise. Dorante. - De tout mon coeur, Madame. La Comtesse. - Dites-moi donc de tout votre coeur de quoi elle s'avise aujourd'hui? Dorante. - Qu'a-t-elle fait? J'ai de la peine à croire qu'il y ait quelque chose à redire à ses procédés. La Comtesse. - Oh! je vais vous faciliter le moyen de croire, moi. Dorante. - Vous connaissez sa prudence... La Comtesse. - Vous ÃÂȘtes un opiniùtre louangeur! Eh bien! Monsieur, cette femme que vous louez tant, jalouse de moi parce que le Chevalier la quitte, comme si c'était ma faute, va, pour m'attaquer pourtant, chercher de petits détails qui ne sont pas en vérité dignes d'une incomparable telle que vous la faites, et ne croit pas au-dessous d'elle de détourner un valet d'aimer une suivante. Parce qu'elle sait que nous voulons les marier, et que je m'intéresse à leur mariage, elle imagine, dans sa colÚre, une Marton qu'elle jette à la traverse; et ce que j'admire le plus dans tout ceci, c'est de vous voir vous-mÃÂȘme prÃÂȘter les mains à un projet de cette espÚce! Vous-mÃÂȘme, Monsieur! Dorante. - Eh! pensez-vous que la Marquise ait cru vous offenser? qu'il me soit venu dans l'esprit, à moi, que vous vous y intéressez encore? Non, Comtesse. Arlequin se plaignait d'une infidélité que lui faisait Lisette; il perdait, disait-il, sa fortune on prend quelquefois part aux chagrins de ces gens-là ; et la Marquise, pour le dédommager, lui a, par bonté, proposé le mariage de Marton qui est à elle; il l'a acceptée, l'en a remerciée voilà tout ce que c'est. Le Chevalier. - La réponse mé persuade, jé les crois sans malice. Qué sur cé point la paix sé fasse entre les puissances, et qué les subalternes sé débattent. La Comtesse. - Laissez-nous, Monsieur le Chevalier, vous direz votre sentiment quand on vous le demandera. Dorante, qu'il ne soit plus question de cette petite intrigue-là , je vous prie; car elle me déplaÃt. Je me flatte que c'est assez vous dire. Dorante. - Attendez, Madame, appelons quelqu'un; mon valet est peut-ÃÂȘtre là ... Arlequin!... La Comtesse. - Quel est votre dessein? Dorante. - La Marquise n'est pas loin, il n'y a qu'à la prier de votre part de venir ici, vous lui en parlerez. La Comtesse. - La Marquise! Eh! qu'ai-je besoin d'elle? Est-il nécessaire que vous la consultiez là -dessus? Qu'elle approuve ou non, c'est à vous à qui je parle, à vous à qui je dis que je veux qu'il n'en soit rien, que je le veux, Dorante, sans m'embarrasser de ce qu'elle en pense. Dorante. - Oui, mais, Madame, observez qu'il faut que je m'en embarrasse, moi; je ne saurais en décider sans elle. Y aurait-il rien de plus malhonnÃÂȘte que d'obliger mon valet à refuser une grùce qu'elle lui fait et qu'il a acceptée? Je suis bien éloigné de ce procédé-là avec elle. La Comtesse. - Quoi! Monsieur, vous hésitez entre elle et moi! Songez-vous à ce que vous faites? Dorante. - C'est en y songeant que je m'arrÃÂȘte. Le Chevalier. - Eh! cadédis, laissons cé trio dé valets et dé soubrettes. La Comtesse, outrée. - C'est à moi, sur ce pied-là , à vous prier d'excuser le ton dont je l'ai pris, il ne me convenait point. Dorante. - Il m'honorera toujours, et j'y obéirais avec plaisir, si je pouvais. La Comtesse rit. - Nous n'avons plus rien à nous dire, je pense donnez-moi la main, Chevalier. Le Chevalier, lui donnant la main. - Prénez et né rendez pas, Comtesse. Dorante. - J'étais pourtant venu pour savoir une chose; voudriez-vous bien m'en instruire, Madame? La Comtesse, se retournant. - Ah! Monsieur, je ne sais rien. Dorante. - Vous savez celle-ci, Madame. Vous destinez-vous bientÎt au Chevalier? Quand aurons-nous la joie de vous voir unis ensemble? La Comtesse. - Cette joie-là , vous l'aurez peut-ÃÂȘtre ce soir, Monsieur. Le Chevalier. - Doucément, diviné Comtesse, jé tombe en délire! jé perds haleine dé ravissément! Dorante. - Parbleu! Chevalier, j'en suis charmé, et je t'en félicite. La Comtesse, à part. - Ah! l'indigne homme! Dorante, à part. - Elle rougit! La Comtesse. - Est-ce là tout, Monsieur? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse, au Chevalier. - Partons. ScÚne XII la Comtesse, la Marquise, le Chevalier, Dorante, Arlequin La Marquise. - Comtesse, votre jardiner m'apprend que vous ÃÂȘtes fùchée contre moi je viens vous demander pardon de la faute que j'ai faite sans le savoir; et c'est pour la réparer que je vous amÚne ce garçon-ci. Arlequin, quand je vous ai promis Marton, j'ignorais que Madame pourrait s'en choquer, et je vous annonce que vous ne devez plus y compter. Arlequin. - Eh bien! je vous donne quittance; mais on dit que Blaise est venu vous demander justice contre moi, Madame je ne refuse pas de la faire bonne et prompte; il n'y a qu'à appeler le notaire; et s'il n'y est pas, qu'on prenne son clerc, je m'en contenterai. La Comtesse, à Dorante. - Renvoyez votre valet, Monsieur; et vous, Madame, je vous invite à lui tenir parole je me charge mÃÂȘme des frais de leur noce; n'en parlons plus. Dorante, à Arlequin. - Va-t'en. Arlequin, en s'en allant. - Il n'y a donc pas moyen d'esquiver Marton! C'est vous, Monsieur le Chevalier, qui ÃÂȘtes cause de tout ce tapage-là ; vous avez mis tous nos amours sens dessus dessous. Si vous n'étiez pas ici, moi et mon maÃtre, nous aurions bravement tous deux épousé notre Comtesse et notre Lisette, et nous n'aurions pas votre Marquise et sa Marton sur les bras. Hi! hi! hi! La Marquise et le Chevalier rient. - Eh! eh! eh! La Comtesse, riant aussi. - Eh! eh! Si ses extravagances vous amusent, dites-lui qu'il approche; il parle de trop loin. La jolie scÚne! Le Chevalier. - C'est démencé d'amour. Dorante. - Retire-toi, faquin. La Marquise. - Ah çà ! Comtesse, sommes-nous bonnes amies à présent? La Comtesse. - Ah! les meilleures du monde, assurément, et vous ÃÂȘtes trop bonne. Dorante. - Marquise, je vous apprends une chose, c'est que la Comtesse et le Chevalier se marient peut-ÃÂȘtre ce soir. La Marquise. - En vérité? Le Chevalier. - Cé soir est loin encore. Dorante. - L'impatience sied fort bien mais si prÚs d'une si douce aventure, on a bien des choses à se dire. Laissons-leur ces moments-ci, et allons, de notre cÎté, songer à ce qui nous regarde. La Marquise. - Allons, Comtesse, que je vous embrasse avant de partir. Adieu, Chevalier, je vous fais mes compliments; à tantÎt. ScÚne XIII Le Chevalier, la Comtesse La Comtesse. - Vous ÃÂȘtes fort regretté, à ce que je vois, on faisait grand cas de vous. Le Chevalier. - Jé l'en dispense, surtout cé soir. La Comtesse. - Ah! c'en est trop. Le Chevalier. - Comment! Changez-vous d'avis? La Comtesse. - Un peu. Le Chevalier. - Qué pensez-vous? La Comtesse. - J'ai un dessein... il faudra que vous m'y serviez... Je vous le dirai tantÎt. Ne vous inquiétez point, je vais y rÃÂȘver. Adieu; ne me suivez pas... Elle s'en va et revient. Il est mÃÂȘme nécessaire que vous ne me voyiez pas si tÎt. Quand j'aurai besoin de vous, je vous en informerai. Le Chevalier. - Jé démeure muet jé sens qué jé périclite. Cette femme est plus femme qu'une autre. Acte III ScÚne premiÚre Le Chevalier, Lisette, Frontin Le Chevalier. - Mais dé grùce, Lisette, priez-la dé ma part que jé la voie un moment. Lisette. - Je ne saurais lui parler, Monsieur, elle repose. Le Chevalier. - Ellé répose! Ellé répose donc débout? Frontin. - Oui, car moi sors de la terrasse, je viens de l'apercevoir se promenant dans la galerie. Lisette. - Qu'importe? Chacun a sa façon de reposer. Quelle est votre méthode à vous, Monsieur? Le Chevalier. - Il mé paraÃt qué tu mé railles, Lisette. Frontin. - C'est ce qui me semble. Lisette. - Non, Monsieur; c'est une question qui vient à propos, et que je vous fais tout en devisant. Le Chevalier. - J'ai mÃÂȘme un petit soupçon qué tu né m'aimes pas. Frontin. - Je l'avais aussi, ce petit soupçon-là , mais je l'ai changé contre une grande certitude. Lisette. - Votre pénétration n'a point perdu au change. Le Chevalier. - Né lé disais-je pas? Eh! pourquoi, sandis! té veux-jé du bien, pendant qué tu mé veux du mal? D'oÃÂč mé vient ma disposition amicale, et qué ton coeur mé réfuse lé réciproque? D'oÃÂč vient qué nous différons dé sentiments? Lisette. - Je n'en sais rien; c'est qu'apparemment il faut de la variété dans la vie. Frontin. - Je crois que nous sommes aussi trÚs variés tous deux. Lisette. - Oui, si vous m'aimez encore; sinon, nous sommes uniformes. Le Chevalier. - Dis-moi lé vrai tu né mé récommandes pas à ta maÃtresse? Lisette. - Jamais qu'à son indifférence. Frontin. - Le service est touchant! Le Chevalier. - Tu mé fais donc préjudice auprÚs d'elle? Lisette. - Oh! tant que je peux mais pas autrement qu'en lui parlant contre vous; car je voudrais qu'elle ne vous aimùt pas; je vous l'avoue, je ne trompe personne. Frontin. - C'est du moins parler cordialement. Le Chevalier. - Ah çà ! Lisette, dévénons amis. Lisette. - Non; faites plutÎt comme moi, Monsieur, ne m'aimez pas. Le Chevalier. - Jé veux qué tu m'aimes, et tu m'aimeras, cadédis! tu m'aimeras; jé l'entréprends, jé mé lé promets. Lisette. - Vous ne vous tiendrez pas parole. Frontin. - Ne savez-vous pas, Monsieur, qu'il y a des haines qui ne s'en vont point qu'on ne les paie? Pour cela... Le Chevalier. - Combien mé coûtera lé départ dé la tienne? Lisette. - Rien; elle n'est pas à vendre. Le Chevalier lui présente sa bourse. - Tiens, prends, et la garde, si tu veux. Lisette. - Non, Monsieur; je vous volerais votre argent. Le Chevalier. - Prends, té dis-je, et mé dis seulement cé qué ta maÃtresse projette. Lisette. - Non; mais je vous dirai bien ce que je voudrais qu'elle projetùt, c'est tout ce que je sais. En ÃÂȘtes-vous curieux? Frontin. - Vous nous l'avez déjà dit en plus de dix façons, ma belle. Le Chevalier. - N'a-t-ellé pas quelqué dessein? Lisette. - Eh! qui est-ce qui n'en a pas? Personne n'est sans dessein; on a toujours quelque vue. Par exemple, j'ai le dessein de vous quitter, si vous n'avez pas celui de me quitter vous-mÃÂȘme. Le Chevalier. - Rétirons-nous, Frontin; jé sens qué jé m'indigne. Nous réviendrons tantÎt la recommander à sa maÃtresse. Frontin. - Adieu donc, soubrette ennemie; adieu, mon petit coeur fantasque; adieu, la plus aimable de toutes les girouettes. Lisette. - Adieu, le plus *disgracié de tous les hommes. Ils s'en vont. ScÚne II Lisette, Arlequin Arlequin. - M'amie, j'ai beau faire signe à mon maÃtre; il se moque de cela, il ne veut pas venir savoir ce que je lui demande. Lisette. - Il faut donc lui parler devant la Marquise, Arlequin. Arlequin. - Marquise malencontreuse! Hélas! ma fille, la bonté que j'ai eue de te rendre mon coeur ne nous profitera ni à l'un ni à l'autre. Il me sera inutile d'avoir oublié tes impertinences; le diable a entrepris de me faire épouser Marton; il n'en démordra pas; il me la garde. Lisette. - Retourne à ton maÃtre, et dis-lui que je l'attends ici. Arlequin. - Il ne se souciera pas de ton attente. Lisette. - Il n'y a point de temps à perdre cependant va donc. Arlequin. - Je suis tout engourdi de tristesse. Lisette. - Allons, allons, dégourdis-toi, puisque tu m'aimes. Tiens, voilà ton maÃtre et la Marquise qui s'approchent tire-le à quartier, lui, pendant que je m'éloigne. Elle sort. ScÚne III Dorante, Arlequin, la Marquise Arlequin, à Dorante. - Monsieur, venez que je vous parle. Dorante. - Dis ce que tu me veux. Arlequin. - Il ne faut pas que Madame y soit. Dorante. - Je n'ai point de secret pour elle. Arlequin. - J'en ai un qui ne veut pas qu'elle le connaisse. La Marquise. - C'est donc un grand mystÚre? Arlequin. - Oui c'est Lisette qui demande Monsieur, et il n'est pas à propos que vous le sachiez, Madame. La Marquise. - Ta discrétion est admirable! Voyez ce que c'est, Dorante; mais que je vous dise un mot auparavant. Et toi, va chercher Lisette. ScÚne IV Dorante, la Marquise La Marquise. - C'est apparemment de la part de la Comtesse? Dorante. - Sans doute, et vous voyez combien elle est agitée. La Marquise. - Et vous brûlez d'envie de vous rendre! Dorante. - Me siérait-il de faire le cruel? La Marquise. - Nous touchons au terme, et nous manquons notre coup, si vous allez si vite. Ne vous y trompez point, les mouvements qu'on se donne sont encore équivoques; il n'est pas sûr que ce soit de l'amour; j'ai peur qu'on ne soit plus jalouse de moi que de votre coeur; qu'on ne médite de triompher de vous et de moi, pour se moquer de nous deux. Toutes nos mesures sont prises; allons jusqu'au contrat, comme nous l'avons résolu; ce moment seul décidera si on vous aime. L'amour a ses expressions, l'orgueil a les siennes; l'amour soupire de ce qu'il perd, l'orgueil méprise ce qu'on lui refuse attendons le soupir ou le mépris; tenez bon jusqu'à cette épreuve, pour l'intérÃÂȘt de votre amour mÃÂȘme. Abrégez avec Lisette, et revenez me trouver. Dorante. - Ah! votre épreuve me fait trembler! Elle est pourtant raisonnable et je m'y exposerai, je vous le promets. La Marquise. - Je soutiens moi-mÃÂȘme un personnage qui n'est pas fort agréable, et qui le sera encore moins sur ces fins-ci, car il faudra que je supplée au peu de courage que vous me montrez; mais que ne fait-on pas pour se venger? Adieu. Elle sort. ScÚne V Dorante, Arlequin, Lisette Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Je n'ai qu'un moment à te donner. Tu vois bien que je quitte Madame la Marquise, et notre conversation pourrait ÃÂȘtre suspecte dans la conjoncture oÃÂč je me trouve. Lisette. - Hélas! Monsieur, quelle est donc cette conjoncture oÃÂč vous ÃÂȘtes avec elle? Dorante. - C'est que je vais l'épouser rien que cela. Arlequin. - Oh! Monsieur, point du tout. Lisette. - Vous, l'épouser! Arlequin. - Jamais. Dorante. - Tais-toi... Ne me retiens point, Lisette que me veux-tu? Lisette. - Eh, doucement! donnez-vous le temps de respirer. Ah! que vous ÃÂȘtes changé! Arlequin. - C'est cette perfide qui le fùche; mais ce ne sera rien. Lisette. - Vous ressouvenez-vous que j'appartiens à Madame la Comtesse, Monsieur? L'avez-vous oubliée elle-mÃÂȘme? Dorante. - Non, je l'honore, je la respecte toujours mais je pars, si tu n'achÚves. Lisette. - Eh bien! Monsieur, je finis. Qu'est-ce que c'est que les hommes! Dorante, s'en allant. - Adieu. Arlequin. - Cours aprÚs. Lisette. - Attendez donc, Monsieur. Dorante. - C'est que tes exclamations sur les hommes sont si mal placées, que j'en rougis pour ta maÃtresse. Arlequin. - Véritablement l'exclamation est effrontée avec nous; supprime-la. Lisette. - C'est pourtant de sa part que je viens vous dire qu'elle souhaite vous parler. Dorante. - Quoi! tout à l'heure? Lisette. - Oui, Monsieur. Arlequin. - Le plus tÎt c'est le mieux. Dorante. - Te tairas-tu, toi? Est-ce que tu es raccommodé avec Lisette? Arlequin. - Hélas! Monsieur, l'amour l'a voulu, et il est le maÃtre; car je ne le voulais pas, moi. Dorante. - Ce sont tes affaires. Quant à moi, Lisette, dites à Madame la Comtesse que je la conjure de vouloir bien remettre notre entretien; que j'ai, pour le différer, des raisons que je lui dirai; que je lui en demande mille pardons; mais qu'elle m'approuvera elle-mÃÂȘme. Lisette. - Monsieur, il faut qu'elle vous parle; elle le veut. Arlequin, se mettant à genoux. - Et voici moi qui vous en supplie à deux genoux. Allez, Monsieur, cette bonne dame est amendée; je suis persuadé qu'elle vous dira d'excellentes choses pour le renouvellement de votre amour. Dorante. - Je crois que tu as perdu l'esprit. En un mot, Lisette, je ne saurais, tu le vois bien; c'est une entrevue qui inquiéterait la Marquise; et Madame la Comtesse est trop raisonnable pour ne pas entrer dans ce que je dis là d'ailleurs, je suis sûr qu'elle n'a rien de fort pressé à me dire. Lisette. - Rien, sinon que je crois qu'elle vous aime toujours. Arlequin. - Et bien tendrement malgré la petite parenthÚse! Dorante. - Qu'elle m'aime toujours, Lisette! Ah! c'en serait trop, si vous parliez d'aprÚs elle; et l'envie qu'elle aurait de me voir en ce cas-là , serait en vérité trop maligne. Que Madame la Comtesse m'ait abandonné, qu'elle ait cessé de m'aimer, comme vous me l'avez dit vous-mÃÂȘme, passe je n'étais pas digne d'elle; mais qu'elle cherche de gaieté de coeur à m'engager dans une démarche qui me brouillerait peut-ÃÂȘtre avec la Marquise, ah! c'en est trop, vous dis-je; et je ne la verrai qu'avec la personne que je vais rejoindre. Il s'en va. Arlequin, le suivant. - Eh! non, Monsieur, mon cher maÃtre, tournez à droite, ne prenez pas à gauche. Venez donc je crierai toujours jusqu'à ce qu'il m'entende. ScÚne VI Lisette, un moment seule; la Comtesse Lisette. - Allons, il faut l'avouer, ma maÃtresse le mérite bien. La Comtesse. - Eh bien! Lisette, viendra-t-il? Lisette. - Non, Madame. La Comtesse. - Non! Lisette. - Non; il vous prie de l'excuser, parce qu'il dit que cet entretien fùcherait la Marquise, qu'il va épouser. La Comtesse. - Comment? Que dites-vous? Epouser la Marquise! lui? Lisette. - Oui, Madame, et il est persuadé que vous entrerez dans cette bonne raison qu'il apporte. La Comtesse. - Mais ce que tu me dis là est inouï, Lisette. Ce n'est point là Dorante! Est-ce de lui dont tu me parles? Lisette. - De lui-mÃÂȘme; mais de Dorante qui ne vous aime plus. La Comtesse. - Cela n'est pas vrai; je ne saurais m'accoutumer à cette idée-là , on ne me la persuadera pas; mon coeur et ma raison la rejettent, me disent qu'elle est fausse, absolument fausse. Lisette. - Votre coeur et votre raison se trompent. Imaginez-vous mÃÂȘme que Dorante soupçonne que vous ne voulez le voir que pour inquiéter la Marquise et le brouiller avec elle. La Comtesse. - Eh! laisse là cette Marquise éternelle! Ne m'en parle non plus que si elle n'était pas au monde! Il ne s'agit pas d'elle. En vérité, cette femme-là n'est pas faite pour m'effacer de son coeur, et je ne m'y attends pas. Lisette. - Eh! Madame, elle n'est que trop aimable. La Comtesse. - Que trop! Etes-vous folle? Lisette. - Du moins peut-elle plaire ajoutez à cela votre infidélité, c'en est assez pour guérir Dorante. La Comtesse. - Mais, mon infidélité, oÃÂč est-elle? Je veux mourir, si je l'ai jamais sentie! Lisette. - Je la sais de vous-mÃÂȘme. D'abord vous avez nié que c'en fût une, parce que vous n'aimiez pas Dorante, disiez-vous; ensuite vous m'avez prouvé qu'elle était innocente; enfin, vous m'en avez fait l'éloge, et si bien l'éloge, que je me suis mise à vous imiter, ce dont je me suis bien repentie depuis. La Comtesse. - Eh bien! mon enfant, je me trompais; je parlais d'infidélité sans la connaÃtre. Lisette. - Pourquoi donc n'avez-vous rien épargné de cruel pour vous Îter Dorante? La Comtesse. - Je n'en sais rien; mais je l'aime, et tu m'accables, tu me pénÚtres de douleur! Je l'ai maltraité, j'en conviens; j'ai tort, un tort affreux! Un tort que je ne me pardonnerai jamais, et qui ne mérite pas que l'on l'oublie! Que veux-tu que je te dise de plus? Je me condamne, je me suis mal conduite, il est vrai. Lisette. - Je vous le disais bien, avant que vous m'eussiez gagnée. La Comtesse. - Misérable amour-propre de femme! Misérable vanité d'ÃÂȘtre aimée! Voilà ce que vous me coûtez! J'ai voulu plaire au Chevalier, comme s'il en eût valu la peine; j'ai voulu me donner cette preuve-là de mon mérite; il manquait cet honneur à mes charmes; les voilà bien glorieux! J'ai fait la conquÃÂȘte du Chevalier, et j'ai perdu Dorante! Lisette. - Quelle différence! La Comtesse. - Bien plus; c'est que c'est un homme que je hais naturellement quand je m'écoute un homme que j'ai toujours trouvé ridicule, que j'ai cent fois raillé moi-mÃÂȘme, et qui me reste à la place du plus aimable homme du monde. Ah! que je suis belle à présent! Lisette. - Ne perdez point le temps à vous affliger, Madame. Dorante ne sait pas que vous l'aimez encore. Le laissez-vous à la Marquise? Voulez-vous tùcher de le ravoir? Essayez, faites quelques démarches, puisqu'il a droit d'ÃÂȘtre fùché, et que vous ÃÂȘtes dans votre tort. La Comtesse. - Eh! que veux-tu que je fasse pour un ingrat qui refuse de me parler, Lisette? Il faut bien que j'y renonce! Est-ce là un procédé? Toi qui dis qu'il a droit d'ÃÂȘtre fùché, voyons, Lisette, est-ce que j'ai cru le perdre? Ai-je imaginé qu'il m'abandonnerait? L'ai-je soupçonné de cette lùcheté-là ? A-t-on jamais compté sur un coeur autant que j'ai compté sur le sien? Estime infinie, confiance aveugle; et tu dis que j'ai tort? et tout homme qu'on honore de ces sentiments-là n'est pas un perfide quand il les trompe? Car je les avais, Lisette. Lisette. - Je n'y comprends rien. La Comtesse. - Oui, je les avais; je ne m'embarrassais ni de ses plaintes ni de ses jalousies; je riais de ses reproches; je défiais son coeur de me manquer jamais; je me plaisais à l'inquiéter impunément; c'était là mon idée; je ne le ménageais point. Jamais on ne vécut dans une sécurité plus obligeante; je m'en applaudissais, elle faisait son éloge et cet homme, aprÚs cela, me laisse! Est-il excusable? Lisette. - Calmez-vous donc, Madame; vous ÃÂȘtes dans une désolation qui m'afflige. Travaillons à le ramener, et ne crions point inutilement contre lui. Commencez par rompre avec le Chevalier; voilà déjà deux fois qu'il se présente pour vous voir, et que je le renvoie. La Comtesse. - J'avais pourtant dit à cet importun-là de ne point venir, que je ne le fisse avertir. Lisette - Qu'en voulez-vous faire? La Comtesse. - Oh! le haïr autant qu'il est haïssable; c'est à quoi je le destine, je t'assure mais il faut pourtant que je le voie, Lisette; j'ai besoin de lui dans tout ceci; laisse-le venir; va mÃÂȘme le chercher. Lisette. - Voici mon pÚre; sachons auparavant ce qu'il veut. ScÚne VII Blaise, La Comtesse, Lisette. Blaise. - Morgué! Madame, savez-vous bian ce qui se passe ici? Vous avise-t-on d'un tabellion qui se promÚne là -bas dans le jardin avec Monsieur Dorante et cette Marquise, et qui dit comme ça qu'il leur apporte un chiffon de contrat qu'ils li ont commandé, pour à celle fin qu'ils y boutent leur seing par-devant sa parsonne? Qu'est-ce que vous dites de ça, Madame? car noute fille dit que voute affection a repoussé pour Dorante; et ce tabellion est un impartinent. La Comtesse. - Un notaire chez moi, Lisette! Ils veulent donc se marier ici? Blaise. - Eh! morgué! sans doute. Ils disont itou qu'il fera le contrat pour quatre; ceti-là de voute ancien amoureux avec la Marquise; ceti-là de vous et du Chevalier, voute nouviau galant. Velà comme ils se gobargeont de ça; et jarnigoi! ça me fùche. Et vous, Madame? La Comtesse. - Je m'y perds! C'est comme une fable! Lisette. - Cette fable me révolte. Blaise. - Jarnigué! cette Marquise, maugré le marquisat qu'alle a, n'en agit pas en droiture; an ne friponne pas les amoureux d'une parsonne de voute sorte et dans tout ça il n'y a qu'un mot qui sarve; Madame n'a qu'à dire, mon rùtiau est tout prÃÂȘt, et, jarnigué! j'allons vous ratisser ce biau notaire et sa paperasse ni pus ni moins que mauvaise harbe. La Comtesse. - Lisette, parle donc! Tu ne me conseilles rien. Je suis accablée! Ils vont s'épouser ici, si je n'y mets ordre. Il n'est plus question de Dorante; tu sens bien que je le déteste mais on m'insulte. Lisette. - Ma foi, Madame, ce que j'entends là m'indigne à mon tour; et à votre place, je me soucierais si peu de lui, que je le laisserais faire. La Comtesse. - Tu le laisserais faire! Mais si tu l'aimais, Lisette? Lisette. - Vous dites que vous le haïssez! La Comtesse. - Cela n'empÃÂȘche pas que je ne l'aime. Et dans le fond, pourquoi le haïr? Il croit que j'ai tort, tu me l'as dit toi-mÃÂȘme, et tu avais raison; je l'ai abandonné la premiÚre il faut que je le cherche et que je le désabuse. Blaise. - Morgué! Madame, j'ons vu le temps qu'il me chérissait estimez-vous que je sois bon pour li parler? La Comtesse. - Je suis d'avis de lui écrire un mot, Lisette, et que ton pÚre aille lui rendre ma lettre à l'insu de la Marquise. Lisette. - Faites, Madame. La Comtesse. - A propos de lettre, je ne songeais pas que j'en ai une sur moi que je lui écrivais tantÎt, et que tout ceci me faisait oublier. Tiens, Blaise, va, tùche de la lui rendre sans que la Marquise s'en aperçoive. Blaise. - N'y aura pas d'aparcevance stapendant qu'il lira voute lettre je la renforcerons de queuque remontration. Il s'en va. ScÚne VIII Frontin, Le Chevalier, Lisette, La Comtesse Le Chevalier. - Eh! donc, ma Comtessé, qué devient l'amour? A quoi pensé lé coeur? Est-ce ainsi qué vous m'avertissez dé venir? Quel est lé motif dé l'absence qué vous m'avez ordonnée? Vous né mé mandez pas, vous mé laissez en langueur; jé mé mande moi-mÃÂȘme. La Comtesse. - J'allais vous envoyer chercher, Monsieur. Le Chevalier. - Lé messager m'a paru tardif. Qué déterminez-vous? Nos gens vont sé marier, le contrat sé passe actuellement. N'userons-nous pas de la commodité du notaire? Ils mé délÚguent pour vous y inviter. Ratifiez mon impatience; songez qué l'amour gémit d'attendre, qué les besoins du coeur sont pressés, qué les instants sont précieux, qué vous m'en dérobez d'irréparables, et qué jé meurs. Expédions. La Comtesse. - Non, Monsieur le Chevalier, ce n'est pas mon dessein. Le Chevalier. - Nous n'épouserons pas? La Comtesse. - Non. Le Chevalier. - Qu'est-ce à dire "non"? La Comtesse. - Non signifie non je veux vous raccommoder avec la Marquise. Le Chevalier. - Avec la Marquise! Mais c'est vous qué j'aime, Madame! La Comtesse. - Mais c'est moi qui ne vous aime point, Monsieur; je suis fùchée de vous le dire si brusquement; mais il faut bien que vous le sachiez. Le Chevalier. - Vous mé raillez, sandis! La Comtesse. - Je vous parle trÚs sérieusement. Le Chevalier. - Ma Comtessé, finissons; point dé badinage avec un coeur qui va périr d'épouvante. La Comtesse. - Vous devez vous ÃÂȘtre aperçu de mes sentiments. J'ai toujours différé le mariage dont vous parlez, vous le savez bien. Comment n'avez-vous pas senti que je n'avais pas envie de conclure? Le Chevalier. - Lé comble dé mon bonheur, vous l'avez rémis à cé soir. La Comtesse. - Aussi le comble de votre bonheur peut-il ce soir arriver de la part de la Marquise. L'avez-vous vue, comme je vous l'ai recommandé tantÎt? Le Chevalier. - Récommandé! Il n'en a pas été question, cadédis! La Comtesse. - Vous vous trompez; Monsieur, je crois vous l'avoir dit. Le Chevalier. - Mais, la Marquise et lé Chevalier, qu'ont-ils à démÃÂȘler ensemble? La Comtesse. - Ils ont à s'aimer tous deux, de mÃÂȘme qu'ils s'aimaient, Monsieur. Je n'ai point d'autre parti à vous offrir que de retourner à elle, et je me charge de vous réconcilier. Le Chevalier. - C'est une vapeur qui passe. La Comtesse. - C'est un sentiment qui durera toujours. Lisette. - Je vous le garantis éternel. Le Chevalier. - Frontin, oÃÂč en sommes-nous? Frontin. - Mais, à vue de pays, nous en sommes à rien. Ce chemin-là n'a pas l'air de nous mener au gÃte. Lisette. - Si fait, par ce chemin-là vous pouvez vous en retournez chez vous. Le Chevalier. - Partirai-jé, Comtessé? Séra-ce lé résultat? La Comtesse. - J'attends réponse d'une lettre; vous saurez le reste quand je l'aurai reçue différez votre départ jusque-là . ScÚne IX Arlequin, et les acteurs précédents. Arlequin. - Madame, mon maÃtre et Madame la Marquise envoient savoir s'ils ne vous importuneront pas ils viennent vous prononcer votre arrÃÂȘt et le mien; car je n'épouserai point Lisette, puisque mon maÃtre ne veut pas de vous. La Comtesse. - Je les attends... A Lisette. Il faut qu'il n'ait pas reçu ma lettre, Lisette. Arlequin. - Ils vont entrer, car ils sont à la porte. La Comtesse. - Ce que je vais leur dire va vous mettre au fait, Chevalier; ce ne sera point ma faute, si vous n'ÃÂȘtes pas content. Le Chevalier. - Allons, jé suis dupe; c'est ÃÂȘtre au fait. ScÚne X La Marquise, Dorante, La Comtesse, Le Chevalier, Frontin, Arlequin, Lisette La Marquise. - Eh bien, Madame! je ne vois rien encore qui nous annonce un mariage avec le Chevalier quand vous proposez-vous donc d'achever son bonheur? La Comtesse. - Quand il vous plaira, Madame; c'est à vous à qui je le demande; son bonheur est entre vos mains; vous en ÃÂȘtes l'arbitre. La Marquise. - Moi, Comtesse? Si je le suis, vous l'épouserez dÚs aujourd'hui, et vous nous permettrez de joindre notre mariage au vÎtre. La Comtesse. - Le vÎtre! avec qui donc, Madame? Arrive-t-il quelqu'un pour vous épouser? La Marquise, montrant Dorante. - Il n'arrive pas de bien loin, puisque le voilà . Dorante. - Oui, Comtesse, Madame me fait l'honneur de me donner sa main; et comme nous sommes chez vous, nous venons vous prier de permettre qu'on nous y unisse. La Comtesse. - Non, Monsieur, non l'honneur serait trÚs grand, trÚs flatteur; mais j'ai lieu de penser que le ciel vous réserve un autre sort. Le Chevalier. - Nous avons changé votre économie jé tombé dans lé lot dé Madame la Marquise, et Madame la Comtessé tombé dans lé tien. La Marquise. - Oh! nous resterons comme nous sommes. La Comtesse. - Laissez-moi parler, Madame, je demande audience écoutez-moi. Il est temps de vous désabuser, Chevalier vous avez cru que je vous aimais; l'accueil que je vous ai fait a pu mÃÂȘme vous le persuader; mais cet accueil vous trompait, il n'en était rien je n'ai jamais cessé d'aimer Dorante, et ne vous ai souffert que pour éprouver son coeur. Il vous en a coûté des sentiments pour moi; vous m'aimez, et j'en suis fùchée mais votre amour servait à mes desseins. Vous avez à vous plaindre de lui, Marquise, j'en conviens son coeur s'est un peu distrait de la tendresse qu'il vous devait; mais il faut tout dire. La faute qu'il a faite est excusable, et je n'ai point à tirer vanité de vous l'avoir dérobé pour quelque temps; ce n'est point à mes charmes qu'il a cédé, c'est à mon adresse il ne me trouvait pas plus aimable que vous; mais il m'a cru plus prévenue, et c'est un grand appùt. Quant à vous, Dorante, vous m'avez assez mal payée d'une épreuve aussi tendre la délicatesse de sentiments qui m'a persuadée de la faire, n'a pas lieu d'ÃÂȘtre trop satisfaite; mais peut-ÃÂȘtre le parti que vous avez pris vient-il plus de ressentiment que de médiocrité d'amour j'ai poussé les choses un peu loin; vous avez pu y ÃÂȘtre trompé; je ne veux point vous juger à la rigueur; je ferme les yeux sur votre conduite, et je vous pardonne. La Marquise, riant. - Ah! ah! ah! Je pense qu'il n'est plus temps, Madame, du moins je m'en flatte; ou bien, si vous m'en croyez, vous serez encore plus généreuse; vous irez jusqu'à lui pardonner les noeuds qui vont nous unir. La Comtesse. - Et moi, Dorante, vous me perdez pour jamais si vous hésitez un instant. Le Chevalier. - Jé démande audience jé perds Madame la Marquise, et j'aurais tort dé m'en plaindre; jé mé suis trouvé défaillant dé fidélité, jé né sais comment, car lé mérite dé Madame m'en fournissait abondance, et c'est un malheur qui mé passe! En un mot, jé suis infidÚle, jé m'en accuse; mais jé suis vrai, jé m'en vante. Il né tient qu'à moi d'user dé réprésaille, et dé dire à Madame la Comtesse Vous mé trompiez, jé vous trompais. Mais jé né suis qu'un homme, et jé n'aspire pas à cé dégré dé finesse et d'industrie. Voici lé compte juste; vous avez contrefait dé l'amour, dites-vous, Madame; jé n'en valais pas davantage; mais votre estime a surpassé mon prix. Né rétranchez rien du fatal honneur qué vous m'avez fait jé vous aimais, vous mé lé rendiez cordialement. La Comtesse. - Du moins l'avez-vous cru. Le Chevalier. - J'achÚve jé vous aimais, un peu moins qué Madame. Jé m'explique elle avait dé mon coeur une possession plus complÚte, jé l'adorais; mais jé vous aimais, sandis! passablement, avec quelque réminiscence pour elle. Oui, Dorante, nous étions dans lé tendre. Laisse là l'histoire qu'on té fait, mon ami; il fùche Madame qué tu la désertes, qué ses appas restent inférieurs; sa gloire crie, té rédémande, fait la sirÚne; qué son chant té trouve sourd. Montrant la Marquise. Prends un regard dé ces beaux yeux pour té servir d'antidote; demeure avec cet objet qué l'amour venge dans mon coeur jé lé dis à régret, jé disputerais Madame dé tout mon sang, s'il m'appartenait d'entrer en dispute; possÚde-la, Dorante, bénis lé ciel du bonheur qu'il t'accorde. Dé toutes les épouses, la plus estimable, la plus digne dé respect et d'amour, c'est toi qui la tiens; dé toutes les pertes, la plus immense, c'est moi qui la fais; dé tous les hommes, lé plus ingrat, lé plus déloyal, en mÃÂȘme temps lé plus imbécile, c'est lé malheureux qui té parle. La Marquise. - Je n'ajouterai rien à la définition; tout y est. La Comtesse. - Je ne daigne pas répondre à ce que vous dites sur mon comte, Chevalier c'est le dépit qui vous l'arrache, et je vous ai dit mes intentions, Dorante; qu'il n'en soit plus parlé, si vous ne les méritez pas. La Marquise. - Nous nous aimons de bonne foi il n'y a plus de remÚde, Comtesse, et deux personnes qu'on oublie ont bien droit de prendre parti ailleurs. Tùchez tous deux de nous oublier encore vous savez comment cela fait, et cela vous doit ÃÂȘtre plus aisé cette fois-ci que l'autre. Au notaire. Approchez, Monsieur. Voici le contrat qu'on nous apporte à signer. Dorante, priez Madame de vouloir bien l'honorer de sa signature. La Comtesse. - Quoi! si tÎt? La Marquise. - Oui, Madame, si vous nous le permettez. La Comtesse. - C'est à Dorante à qui je parle, Madame. Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Votre contrat avec la Marquise? Dorante. - Oui, Madame. La Comtesse. - Je ne l'aurais pas cru! La Marquise. - Nous espérons mÃÂȘme que le vÎtre accompagnera celui-ci. Et vous, Chevalier, ne signerez-vous pas? Le Chevalier. - Jé né sais plus écrire. La Marquise, au notaire. - Présentez la plume à Madame, Monsieur. La Comtesse, vite. - Donnez. Elle signe et jette la plume aprÚs. Ah! perfide! Elle tombe dans les bras de Lisette. Dorante, se jetant à ses genoux. - Ah! ma chÚre Comtesse! La Marquise. - Rendez-vous à présent; vous ÃÂȘtes aimé, Dorante. Arlequin. - Quel plaisir, Lisette! Lisette. - Je suis contente. La Comtesse. - Quoi! Dorante à mes genoux? Dorante. - Et plus pénétré d'amour qu'il ne le fut jamais. La Comtesse. - Levez-vous. Dorante m'aime donc encore? Dorante. - Et n'a jamais cessé de vous aimer. La Comtesse. - Et la Marquise? Dorante. - C'est elle à qui je devrai votre coeur, si vous me le rendez, Comtesse; elle a tout conduit. La Comtesse. - Ah! je respire! Que de chagrin vous m'avez donné! Comment avez-vous pu feindre si longtemps? Dorante. - Je ne l'ai pu qu'à force d'amour; j'espérais de regagner ce que j'aime. La Comtesse, avec force. - Eh! oÃÂč est la Marquise, que je l'embrasse? La Marquise, s'approchant et l'embrassant. - La voilà , Comtesse. Sommes-nous bonnes amies? La Comtesse. - Je vous ai l'obligation d'ÃÂȘtre heureuse et raisonnable. Dorante baise la main de la Comtesse. La Marquise. - Quant à vous, Chevalier, je vous conseille de porter votre main ailleurs; il n'y a pas d'apparence que personne vous en défasse ici. La Comtesse. - Non, Marquise, j'obtiendrai sa grùce; elle manquerait à ma joie et au service que vous m'avez rendu. La Marquise. - Nous verrons dans six mois. Le Chevalier. - Jé né vous démandais qu'un termé; lé reste est mon affaire. Ils s'en vont. ScÚne XI Frontin, Lisette, Blaise, Arlequin Frontin. - Epousez-vous Arlequin, Lisette? Lisette. - Le coeur me dit que oui. Arlequin. - Le mien opine de mÃÂȘme. Blaise. - Et ma volonté se met par-dessus ça. Frontin. - Eh bien! Lisette, je vous donne six mois pour revenir à moi. La Méprise Acteurs Comédie en un acte, en prose, représentée pour la premiÚre fois le 16 août 1734 par les comédiens Italiens Acteurs Hortense Mlle Silvia Clarice, soeur d'Hortense Mlle Thomassin Lisette, suivante de Clarice Mlle Rolland Ergaste M. Romagnési Frontin, valet d'Ergaste M. Lélio Arlequin, valet d'Hortense M. Thomassin La scÚne est dans un jardin. Le théùtre représente un jardin. ScÚne premiÚre Frontin, Ergaste Frontin. - Je vous dis, Monsieur, que je l'attends ici, je vous dis qu'elle s'y rendra, que j'en suis sûr, et que j'y compte comme si elle y était déjà . Ergaste. - Et moi, je n'en crois rien. Frontin. - C'est que vous ne savez pas ce que je vaux, mais une fille ne s'y trompera pas j'ai vu la friponne jeter sur moi de certains regards, qui n'en demeureront pas là , qui auront des suites, vous le verrez. Ergaste. - Nous n'avons vu la maÃtresse et la suivante qu'une fois; encore, ce fut par un coup du hasard que nous les rencontrùmes hier dans cette promenade-ci; elles ne furent avec nous qu'un instant; nous ne les connaissons point; de ton propre aveu, la suivante ne te répondit rien quand tu lui parlas quelle apparence y a-t-il qu'elle ait fait la moindre attention à ce que tu lui dis? Frontin. - Mais, Monsieur, faut-il encore vous répéter que ses yeux me répondirent? N'est-ce rien que des yeux qui parlent? Ce qu'ils disent est encore plus sûr que des paroles. Mon maÃtre en tient pour votre maÃtresse, lui dis-je tout bas en me rapprochant d'elle; son coeur est pris, c'est autant de perdu; celui de votre maÃtresse me paraÃt bien aventuré, j'en crois la moitié de partie, et l'autre en l'air. Du mien, vous n'en avez pas fait à deux fois, vous me l'avez expédié d'un coup d'oeil; en un mot, ma charmante, je t'adore nous reviendrons demain ici, mon maÃtre et moi, à pareille heure, ne manque point d'y mener ta maÃtresse, afin qu'on donne la derniÚre main à cet amour-ci, qui n'a peut-ÃÂȘtre pas toutes ses façons; moi, je m'y rendrai une heure avant mon maÃtre, et tu entends bien que c'est t'inviter d'en faire autant; car il sera bon de nous parler sur tout ceci, n'est-ce pas? Nos coeurs ne seront pas fùchés de se connaÃtre un peu plus à fond, qu'en penses-tu, ma poule? Y viendras-tu? Ergaste. - A cela nulle réponse? Frontin. - Ah! vous m'excuserez. Ergaste. - Quoi! Elle parla donc? Frontin. - Non. Ergaste. - Que veux-tu donc dire? Frontin. - Comme il faut du temps pour dire des paroles et que nous étions trÚs pressés, elle mit, ainsi que je vous l'ai dit, des regards à la place des mots, pour aller plus vite; et se tournant de mon cÎté avec une douceur infinie Oui, mon fils, me dit-elle, sans ouvrir la bouche, je m'y rendrai, je te le promets, tu peux compter là -dessus; viens-y en pleine confiance, et tu m'y trouveras. Voilà ce qu'elle me dit; et que je vous rends mot pour mot, comme je l'ai traduit d'aprÚs ses yeux. Ergaste. - Va, tu rÃÂȘves. Frontin. - Enfin je l'attends; mais vous, Monsieur, pensez-vous que la maÃtresse veuille revenir? Ergaste. - Je n'ose m'en flatter, et cependant je l'espÚre un peu. Tu sais bien que notre conversation fut courte; je lui rendis le gant qu'elle avait laissé tomber; elle me remercia d'une maniÚre trÚs obligeante de la vitesse avec laquelle j'avais couru pour le ramasser, et se démasqua en me remerciant. Que je la trouvai charmante! Je croyais, lui dis-je, partir demain, et voici la premiÚre fois que je me promÚne ici; mais le plaisir d'y rencontrer ce qu'il y a de plus beau dans le monde m'y ramÚnera plus d'une fois. Frontin. - Le plaisir d'y rencontrer! Pourquoi ne pas dire l'espérance? Ç'aurait été indiquer adroitement un rendez-vous pour le lendemain. Ergaste. - Oui, mais ce rendez-vous indiqué l'aurait peut-ÃÂȘtre empÃÂȘché d'y revenir par raison de fierté; au lieu qu'en ne parlant que du plaisir de la revoir, c'était simplement supposer qu'elle vient ici tous les jours, et lui dire que j'en profiterais, sans rien m'attribuer de la démarche qu'elle ferait en y venant. Frontin, regardant derriÚre lui. - Tenez, tenez, Monsieur, suis-je un bon traducteur du langage des oeillades? Eh! direz-vous que je rÃÂȘve? Voyez-vous cette figure tendre et solitaire, qui se promÚne là -bas en attendant la mienne? Ergaste. - Je crois que tu as raison, et que c'est la suivante. Frontin. - Je l'aurais défié d'y manquer; je me connais. Retirez-vous, Monsieur; ne gÃÂȘnez point les intentions de ma belle. Promenez-vous d'un autre cÎté, je vais m'instruire de tout, et j'irai vous rejoindre. ScÚne II Lisette, Frontin Frontin, en riant. - Eh! eh! bonjour, chÚre enfant; reconnaissez-moi, me voilà , c'est le véritable. Lisette. - Que voulez-vous, Monsieur le Véritable? Je ne cherche personne ici, moi. Frontin. - Oh! que si; vous me cherchiez, je vous cherchais; vous me trouvez, je vous trouve; et je défie que nous trouvions mieux. Comment vous portez-vous? Lisette, faisant la révérence. - Fort bien. Et vous, Monsieur? Frontin. - A merveilles, voilà des appas dans la compagnie de qui il serait difficile de se porter mal. Lisette. - Vous ÃÂȘtes aussi galant que familier. Frontin. - Et vous, aussi ravissante qu'hypocrite; mettons bas les façons, vivons à notre aise. Tiens, je t'aime je te l'ai déjà dit, et je le répÚte; tu m'aimes, tu ne me l'as pas dit, mais je n'en doute pas; donne-toi donc le plaisir de me le dire, tu me le répéteras aprÚs, et nous serons tous deux aussi avancés l'un que l'autre. Lisette. - Tu ne doutes pas que je ne t'aime, dis-tu? Frontin. - Entre nous, ai-je tort d'en ÃÂȘtre sûr? Une fille comme toi manquerait-elle de goût? Là , voyons, regarde-moi pour vérifier la chose; tourne encore sur moi cette prunelle friande que tu avais hier, et qui m'a laissé pour toi le plus tendre appétit du monde. Tu n'oses, tu rougis. Allons, m'amour, point de quartier; finissons cet article-là . Lisette, d'un ton tendre. - Laisse-moi. Frontin. - Non, ta fierté se meurt, je ne la quitte pas que je ne l'aie achevée. Lisette. - DÚs que tu as deviné que tu me plais, n'est-ce pas assez? Je ne t'en apprendrai pas davantage. Frontin. - Il est vrai, tu ne feras rien pour mon instruction, mais il manque à ma gloire le ragoût de te l'entendre dire. Lisette. - Tu veux donc que je la régale aux dépens de la mienne? Frontin. - La tienne! Eh! palsambleu, je t'aime, que lui faut-il de plus? Lisette. - Mais je ne te hais pas. Frontin. - Allons, allons, tu me voles, il n'y a pas là ce qui m'est dû, fais-moi mon compte. Lisette. - Tu me plais. Frontin. - Tu me retiens encore quelque chose, il n'y a pas là ma somme. Lisette. - Eh bien! donc... je t'aime. Frontin. - Me voilà payé avec un bis. Lisette. - Le bis viendra dans le cours de la conversation, fais-m'en crédit pour à présent; ce serait trop de dépense à la fois. Frontin. - Oh! ne crains pas la dépense, je mettrai ton coeur en fonds, va, ne t'embarrasse pas. Lisette. - Parlons de nos maÃtres. PremiÚrement, qui ÃÂȘtes-vous, vous autres? Frontin. - Nous sommes des gens de condition qui retournons à Paris, et de là à la cour, qui nous trouve à redire; nous revenons d'une terre que nous avons dans le Dauphiné; et en passant, un de nos amis nous a arrÃÂȘté à Lyon, d'oÃÂč il nous a mené à cette campagne-ci, oÃÂč deux paires de beaux yeux nous raccrochÚrent hier, pour autant de temps qu'il leur plaira. Lisette. - OÃÂč sont-ils, ces beaux yeux? Frontin. - En voilà deux ici, ta maÃtresse a les deux autres. Lisette. - Que fait ton maÃtre? Frontin. - La guerre, quand les ennemis du Roi nous raisonnent. Lisette. - C'est-à -dire qu'il est officier. Et son nom? Frontin. - Le marquis Ergaste, et moi, le chevalier Frontin, comme cadet de deux frÚres que nous sommes. Lisette. - Ergaste? ce nom-là est connu, et tout ce que tu me dis là nous convient assez. Frontin. - Quand les minois se conviennent, le reste s'ajuste. Mais voyons, mes enfants, qui ÃÂȘtes-vous à votre tour? Lisette. - En premier lieu, nous sommes belles. Frontin. - On le sent encore mieux qu'on ne le voit. Lisette. - Ah! le compliment vaut une révérence. Frontin. - Passons, passons, ne te pique point de payer mes compliments ce qu'ils valent, je te ruinerais en révérences, et je te cajole gratis. Continuons vous ÃÂȘtes belles, aprÚs? Lisette. - Nous sommes orphelines. Frontin. - Orphelines? Expliquons-nous; l'amour en fait quelquefois, des orphelins; ÃÂȘtes-vous de sa façon? Vous ÃÂȘtes assez aimables pour cela. Lisette. - Non, impertinent! Il n'y a que deux ans que nos parents sont morts, gens de condition aussi, qui nous ont laissées trÚs riches. Frontin. - Voilà de fort bons procédés. Lisette. - Ils ont eu pour héritiÚres deux filles qui vivent ensemble dans un accord qui va jusqu'à s'habiller l'une comme l'autre, ayant toutes deux presque le mÃÂȘme son de voix, toutes deux blondes et charmantes, et qui se trouvent si bien de leur état, qu'elles ont fait serment de ne point se marier et de rester filles. Frontin. - Ne point se marier fait un article, rester filles en fait un autre. Lisette. - C'est la mÃÂȘme chose. Frontin. - Oh que non! Quoi qu'il en soit, nous protestons contre l'un ou l'autre de ces deux serments-là ; celle que nous aimons n'a qu'à choisir, et voir celui qu'elle veut rompre; comment s'appelle-t-elle? Lisette. - Clarice, c'est l'aÃnée, et celle à qui je suis. Frontin. - Que dit-elle de mon maÃtre? Depuis qu'elle l'a vu, comment va son voeu de rester fille? Lisette. - Si ton maÃtre s'y prend bien, je ne crois pas qu'il se soutienne, le goût du mariage l'emportera. Frontin. - Voyez le grand malheur! Combien y a-t-il de ces voeux-là qui se rompent à meilleur marché! Eh! dis-moi, mon maÃtre l'attend ici, va-t-elle venir? Lisette. - Je n'en doute pas. Frontin. - Sera-t-elle encore masquée? Lisette. - Oui, en ce pays-ci c'est l'usage en été, quand on est à la campagne, à cause du hùle et de la chaleur. Mais n'est-ce pas là Ergaste que je vois là -bas? Frontin. - C'est lui-mÃÂȘme. Lisette. - Je te quitte donc; informe-le de tout, encourage son amour. Si ma maÃtresse devient sa femme, je me charge de t'en fournir une. Frontin. - Eh! me la fourniras-tu en conscience? Lisette. - Impertinent! Je te conseille d'en douter! Frontin. - Oh! le doute est de bon sens; tu es si jolie! ScÚne III Ergaste, Frontin Ergaste. - Eh bien! que dit la suivante? Frontin. - Ce qu'elle dit? Ce que j'ai toujours prévu que nous triomphons, qu'on est rendu, et que, quand il nous plaira, le notaire nous dira le reste. Ergaste. - Comment? Est-ce que sa maÃtresse lui a parlé de moi? Frontin. - Si elle en a parlé! On ne tarit point, tous les échos du pays nous connaissent, on languit, on soupire, on demande quand nous finirons, peut-ÃÂȘtre qu'à la fin du jour on nous sommera d'épouser c'est ce que j'en puis juger sur les discours de Lisette, et la chose vaut la peine qu'on y pense. Clarice, fille de qualité, d'un cÎté, Lisette, fille de condition, de l'autre, cela est bon la race des Frontins et des Ergastes ne rougira point de leur devoir son entrée dans le monde, et de leur donner la préférence. Ergaste. - Il faut que l'amour t'ait tourné la tÃÂȘte, explique-toi donc mieux! Aurais-je le bonheur de ne pas déplaire à Clarice? Frontin. - Eh! Monsieur, comment vous expliquez-vous vous-mÃÂȘme? Vous parlez du ton d'un suppliant, et c'est à nous à qui on présente requÃÂȘte. Je vous félicite, au reste, vous avez dans votre victoire un accident glorieux que je n'ai pas dans la mienne on avait juré de garder le célibat, vous triomphez du serment. Je n'ai point cet honneur-là , moi, je ne triomphe que d'une fille qui n'avait juré de rien. Ergaste. - Eh! dis-moi naturellement si l'on a du penchant pour moi. Frontin. - Oui, Monsieur, la vérité toute pure est que je suis adoré, parce qu'avec moi cela va un peu vite, et que vous ÃÂȘtes à la veille de l'ÃÂȘtre; et je vous le prouve, car voilà votre future idolùtre qui vous cherche. Ergaste. - Ecarte-toi. ScÚne IV Ergaste, Hortense, Frontin, éloigné. Hortense, quand elle entre sur le théùtre, tient son masque à la main pour ÃÂȘtre connue du spectateur, et puis le met sur son visage dÚs que Frontin tourne la tÃÂȘte et l'aperçoit. Elle est vÃÂȘtue comme l'était ci-devant la dame de qui Ergaste a dit avoir ramassé le gant le jour d'auparavant, et c'est la soeur de cette dame. Hortense, traversant le théùtre. - N'est-ce pas là ce cavalier que je vis hier ramasser le gant de ma soeur? Je n'en ai guÚre vu de si bien fait. Il me regarde; j'étais hier démasquée avec cet habit-ci, et il me reconnaÃt, sans doute. Elle marche comme en se retirant. Ergaste l'aborde, la salue, et la prend pour l'autre, à cause de l'habit et du masque. - Puisque le hasard vous offre encore à mes yeux, Madame, permettez que je ne perde pas le bonheur qu'il me procure. Que mon action ne vous irrite point, ne la regardez pas comme un manque de respect pour vous, le mien est infini, j'en sui pénétré jamais on ne craignit tant de déplaire, mais jamais coeur, en mÃÂȘme temps, ne fut forcé de céder à une passion ni si soumise, ni si tendre. Hortense. - Monsieur, je ne m'attendais pas à cet abord-là , et quoique vous m'ayez vue hier ici, comme en effet j'y étais, et démasquée, cette façon de se voir n'établit entre nous aucune connaissance, surtout avec les personnes de mon sexe; ainsi, vous voulez bien que l'entretien finisse. Ergaste. - Ah! Madame, arrÃÂȘtez, de grùce, et ne me laissez point en proie à la douleur de croire que je vous ai offensée, la joie de vous retrouver ici m'a égaré, j'en conviens, je dois vous paraÃtre coupable d'une hardiesse que je n'ai pourtant point; car je n'ai su ce que je faisais, et je tremble devant vous à présent que je vous parle. Hortense. - Je ne puis vous écouter. Ergaste. - Voulez-vous ma vie en réparation de l'audace dont vous m'accusez? Je vous l'apporte, elle est à vous; mon sort est entre vos mains, je ne saurais plus vivre si vous me rebutez. Hortense. - Vous, Monsieur? Ergaste. - J'explique ce que je sens, Madame; je me donnai hier à vous; je vous consacrai mon coeur, je conçus le dessein d'obtenir grùce du vÎtre, et je mourrai s'il me la refuse. Jugez si un manque de respect est compatible avec de pareils sentiments. Hortense. - Vos expressions sont vives et pressantes, assurément, il est difficile de rien dire de plus fort. Mais enfin, plus j'y pense, et plus je vois qu'il faut que je me retire, Monsieur; il n'y a pas moyen de se prÃÂȘter plus longtemps à une conversation comme celle-ci, et je commence à avoir plus de tort que vous. Ergaste. - Eh! de grùce, Madame, encore un mot qui décide de ma destinée, et je finis me haïssez-vous? Hortense. - Je ne dis pas cela, je ne pousse point les choses jusque-là , elles ne le méritent pas. Sur quoi voudriez-vous que fût fondée ma haine? Vous m'ÃÂȘtes inconnu, Monsieur, attendez donc que je vous connaisse. Ergaste. - Me sera-t-il permis de chercher à vous ÃÂȘtre présenté, Madame? Hortense. - Vous n'aviez qu'un mot à me dire tout à l'heure, vous me l'avez dit, et vous continuez, Monsieur. Achevez donc, ou je m'en vais car il n'est pas dans l'ordre que je reste. Ergaste. - Ah! je suis au désespoir! Je vous entends vous ne voulez pas que je vous voie davantage! Hortense. - Mais en vérité, Monsieur, aprÚs m'avoir appris que vous m'aimez, me conseillerez-vous de vous dire que je veux bien que vous me voyiez? Je ne pense pas que cela m'arrive. Vous m'avez demandé si je vous haïssais; je vous ai répondu que non; en voilà bien assez, ce me semble; n'imaginez pas que j'aille plus loin. Quant aux mesures que vous pouvez prendre pour vous mettre en état de me voir avec un peu plus de décence qu'ici, ce sont vos affaires. Je ne m'opposerai point à vos desseins; car vous trouverez bon que je les ignore, et il faut que cela soit ainsi un homme comme vous a des amis, sans doute, et n'aura pas besoin d'ÃÂȘtre aidé pour se produire. Ergaste. - Hélas! Madame, je m'appelle Ergaste; je n'ai d'ami ici que le comte de Belfort, qui m'arrÃÂȘta hier comme j'arrivais du Dauphiné, et qui me mena sur-le-champ dans cette campagne-ci. Hortense. - Le comte de Belfort, dites-vous? Je ne savais pas qu'il fût ici. Nos maisons sont voisines, apparemment qu'il nous viendra voir; et c'est donc chez lui que vous ÃÂȘtes actuellement, Monsieur? Ergaste. - Oui, Madame. Je le laissai hier donner quelques ordres aprÚs dÃner, et je vins me promener dans les allées de ce petit bois, oÃÂč j'aperçus du monde, je vous y vis, vous vous y démasquùtes un instant, et dans cet instant vous devÃntes l'arbitre de mon sort. J'oubliai que je retournais à Paris; j'oubliai jusqu'à un mariage avantageux qu'on m'y ménageait, auquel je renonce, et que j'allais conclure avec une personne à qui rien ne me liait qu'un simple rapport de condition et de fortune. Hortense. - DÚs que ce mariage vous est avantageux, la partie se renouera; la dame est aimable, sans doute, et vous ferez vos réflexions. Ergaste. - Non, Madame, mes réflexions sont faites, et je le répÚte encore, je ne vivrai que pour vous, ou je ne vivrai pour personne; trouver grùce à vos yeux, voilà à quoi j'ai mis toute ma fortune, et je ne veux plus rien dans le monde, si vous me défendez d'y aspirer. Hortense. - Moi, Monsieur, je ne vous défends rien, je n'ai pas ce droit-là , on est le maÃtre de ses sentiments; et si le comte de Belfort, dont vous parlez, allait vous mener chez moi, je le suppose parce que cela peut arriver, je serais mÃÂȘme obligée de vous y bien recevoir. Ergaste. - Obligée, Madame! Vous ne m'y souffrirez donc que par politesse? Hortense. - A vous dire vrai, Monsieur, j'espÚre bien n'agir que par ce motif-là , du moins d'abord, car de l'avenir, qui est-ce qui en peut répondre? Ergaste. - Vous, Madame, si vous le voulez. Hortense. - Non, je ne sais encore rien là -dessus, puisqu'ici mÃÂȘme j'ignore ce que c'est que l'amour; et je voudrais bien l'ignorer toute ma vie. Vous aspirez, dites-vous, à me rendre sensible? A la bonne heure; personne n'y a réussi; vous le tentez, nous verrons ce qu'il en sera; mais je vous saurai bien mauvais gré, si vous y réussissez mieux qu'un autre. Ergaste. - Non, Madame, je n'y vois pas d'apparence. Hortense. - Je souhaite que vous ne vous trompiez pas; cependant je crois qu'il sera bon, avec vous, de prendre garde à soi de plus prÚs qu'avec un autre. Mais voici du monde, je serais fùchée qu'on nous vÃt ensemble éloignez-vous, je vous prie. Ergaste. - Il n'est point tard; continuez-vous votre promenade, Madame? Et pourrais-je espérer, si l'occasion s'en présente, de vous revoir encore ici quelques moments? Hortense. - Si vous me trouvez seule et éloignée des autres, dÚs que nous nous sommes parlé et que, grùce à votre précipitation, la faute en est faite, je crois que vous pourrez m'aborder sans conséquence. Ergaste. - Et cependant je pars, sans avoir eu la douceur de voir encore ces yeux et ces traits... Hortense. - Il est trop tard pour vous en plaindre mais vous m'avez vue, séparons-nous; car on approche. Quand il est parti. Je suis donc folle! Je lui donne une espÚce de rendez-vous, et j'ai peur de le tenir, qui pis est. ScÚne V Hortense, Arlequin. Arlequin. - Madame, je viens vous demander votre avis sur une commission qu'on m'a donnée. Hortense. - Qu'est-ce que c'est? Arlequin. - Voulez-vous avoir compagnie? Hortense. - Non, quelle est-elle, cette compagnie? Arlequin. - C'est ce Monsieur Damis, qui est si amoureux de vous. Hortense. - Je n'ai que faire de lui ni de son amour. Est-ce qu'il me cherche? De quel cÎté vient-il? Arlequin. - Il ne vient par aucun cÎté, car il ne bouge, et c'est moi qui viens pour lui, afin de savoir oÃÂč vous ÃÂȘtes. Lui dirai-je que vous ÃÂȘtes ici, ou bien ailleurs? Hortense. - Non, nulle part. Arlequin. - Cela ne se peut pas, il faut bien que vous soyez en quelque endroit, il n'y a qu'à dire oÃÂč vous voulez ÃÂȘtre. Hortense. - Quel imbécile! Rapporte-lui que tu ne me trouves pas. Arlequin. - Je vous ai pourtant trouvée comment ferons-nous? Hortense. - Je t'ordonne de lui dire que je n'y suis pas, car je m'en vais. Elle s'écarte. Arlequin. - Eh bien! vous avez raison; quand on s'en va, on n'y est pas cela est clair. Il s'en va. ScÚne VI Hortense, Clarice Hortense, à part. - Ne voilà -t-il pas encore ma soeur! Clarice. - J'ai tourné mal à propos de ce cÎté-ci. M'a-t-elle vue? Hortense. - Je la trouve embarrassée qu'est-ce que cela signifie, Ergaste y aurait-il part? Clarice. - Il faut lui parler, je sais le moyen de la congédier. Ah! vous voilà , ma soeur? Hortense. - Oui, je me promenais; et vous, ma soeur? Clarice. - Moi, de mÃÂȘme le plaisir de rÃÂȘver m'a insensiblement amené ici. Hortense. - Et poursuivez-vous votre promenade? Clarice. - Encore une heure ou deux. Hortense. - Une heure ou deux! Clarice. - Oui, parce qu'il est de bonne heure. Hortense. - Je suis d'avis d'en faire autant. Clarice, à part. - De quoi s'avise-t-elle? Haut. Comme il vous plaira. Hortense. - Vous me paraissez rÃÂȘveuse. Clarice. - Mais... oui, je rÃÂȘvais, ces lieux-ci y invitent; mais nous aurons bientÎt compagnie; Damis vous cherche, et vient par là . Hortense. - Damis! Oh! sur ce pied-là je vous quitte. Adieu. Vous savez combien il m'ennuie. Ne lui dites pas que vous m'avez vue. A part. Rappelons. Arlequin, afin qu'il observe. Clarice, riant. - Je savais bien que je la ferais partir. ScÚne VII Clarice, Lisette Lisette. - Quoi! toute seule, Madame? Clarice. - Oui, Lisette. Lisette, en riant, et lui marquant du bout du doigt. - Il est ici. Clarice. - Qui? Lisette. - Vous ne m'entendez pas? Clarice. - Non. Lisette. - Eh! cet aimable jeune homme qui vous rendit hier un petit service de si bonne grùce. Clarice. - Ce jeune officier? Lisette. - Eh oui. Clarice. - Eh bien! qu'il y soit, que veux-tu que j'y fasse? Lisette. - C'est qu'il vous cherche, et si vous voulez l'éviter, il ne faut pas rester ici. Clarice. - L'éviter! Est-ce que tu crois qu'il me parlera? Lisette. - Il n'y manquera pas, la petite aventure d'hier le lui permet de reste. Clarice. - Va, va, il ne me reconnaÃtra seulement pas. Lisette. - Hum! vous ÃÂȘtes pourtant bien reconnaissable; et de l'air dont il vous lorgna hier, je vais gager qu'il vous voit encore; ainsi prenons par là . Clarice. - Non, je suis trop lasse, il y a longtemps que je me promÚne. Lisette. - Oui-da, un bon quart d'heure à peu prÚs. Clarice. - Mais pourquoi me fatiguerais-je à fuir un homme qui, j'en suis sûre, ne songe pas plus à moi que ne je songe à lui? Lisette. - Eh mais! c'est bien assez qu'il y songe autant. Clarice. - Que veux-tu dire? Lisette. - Vous ne m'avez encore parlé de lui que trois ou quatre fois. Clarice. - Ne te figurerais-tu pas que je ne suis venue seule ici que pour lui donner occasion de m'aborder? Lisette. - Oh! il n'y a pas de plaisir avec vous, vous devinez mot à mot ce qu'on pense. Clarice. - Que tu es folle! Lisette, riant. - Si vous n'y étiez pas venue de vous-mÃÂȘme, je devais vous y mener, moi. Clarice. - M'y mener! Mais vous ÃÂȘtes bien hardie de me le dire! Lisette. - Bon! je suis encore bien plus hardie que cela, c'est que je crois que vous y seriez venue. Clarice. - Moi? Lisette. - Sans doute, et vous auriez raison, car il est fort aimable, n'est-il pas vrai? Clarice. - J'en conviens. Lisette. - Et ce n'est pas là tout, c'est qu'il vous aime. Clarice. - Autre idée! Lisette. - Oui-da, peut-ÃÂȘtre que je me trompe. Clarice. - Sans doute, à moins qu'on ne te l'ait dit, et je suis persuadée que non, qui est-ce qui t'en a parlé? Lisette. - Son valet m'en a touché quelque chose. Clarice. - Son valet? Lisette. - Oui. Clarice, quelque temps sans parler, et impatiente. - Et ce valet t'a demandé le secret, apparemment? Lisette. - Non. Clarice. - Cela revient pourtant au mÃÂȘme, car je renonce à savoir ce qu'il vous a dit, s'il faut vous interroger pour l'apprendre. Lisette. - J'avoue qu'il y a un peu de malice dans mon fait, mais ne vous fùchez pas, Ergaste vous adore, Madame. Clarice. - Tu vois bien qu'il ne sera pas nécessaire que je l'évite, car il ne paraÃt pas. Lisette. - Non, mais voici son valet qui me fait signe d'aller lui parler. Irai-je savoir ce qu'il me veut? ScÚne VIII Frontin, Lisette, Clarice Clarice. - Oh! tu le peux je ne t'en empÃÂȘche pas. Lisette. - Si vous ne vous en souciez guÚre, ni moi non plus. Clarice. - Ne vous embarrassez pas que je m'en soucie, et allez toujours voir ce qu'on vous veut. Lisette, à Clarice. - Eh! parlez donc. Et puis s'approchant de Frontin. Ton maÃtre est-il là ? Frontin. - Oui; il demande s'il peut reparaÃtre, puisqu'elle est seule. Lisette revient à sa maÃtresse. - Madame, c'est Monsieur le marquis Ergaste qui aurait grande envie de vous faire encore révérence, et qui, comme vous voyez, vous en sollicite par le plus révérencieux de tous les valets. Frontin salue à droite et à gauche. Clarice. - Si je l'avais prévu, je me serais retirée. Lisette. - Lui dirai-je que vous n'ÃÂȘtes pas de cet avis-là ? Clarice. - Mais je ne suis d'avis de rien, réponds ce que tu voudras, qu'il vienne. Lisette, à Frontin. - On n'est d'avis de rien, mais qu'il vienne. Frontin. - Le voilà tout venu. Lisette. - Toi, avertis-nous si quelqu'un approche. Frontin sort. ScÚne IX Clarice, Lisette, Ergaste Ergaste. - Que ce jour-ci est heureux pour moi, Madame! Avec quelle impatience n'attendais-je pas le moment de vous revoir encore! J'ai observé celui oÃÂč vous étiez seule. Clarice, se démasquant un moment. - Vous avez fort bien fait d'avoir cette attention-là , car nous ne nous connaissons guÚre. Quoi qu'il en soit, vous avez souhaité me parler, Monsieur; j'ai cru pouvoir y consentir. Auriez-vous quelque chose à me dire? Ergaste. - Ce que mes yeux vous ont dit avant mes discours, ce que mon coeur sent mille fois mieux qu'ils ne le disent, ce que je voudrais vous répéter toujours que je vous aime, que je vous adore, que je ne vous verrai jamais qu'avec transport. Lisette, à part à sa maÃtresse. - Mon rapport est-il fidÚle? Clarice. - Vous m'avouerez, Monsieur, que vous ne mettez guÚre d'intervalle entre me connaÃtre, m'aimer et me le dire; et qu'un pareil entretien aurait pu ÃÂȘtre précédé de certaines formalités de bienséance qui sont ordinairement nécessaires. Ergaste. - Je crois vous l'avoir déjà dit, Madame, je n'ai su ce que je faisais, oubliez une faute échappée à la violence d'une passion qui m'a troublé, et qui me trouble encore toutes les fois que je vous parle. Lisette, à Clarice. - Qu'il a le débit tendre! Clarice. - Avec tout cela, Monsieur, convenez pourtant qu'il en faudra revenir à quelqu'une de ces formalités dont il s'agit, si vous avez dessein de me revoir. Ergaste. - Si j'en ai dessein! Je ne respire que pour cela, Madame. Le comte de Belfort doit vous rendre visite ce soir. Clarice. - Est-ce qu'il est de vos amis? Ergaste. - C'est lui, Madame, chez qui il me semble vous avoir dit que j'étais. Clarice. - Je ne me le rappelais pas. Ergaste. - Je l'accompagnerai chez vous, Madame, il me l'a promis s'engage-t-il à quelque chose qui vous me déplaise? Consentez-vous que je lui aie cette obligation? Clarice. - Votre question m'embarrasse; dispensez-moi d'y répondre. Ergaste. - Est-ce que votre réponse me serait contraire? Clarice. - Point du tout. Lisette. - Et c'est ce qui fait qu'on n'y répond pas. Ergaste se jette à ses genoux, et lui baise la main. Clarice, remettant son masque. - Adieu, Monsieur; j'attendrai le comte de Belfort. Quelqu'un approche laissez-moi seule continuer ma promenade, nous pourrons nous y rencontrer encore. ScÚne X Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Frontin, à Lisette. - Je viens vous dire que je vois de loin une espÚce de petit nÚgre qui accourt. Lisette. - Retirons-nous vite, Madame; c'est Arlequin qui vient. Clarice sort. Ergaste et elle se saluent. ScÚne XI Ergaste, Frontin Ergaste. - Je suis enchanté, Frontin; je suis transporté! Voilà deux fois que je lui parle aujourd'hui. Qu'elle est aimable! Que de grùces! Et qu'il est doux d'espérer de lui plaire! Frontin. - Bon! espérer! Si la belle vous donne cela pour de l'espérance, elle ne vous trompe pas. Ergaste. - Belfort m'y mÚnera ce soir. Frontin. - Cela fera une petite journée de tendresse assez complÚte. Au reste, j'avais oublié de vous dire le meilleur. Votre maÃtresse a bien des grùces; mais le plus beau de ses traits, vous ne le voyez point, il n'est point sur son visage, il est dans sa cassette. Savez-vous bien que le coeur de Clarice est une emplette de cent mille écus, Monsieur? Ergaste. - C'est bien là à quoi je pense! Mais, que nous veut ce garçon-ci? Frontin. - C'est le beau brun que j'ai vu venir. ScÚne XII Arlequin, Ergaste, Frontin Arlequin, à Ergaste. - Vous ÃÂȘtes mon homme; c'est vous que je cherche. Ergaste. - Parle que me veux-tu? Frontin. - OÃÂč est ton chapeau? Arlequin. - Sur ma tÃÂȘte. Frontin, le lui Îtant. - Il n'y est plus. Arlequin. - Il y était quand je l'ai dit il le remet, et il y retourne. Ergaste. - De quoi est-il question? Arlequin. - D'un discours malhonnÃÂȘte que j'ai ordre de vous tenir, et qui ne demande pas la cérémonie du chapeau. Ergaste. - Un discours malhonnÃÂȘte! A moi! Et de quelle part? Arlequin. - De la part d'une personne qui s'est moquée de vous. Ergaste. - Insolent! t'expliqueras-tu? Arlequin. - Dites vos injures à ma commission, c'est elle qui est insolente, et non pas moi. Frontin. - Voulez-vous que j'estropie le commissionnaire, Monsieur? Arlequin. - Cela n'est pas de l'ambassade je n'ai point ordre de revenir estropié. Ergaste. - Qui est-ce qui t'envoie? Arlequin. - Une dame qui ne fait point cas de vous. Ergaste. - Quelle est-elle? Arlequin. - Ma maÃtresse. Ergaste. - Est-ce que je la connais? Arlequin. - Vous lui avez parlé ici. Ergaste. - Quoi! c'est cette dame-là qui t'envoie dire qu'elle s'est moquée de moi? Arlequin. - Elle-mÃÂȘme en original; je lui ai aussi entendu marmotter entre ses dents que vous étiez un grand fourbe; mais, comme elle ne m'a point commandé de vous le rapporter, je n'en parle qu'en passant. Ergaste. - Moi fourbe? Arlequin. - Oui; mais rien qu'entre les dents; un fourbe tout bas. Ergaste. - Frontin, aprÚs la maniÚre dont nous nous sommes quittés tous deux, je t'ai dit que j'espérais y comprends-tu quelque chose? Frontin. - Oui-da, Monsieur; esprit de femme et caprice voilà tout ce que c'est; qui dit l'un, suppose l'autre; les avez-vous jamais vus séparés? Arlequin. - Ils sont unis comme les cinq doigts de la main. Ergaste, à Arlequin. - Mais ne te tromperais-tu pas? Ne me prends-tu point pour un autre? Arlequin. - Oh! que non. N'ÃÂȘtes-vous pas un homme d'hier? Ergaste. - Qu'appelles-tu un homme d'hier? Je ne t'entends point. Frontin. - Il parle de vous comme d'un enfant au maillot. Est-ce que les gens d'hier sont de cette taille-là ? Arlequin. - J'entends que vous ÃÂȘtes ici d'hier. Ergaste. - Oui. Arlequin. - Un officier de la Majesté du Roi. Ergaste. - Sais-tu mon nom? Je l'ai dit à cette dame. Arlequin. - Elle me l'a dit aussi un appelé Ergaste. Ergaste, outré. - C'est cela mÃÂȘme! Arlequin. - Eh bien! c'est vous qu'on n'estime pas; vous voyez bien que le paquet est à votre adresse. Frontin. - Ma foi! il n'y a plus qu'à lui en payer le port, Monsieur. Arlequin. - Non, c'est port payé. Ergaste. - Je suis au désespoir! Arlequin. - On s'est un peu diverti de vous en passant, on vous a regardé comme une farce qui n'amuse plus. Adieu. Il fait quelques pas. Ergaste. - Je m'y perds! Arlequin, revenant. - Attendez... Il y a encore un petit reliquat, je ne vous ai donné que la moitié de votre affaire j'ai ordre de vous dire... J'ai oublié mon ordre... La moquerie, un; la farce, deux; il y a un troisiÚme article. Frontin. - S'il ressemble au reste, nous ne perdons rien de curieux. Arlequin, tirant des tablettes. - Pardi! il est tout de son long dans ces tablettes-ci. Ergaste. - Eh! montre donc! Arlequin. - Non pas, s'il vous plaÃt; je ne dois pas vous les montrer cela m'est défendu, parce qu'on s'est repenti d'y avoir écrit, à cause de la bienséance et de votre peu de mérite; et on m'a crié de loin de les supprimer, et de vous expliquer le tout dans la conversation; mais laissez-moi voir ce que j'oublie... A propos, je ne sais pas lire; lisez donc vous-mÃÂȘme. Il donne les tablettes à Ergaste. Frontin. - Eh! morbleu, Monsieur, laissez là ces tablettes, et n'y répondez que sur le dos du porteur. Arlequin. - Je n'ai jamais été le pupitre de personne. Ergaste lit. - Je viens de vous apercevoir aux genoux de ma soeur. Ergaste s'interrompant. Moi! Il continue. Vous jouez fort bien la comédie vous me l'avez donnée tantÎt, mais je n'en veux plus. Je vous avais permis de m'aborder encore, et je vous le défends, j'oublie mÃÂȘme que je vous ai vu. Arlequin. - Tout juste; voilà l'article qui nous manquait plus de fréquentation, c'est l'intention de la tablette. Bonsoir. Ergaste reste comme immobile. Frontin. - J'avoue que voilà le vertigo le mieux conditionné qui soit jamais sorti d'aucun cerveau femelle. Ergaste, recourant à Arlequin. - ArrÃÂȘte, oÃÂč est-elle? Arlequin. - Je suis sourd. Ergaste. - Attends que j'aie fait, du moins, un mot de réponse; il est aisé de me justifier elle m'accuse d'avoir vu sa soeur, et je ne la connais pas. Arlequin. - Chanson! Ergaste, en lui donnant de l'argent. - Tiens, prends, et arrÃÂȘte. Arlequin. - Grand merci; quand je parle de chanson, c'est que j'en vais chanter une; faites à votre aise, mon cavalier; je n'ai jamais vu de fourbe si honnÃÂȘte homme que vous. Il chante. Ra la ra ra... Ergaste. - Amuse-le, Frontin; je n'ai qu'un pas à faire pour aller au logis, et je vais y écrire un mot. ScÚne XIII Arlequin, Frontin Arlequin. - Puisqu'il me paie des injures, voyez combien je gagnerais avec lui, si je lui apportais des compliments... Il chante. Ta la la ta ra ra la. Frontin. - Voilà de jolies paroles que tu chantes là . Arlequin. - Je n'en sais point d'autres. Allons, divertis-moi ton maÃtre t'a chargé de cela, fais-moi rire. Frontin. - Veux-tu que je chante aussi? Arlequin. - Je ne suis pas curieux de symphonie. Frontin. - De symphonie! Est-ce que tu prends ma voix pour un orchestre? Arlequin. - C'est qu'en fait de musique, il n'y a que le tambour qui me fasse plaisir. Frontin. - C'est-à -dire que tu es au concert, quand on bat la caisse. Arlequin. - Oh! je suis à l'Opéra. Frontin. - Tu as l'oreille martiale. Avec quoi te divertirai-je donc? Aimes-tu les contes des fées? Arlequin. - Non, je ne me soucie ni de comtes ni de marquis. Frontin. - Parlons donc de boire. Arlequin. - Montre-moi le sujet du discours. Frontin. - Le vin, n'est-ce pas? On l'a mis au frais. Arlequin. - Qu'on l'en retire, j'aime à boire chaud. Frontin. - Cela est malsain; parlons de ta maÃtresse. Arlequin, brusquement. - Expédions la bouteille. Frontin. - Doucement! je n'ai pas le sol, mon garçon. Arlequin. - Ce misérable! Et du crédit? Frontin. - Avec cette mine-là , oÃÂč veux-tu que j'en trouve? Mets-toi à la place du marchand de vin. Arlequin. - Tu as raison, je te rends justice on ne saurait rien emprunter sur cette grimace-là . Frontin. - Il n'y a pas moyen, elle est trop sincÚre; mais il y a remÚde à tout paie, et je te le rendrai. Arlequin. - Tu me le rendras? Mets-toi à ma place aussi, le croirais-tu? Frontin. - Non, tu réponds juste; mais paie en pur don, par galanterie, sois généreux... Arlequin. - Je ne saurais, car je suis vilain je n'ai jamais bu à mes dépens. Frontin. - Morbleu! que ne sommes-nous à Paris, j'aurais crédit. Arlequin. - Eh! que fait-on à Paris? Parlons de cela, faute de mieux est-ce une grande ville? Frontin. - Qu'appelles-tu une ville? Paris, c'est le monde; le reste de la terre n'en est que les faubourgs. Arlequin. - Si je n'aimais pas Lisette, j'irais voir le monde. Frontin. - Lisette, dis-tu? Arlequin. - Oui, c'est ma maÃtresse. Frontin. - Dis donc que ce l'était, car je te l'ai soufflée hier. Arlequin. - Ah! maudit souffleur! Ah! scélérat! Ah! chenapan! ScÚne XIV Ergaste, Frontin, Arlequin Ergaste. - Tiens, mon ami, cours porter cette lettre à la dame qui t'envoie. Arlequin. - J'aimerais mieux ÃÂȘtre le postillon du diable, qui vous emporte tous deux, vous et ce coquin, qui est la copie d'un fripon! ce maraud, qui n'a ni argent, ni crédit, ni le mot pour rire! un sorcier qui souffle les filles! un escroc qui veut m'emprunter du vin! un gredin qui dit que je ne suis pas dans le monde, et que mon pays n'est qu'un faubourg! Cet insolent! un faubourg! Va, va, je t'apprendrai à connaÃtre les villes. Arlequin s'en va. Ergaste, à Frontin. - Qu'est-ce que cela signifie? Frontin. - C'est une bagatelle, une affaire de jalousie c'est que nous nous trouvons rivaux, et il en sent la conséquence. Ergaste. - De quoi aussi t'avises-tu de parler de Lisette? Frontin. - Mais, Monsieur, vous avez vu des amants devineriez-vous que cet homme-là en est un? Dites en conscience. Ergaste. - Va donc toi-mÃÂȘme chercher cette dame-là , et lui remets mon billet le plus tÎt que tu pourras. Frontin. - Soyez tranquille, je vous rendrai bon compte de tout ceci par le moyen de Lisette. Ergaste. - Hùte-toi, car je souffre. Frontin part. ScÚne XV Ergaste, seul. Vit-on jamais rien de plus étonnant que ce qui m'arrive? Il faut absolument qu'elle se soit méprise. ScÚne XVI Lisette, Ergaste Lisette. - N'avez-vous pas vu la soeur de Madame, Monsieur? Ergaste. - Eh non, Lisette, de qui me parles-tu? Je n'ai vu que ta maÃtresse, je ne me suis entretenu qu'avec elle; sa soeur m'est totalement inconnue, et je n'entends rien à ce qu'on me dit là . Lisette. - Pourquoi vous fùcher? Je ne vous dis pas que vous lui ayez parlé, je vous demande si vous ne l'avez pas aperçue? Ergaste. - Eh! non, te dis-je, non, encore une fois, non je n'ai vu de femme que ta maÃtresse, et quiconque lui a rapporté autre chose a fait une imposture, et si elle croit avoir vu le contraire, elle s'est trompée. Lisette. - Ma foi, Monsieur, si vous n'entendez rien à ce que je vous dis, je ne vois pas plus clair dans ce que vous me dites. Vous voilà dans un mouvement épouvantable à cause de la question du monde la plus simple que je vous fais. A qui en avez-vous? Est-ce distraction, méchante humeur, ou fantaisie? Ergaste. - D'oÃÂč vient qu'on me parle de cette soeur? D'oÃÂč vient qu'on m'accuse de m'ÃÂȘtre entretenu avec elle? Lisette. - Eh! qui est-ce qui vous en accuse? OÃÂč avez-vous pris qu'il s'agisse de cela? En ai-je ouvert la bouche? Ergaste. - Frontin est allé porter un billet à ta maÃtresse, oÃÂč je lui jure que je ne sais ce que c'est. Lisette. - Le billet était fort inutile; et je ne vous parle ici de cette soeur que parce que nous l'avons vue se promener ici prÚs. Ergaste. - Qu'elle s'y promÚne ou non, ce n'est pas ma faute, Lisette, et si quelqu'un s'est jeté à ses genoux, je te garantis que ce n'est pas moi. Lisette. - Oh! Monsieur, vous me fùchez aussi, et vous ne me ferez pas accroire qu'il me soit rien échappé sur cet article-là ; il faut écouter ce qu'on vous dit, et répondre raisonnablement aux gens, et non pas aux visions que vous avez dans la tÃÂȘte. Dites-moi seulement si vous n'avez pas vu la soeur de Madame, et puis c'est tout. Ergaste. - Non, Lisette, non, tu me désespÚres! Lisette. - Oh! ma foi, vous ÃÂȘtes sujet à des vapeurs, ou bien auriez-vous, par hasard, de l'antipathie pour le mot de soeur? Ergaste. - Fort bien. Lisette. - Fort mal. Ecoutez-moi, si vous le pouvez. Ma maÃtresse a un mot à vous dire sur le comte de Belfort; elle n'osait revenir à cause de cette soeur dont je vous parle, et qu'elle a aperçue se promener dans ces cantons-ci; or, vous m'assurez ne l'avoir point vue. Ergaste. - J'en ferai tous les serments imaginables. Lisette. - Oh! je vous crois. A part. Le plaisant écart! Quoi qu'il en soit, ma maÃtresse va revenir, attendez-la. Ergaste. - Elle va revenir, dis-tu? Lisette. - Oui, Clarice elle-mÃÂȘme, et j'arrive exprÚs pour vous en avertir. A part, en s'en allant. C'est là qu'il en tient, quel dommage! ScÚne XVII Ergaste, seul. Puisque Clarice revient, apparemment qu'elle s'est désabusée, et qu'elle a reconnu son erreur. ScÚne XVIII Frontin, Ergaste Ergaste. - Eh bien! Frontin, on n'est plus fùchée; et le billet a été bien reçu, n'est-ce pas? Frontin, triste. - Qui est-ce qui vous fournit vos nouvelles, Monsieur? Ergaste. - Pourquoi? Frontin. - C'est que moi, qui sors de la mÃÂȘlée, je vous en apporte d'un peu différentes. Ergaste. - Qu'est-il donc arrivé? Frontin. - Tirez sur ma figure l'horoscope de notre fortune. Ergaste. - Et mon billet? Frontin. - Hélas! c'est le plus maltraité. Ne voyez-vous pas bien que j'en porte le deuil d'avance? Ergaste. - Qu'est-ce que c'est que d'avance? OÃÂč est-il? Frontin. - Dans ma poche, en fort mauvais état. Il le tire. Tenez, jugez vous-mÃÂȘme s'il peut en revenir. Ergaste. - Il est déchiré! Frontin. - Oh! cruellement! Et bien m'en a pris d'ÃÂȘtre d'une étoffe d'un peu plus de résistance que lui, car je ne reviendrais pas en meilleur ordre. Je ne dis rien des ignominies qui ont accompagné notre disgrùce, et dont j'ai risqué de vous rapporter un certificat sur ma joue. Ergaste. - Lisette, qui sort d'ici, m'a donc joué? Frontin. - Eh! que vous a-t-elle dit, cette double soubrette? Ergaste. - Que j'attendisse sa maÃtresse ici, qu'elle allait y venir pour me parler, et qu'elle ne songeait à rien. Frontin. - Ce que vous me dites là ne vaut pas le diable, ne vous fiez point à ce calme-là , vous en serez la dupe, Monsieur; nous revenons houspillés, votre billet et moi allez-vous-en, sauvez le corps de réserve. Ergaste. - Dis-moi donc ce qui s'est passé! Frontin. - En voici la courte et lamentable histoire. J'ai trouvé l'inhumaine à trente ou quarante pas d'ici; je vole à elle, et je l'aborde en courrier suppliant C'est de la part du marquis Ergaste, lui dis-je d'un ton de voix qui demandait la paix. Qu'est-ce, mon ami? Qui ÃÂȘtes-vous? Eh! que voulez-vous? Qu'est-ce que c'est que cet Ergaste? Allez, vous vous méprenez, retirez-vous, je ne connais point cela. Madame, que votre beauté ait pour agréable de m'entendre; je parle pour un homme à demi mort, et peut-ÃÂȘtre actuellement défunt, qu'un petit nÚgre est venu de votre part assassiner dans des tablettes et voici les mourantes lignes que vous adresse dans ce papier son douloureux amour. Je pleurais moi-mÃÂȘme en lui tenant ces propos lugubres, on eût dit que vous étiez enterré, et que c'était votre testament que j'apportais. Ergaste. - AchÚve. Que t'a-t-elle répondu? Frontin, lui montrant le billet. - Sa réponse? la voilà mot pour mot; il ne faut pas grande mémoire pour en retenir les paroles. Ergaste. - L'ingrate! Frontin. - Quand j'ai vu cette action barbare, et le papier couché sur la poussiÚre, je l'ai ramassé; ensuite, redoublant de zÚle, j'ai pensé que mon esprit devait suppléer au vÎtre, et vous n'avez rien perdu au change. On n'écrit pas mieux que j'ai parlé, et j'espérais déjà beaucoup de ma piÚce d'éloquence, quand le vent d'un revers de main, qui m'a frisé la moustache, a forcé le harangueur d'arrÃÂȘter aux deux tiers de sa harangue. Ergaste. - Non, je ne reviens point de l'étonnement oÃÂč tout cela me jette, et je ne conçois rien aux motifs d'une aussi sanglante raillerie. Frontin, se frottant les yeux. - Monsieur, je la vois; la voilà qui arrive, et je me sauve; c'est peut-ÃÂȘtre le soufflet qui a manqué tantÎt, qu'elle vient essayer de faire réussir. Il s'écarte sans sortir. ScÚne XIX Ergaste, Clarice, Lisette, Frontin Clarice, démasquée en l'abordant, et puis remettant son masque. - Je prends l'instant oÃÂč ma soeur, qui se promÚne là -bas, est un peu éloignée, pour vous dire un mot, Monsieur. Vous devez, dites-vous, accompagner ce soir, au logis, le comte de Belfort silence, s'il vous plaÃt, sur nos entretiens dans ce lieu-ci; vous sentez bien qu'il faut que ma soeur et lui les ignorent. Adieu. Ergaste. - Quel étrange procédé que le vÎtre, Madame! Vous reste-t-il encore quelque nouvelle injure à faire à ma tendresse? Clarice. - Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur? Vous m'étonnez! Lisette. - Ne vous l'ai-je pas dit? c'est que vous lui parlez de votre soeur il ne saurait entendre prononcer ce mot-là sans en ÃÂȘtre furieux; je n'en ai pas tiré plus de raison tantÎt. Frontin. - La bonne ùme! Vous verrez que nous aurons encore tort. N'approchez pas, Monsieur, plaidez de loin; Madame a la main légÚre, elle me doit un soufflet, vous dis-je, et elle vous le paierait peut-ÃÂȘtre. En tout cas, je vous le donne. Clarice. - Un soufflet! Que veut-il dire? Lisette. - Ma foi, Madame, je n'en sais rien; il y a des fous qu'on appelle visionnaires, n'en serait-ce pas là ? Clarice. - Expliquez donc cette énigme, Monsieur; quelle injure vous a-t-on faite? De quoi se plaint-il? Ergaste. - Eh! Madame, qu'appelez-vous énigme? A quoi puis-je attribuer cette contradiction dans vos maniÚres, qu'au dessein formel de vous moquer de moi? OÃÂč ai-je vu cette soeur, à qui vous voulez que j'aie parlé ici? Lisette. - Toujours cette soeur! ce mot-là lui tourne la tÃÂȘte. Frontin. - Et ces agréables tablettes oÃÂč nos soupirs sont traités de farce, et qui sont chargées d'un congé à notre adresse. Clarice, à Lisette. - Lisette, sais-tu ce que c'est? Lisette, comme à part. - Bon! ne voyez-vous pas bien que le mal est au timbre? Ergaste. - Comment avez-vous reçu mon billet, Madame? Frontin, le montrant. - Dans l'état oÃÂč vous l'avez mis, je vous demande à présent ce qu'on en peut faire. Ergaste. - Porter le mépris jusqu'à refuser de le lire! Frontin. - Violer le droit des gens en ma personne, attaquer la joue d'un orateur, la forcer d'esquiver une impolitesse! OÃÂč en serait-elle, si elle avait été maladroite? Ergaste. - Méritais-je que ce papier fût déchiré? Frontin. - Ce soufflet était-il à sa place? Lisette. - Madame, sommes-nous en sûreté avec eux? Ils ont les yeux bien égarés. Clarice. - Ergaste, je ne vous crois pas un insensé; mais tout ce que vous me dites là ne peut ÃÂȘtre que l'effet d'un rÃÂȘve ou de quelque erreur dont je ne sais pas la cause. Voyons. Lisette. - Je vous avertis qu'Hortense approche, Madame. Clarice. - Je ne m'écarte que pour un moment, Ergaste, car je veux éclaircir cette aventure-là . Elles s'en vont. ScÚne XX Ergaste, Frontin Ergaste. - Mais en effet, Frontin, te serais-tu trompé? N'aurais-tu pas porté mon billet à une autre? Frontin. - Bon! oubliez-vous les tablettes? Sont-elles tombées des nues? Ergaste. - Cela est vrai. ScÚne XXI Hortense, Ergaste, Frontin Hortense, masquée, qu'Ergaste prend pour Clarice à qui il vient de parler. - Vous venez de m'envoyer un billet, Monsieur, qui me fait craindre que vous ne tentiez de me parler, ou qu'il ne m'arrive encore quelque nouveau message de votre part, et je viens vous prier moi-mÃÂȘme qu'il ne soit plus question de rien; que vous ne vous ressouveniez pas de m'avoir vue, et surtout que vous le cachiez à ma soeur, comme je vous promets de le lui cacher à mon tour; c'est tout ce que j'avais à vous dire, et je passe. Ergaste, étonné. - Entends-tu, Frontin? Frontin. - Mais oÃÂč diable est donc cette soeur? ScÚne XXII et derniÚre Hortense, Clarice, Lisette, Ergaste, Frontin, Arlequin Clarice, à Ergaste et à Hortense. - Quoi! ensemble! vous vous connaissez donc? Frontin, voyant Clarice. - Monsieur, voilà une friponne, sur ma parole. Hortense, à Ergaste. - Etes-vous confondu? Ergaste. - Si je la connais, Madame, je veux que la foudre m'écrase! Lisette. - Ah! le petit traÃtre! Clarice. - Vous ne me connaissez point? Ergaste. - Non, Madame, je ne vous vis jamais, j'en suis sûr, et je vous crois mÃÂȘme une personne apostée pour vous divertir à mes dépens, ou pour me nuire. Et se tournant du cÎté d'Hortense. Et je vous jure, Madame, par tout ce que j'ai d'honneur... Hortense, se démasquant. - Ne jurez pas, ce n'est pas la peine, je ne me soucie ni de vous ni de vos serments. Ergaste, qui la regarde. - Que vois-je? Je ne vous connais point non plus. Frontin. - C'est pourtant le mÃÂȘme habit à qui j'ai parlé, mais ce n'est pas la mÃÂȘme tÃÂȘte. Clarice, en se démasquant. - Retournons-nous-en, ma soeur, et soyons discrÚtes. Ergaste, se jetant aux genoux de Clarice. - Ah! Madame, je vous reconnais, c'est vous que j'adore. Clarice. - Sur ce pied-là , tout est éclairci. Lisette. - Oui, je suis au fait. A Hortense. Monsieur vous a sans doute abordée, Madame; vos habits se ressemblent, et il vous aura pris pour Madame, à qui il parla hier. Ergaste. - C'est cela mÃÂȘme, c'est l'habit qui m'a jeté dans l'erreur. Frontin. - Ah! nous en tirerons pourtant quelque chose. A Hortense. Le soufflet et les tablettes sont sans doute sur votre compte, Madame. Hortense. - Il ne s'agit plus de cela, c'est un détail inutile. Ergaste, à Hortense. - Je vous demande mille pardons de ma méprise, Madame; je ne suis pas capable de changer, mais personne ne rendrait l'infidélité plus pardonnable que vous. Hortense. - Point de compliments, Monsieur le Marquis reconduisez-nous au logis, sans attendre que le comte de Belfort s'en mÃÂȘle. Lisette, à Ergaste. - L'aventure a bien fait de finir, j'allais vous croire échappés des Petites-Maisons. Frontin. - Va, va, puisque je t'aime, je ne me vante pas d'ÃÂȘtre trop sage. Arlequin, à Lisette. - Et toi, l'aimes-tu? Comment va le coeur? Lisette. - Demande-lui-en des nouvelles, c'est lui qui me le garde. Le Petit-MaÃtre corrigé Acteurs Comédie en trois actes, en prose, représentée pour la premiÚre fois le 6 novembre 1734 par les comédiens Français Acteurs Le Comte, pÚre d'Hortense. La Marquise. Hortense, fille du Comte. Rosimond, fils de la Marquise. DorimÚne. Dorante, ami de Rosimond. Marton, suivante d'Hortense. Frontin, valet de Rosimond. La scÚne est à la campagne dans la maison du comte. Acte premier ScÚne premiÚre Hortense, Marton Marton. - Eh bien, Madame, quand sortirez-vous de la rÃÂȘverie oÃÂč vous ÃÂȘtes? Vous m'avez appelé, me voilà , et vous ne me dites mot. Hortense. - J'ai l'esprit inquiet. Marton. - De quoi s'agit-il donc? Hortense. - N'ai-je pas de quoi rÃÂȘver? on va me marier, Marton. Marton. - Eh vraiment, je le sais bien, on n'attend plus que votre oncle pour terminer ce mariage; d'ailleurs, Rosimond, votre futur, n'est arrivé que d'hier, et il faut vous donner patience. Hortense. - Patience, est-ce que tu me crois pressée? Marton. - Pourquoi non? on l'est ordinairement à votre place; le mariage est une nouveauté curieuse, et la curiosité n'aime pas à attendre. Hortense. - Je différerai tant qu'on voudra. Marton. - Ah! heureusement qu'on veut expédier! Hortense. - Eh! laisse-là tes idées. Marton. - Est-ce que Rosimond n'est pas de votre goût? Hortense. - C'est de lui dont je veux te parler. Marton, tu es fille d'esprit, comment le trouves-tu? Marton. - Mais il est d'une jolie figure. Hortense. - Cela est vrai. Marton. - Sa physionomie est aimable. Hortense. - Tu as raison. Marton. - Il me paraÃt avoir de l'esprit. Hortense. - Je lui en crois beaucoup. Marton. - Dans le fond, mÃÂȘme, on lui sent un caractÚre d'honnÃÂȘte homme. Hortense. - Je le pense comme toi. Marton. - Et, à vue de pays, tout son défaut, c'est d'ÃÂȘtre ridicule. Hortense. - Et c'est ce qui me désespÚre, car cela gùte tout. Je lui trouve de si sottes façons avec moi, on dirait qu'il dédaigne de me plaire, et qu'il croit qu'il ne serait pas du bon air de se soucier de moi parce qu'il m'épouse... Marton. - Ah! Madame, vous en parlez bien à votre aise. Hortense. - Que veux-tu dire? Est-ce que la raison mÃÂȘme n'exige pas un autre procédé que le sien? Marton. - Eh oui, la raison mais c'est que parmi les jeunes gens du bel air, il n'y a rien de si bourgeois que d'ÃÂȘtre raisonnable. Hortense. - Peut-ÃÂȘtre, aussi, ne suis-je pas de son goût. Marton. - Je ne suis pas de ce sentiment-là , ni vous non plus; non, tel que vous le voyez il vous aime; ne l'ai-je pas fait rougir hier, moi, parce que je le surpris comme il vous regardait à la dérobée attentivement? voilà déjà deux ou trois fois que je le prends sur le fait. Hortense. - Je voudrais ÃÂȘtre bien sûre de ce que tu me dis là . Marton. - Oh! je m'y connais cet homme-là vous aime, vous dis-je, et il n'a garde de s'en vanter, parce que vous n'allez ÃÂȘtre que sa femme; mais je soutiens qu'il étouffe ce qu'il sent, et que son air de petit-maÃtre n'est qu'une gasconnade avec vous. Hortense. - Eh bien, je t'avouerai que cette pensée m'est venue comme à toi. Marton. - Eh! par hasard, n'auriez-vous pas eu la pensée que vous l'aimez aussi? Hortense. - Moi, Marton? Marton. - Oui, c'est qu'elle m'est encore venue, voyez. Hortense. - Franchement c'est grand dommage que ses façons nuisent au mérite qu'il aurait. Marton. - Si on pouvait le corriger? Hortense. - Et c'est à quoi je voudrais tùcher; car, s'il m'aime, il faudra bien qu'il me le dise bien franchement, et qu'il se défasse d'une extravagance dont je pourrais ÃÂȘtre la victime quand nous serons mariés, sans quoi je ne l'épouserai point; commençons par nous assurer qu'il n'aime point ailleurs, et que je lui plais; car s'il m'aime, j'aurai beau jeu contre lui, et je le tiens pour à moitié corrigé; la peur de me perdre fera le reste. Je t'ouvre mon coeur, il me sera cher s'il devient raisonnable; je n'ai pas trop le temps de réussir, mais il en arrivera ce qui pourra; essayons, j'ai besoin de toi, tu es adroite, interroge son valet, qui me paraÃt assez familier avec son maÃtre. Marton. - C'est à quoi je songeais mais il y a une petite difficulté à cette commission-là ; c'est que le maÃtre a gùté le valet, et Frontin est le singe de Rosimond; ce faquin croit apparemment m'épouser aussi, et se donne, à cause de cela, les airs d'en agir cavaliÚrement, et de soupirer tout bas; car de son cÎté il m'aime. Hortense. - Mais il te parle quelquefois? Marton. - Oui, comme à une soubrette de campagne mais n'importe, le voici qui vient à nous, laissez-nous ensemble, je travaillerai à le faire causer. Hortense. - Surtout conduis-toi si adroitement, qu'il ne puisse soupçonner nos intentions. Marton. - Ne craignez rien, ce sera tout en causant que je m'y prendrai; il m'instruira sans qu'il le sache. ScÚne II Hortense, Marton, Frontin Hortense s'en va, Frontin l'arrÃÂȘte. Frontin. - Mon maÃtre m'envoie savoir comment vous vous portez, Madame, et s'il peut ce matin avoir l'honneur de vous voir bientÎt? Marton. - Qu'est-ce que c'est que bientÎt? Frontin. - Comme qui dirait dans une heure; il n'est pas habillé. Hortense. - Tu lui diras que je n'en sais rien. Frontin. - Que vous n'en savez rien, Madame? Marton. - Non, Madame a raison, qui est-ce qui sait ce qui peut arriver dans l'intervalle d'une heure? Frontin. - Mais, Madame, j'ai peur qu'il ne comprenne rien à ce discours. Hortense. - Il est pourtant trÚs clair; je te dis que je n'en sais rien. ScÚne III Marton, Frontin Frontin. - Ma belle enfant, expliquez-moi la réponse de votre maÃtresse, elle est d'un goût nouveau. Marton. - Toute simple. Frontin. - Elle est mÃÂȘme fantasque. Marton. - Toute unie. Frontin. - Mais à propos de fantaisie, savez-vous bien que votre minois en est une, et des plus piquantes? Marton. - Oh, il est trÚs commun, aussi bien que la réponse de ma maÃtresse. Frontin. - Point du tout, point du tout. Avez-vous des amants? Marton. - Eh!... on a toujours quelque petite fleurette en passant. Frontin. - Elle est d'une ingénuité charmante; écoutez, nos maÃtres vont se marier; vous allez venir à Paris, je suis d'avis de vous épouser aussi; qu'en dites-vous? Marton. - Je ne suis pas assez aimable pour vous. Frontin. - Pas mal, pas mal, je suis assez content. Marton. - Je crains le nombre de vos maÃtresses, car je vais gager que vous en avez autant que votre maÃtre qui doit en avoir beaucoup; nous avons entendu dire que c'était un homme fort couru, et vous aussi sans doute? Frontin. - Oh! trÚs courus; c'est à qui nous attrapera tous deux, il a pensé mÃÂȘme m'en venir quelqu'une des siennes. Les conditions se confondent un peu à Paris, on n'y est pas scrupuleux sur les rangs. Marton. - Et votre maÃtre et vous, continuerez-vous d'avoir des maÃtresses quand vous serez nos maris? Frontin. - Tenez, il est bon de vous mettre là -dessus au fait. Ecoutez, il n'en est pas de Paris comme de la province, les coutumes y sont différentes. Marton. - Ah! différentes? Frontin. - Oui, en province, par exemple, un mari promet fidélité à sa femme, n'est-ce pas? Marton. - Sans doute. Frontin. - A Paris c'est de mÃÂȘme; mais la fidélité de Paris n'est point sauvage, c'est une fidélité galante, badine, qui entend raillerie, et qui se permet toutes les petites commodités du savoir-vivre; vous comprenez bien? Marton. - Oh! de reste. Frontin. - Je trouve sur mon chemin une personne aimable; je suis poli, elle me goûte; je lui dis des douceurs, elle m'en rend; je folùtre, elle le veut bien, pratique de politesse, commodité de savoir-vivre, pure amourette que tout cela dans le mari; la fidélité conjugale n'y est point offensée; celle de province n'est pas de mÃÂȘme, elle est sotte, revÃÂȘche et tout d'une piÚce, n'est-il pas vrai? Marton. - Oh! oui, mais ma maÃtresse fixera peut-ÃÂȘtre votre maÃtre, car il me semble qu'il l'aimera assez volontiers, si je ne me trompe. Frontin. - Vous avez raison, je lui trouve effectivement comme une vapeur d'amour pour elle. Marton. - Croyez-vous? Frontin. - Il y a dans son coeur un étonnement qui pourrait devenir trÚs sérieux; au surplus, ne vous inquiétez pas, dans les amourettes on n'aime qu'en passant, par curiosité de goût, pour voir un peu comment cela fera; de ces inclinations-là , on en peut fort bien avoir une demi-douzaine sans que le coeur en soit plus chargé, tant elles sont légÚres. Marton. - Une demi-douzaine! cela est pourtant fort, et pas une sérieuse... Frontin. - Bon, quelquefois tout cela est expédié dans la semaine; à Paris, ma chÚre enfant, les coeurs, on ne se les donne pas, on se les prÃÂȘte, on ne fait que des essais. Marton. - Quoi, là -bas, votre maÃtre et vous, vous n'avez encore donné votre coeur à personne? Frontin. - A qui que ce soit; on nous aime beaucoup, mais nous n'aimons point c'est notre usage. Marton. - J'ai peur que ma maÃtresse ne prenne cette coutume-là de travers. Frontin. - Oh! que non, les agréments l'y accoutumeront; les amourettes en passant sont amusantes; mon maÃtre passera, votre maÃtresse de mÃÂȘme, je passerai, vous passerez, nous passerons tous. Marton, en riant. - Ah! ah! ah! j'entre si bien dans ce que vous dites, que mon coeur a déjà passé avec vous. Frontin. - Comment donc? Marton. - Doucement, voilà la Marquise, la mÚre de Rosimond qui vient. ScÚne IV La Marquise, Frontin, Marton La Marquise. - Je suis charmée de vous trouver là , Marton, je vous cherchais; que disiez-vous à Frontin? Parliez-vous de mon fils? Marton. - Oui, Madame. La Marquise. - Eh bien, que pense de lui Hortense? Ne lui déplaÃt-il point? Je voulais vous demander ses sentiments, dites-les-moi, vous les savez sans doute, et vous me les apprendrez plus librement qu'elle; sa politesse me les cacherait, peut-ÃÂȘtre, s'ils n'étaient pas favorables. Marton. - C'est à peu prÚs de quoi nous nous entretenions, Frontin et moi, Madame; nous disions que Monsieur votre fils est trÚs aimable, et ma maÃtresse le voit tel qu'il est; mais je demandais s'il l'aimerait. La Marquise. - Quand on est faite comme Hortense, je crois que cela n'est pas douteux, et ce n'est pas de lui dont je m'embarrasse. Frontin. - C'est ce que je répondais. Marton. - Oui, vous m'avez parlé d'une vapeur de tendresse, qu'il lui a pris pour elle; mais une vapeur se dissipe. La Marquise. - Que veut dire une vapeur? Marton. - Frontin vient de me l'expliquer, Madame; c'est comme un étonnement de coeur, et un étonnement ne dure pas; sans compter que les commodités de la fidélité conjugale sont un grand article. La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que ce langage-là , Marton? Je veux savoir ce que cela signifie. D'aprÚs qui répétez-vous tant d'extravagances? car vous n'ÃÂȘtes pas folle, et vous ne les imaginez pas sur-le-champ. Marton. - Non, Madame, il n'y a qu'un moment que je sais ce que je vous dis là , c'est une instruction que vient de me donner Frontin sur le coeur de son maÃtre, et sur l'agréable économie des mariages de Paris. La Marquise. - Cet impertinent? Frontin. - Ma foi, Madame, si j'ai tort, c'est la faute du beau monde que j'ai copié; j'ai rapporté la mode, je lui ai donné l'état des choses et le plan de la vie ordinaire. La Marquise. - Vous ÃÂȘtes un sot, taisez-vous; vous pensez bien, Marton, que mon fils n'a nulle part à de pareilles extravagances; il a de l'esprit, il a des moeurs, il aimera Hortense, et connaÃtra ce qu'elle vaut; pour toi, je te recommanderai à ton maÃtre, et lui dirai qu'il te corrige. Elle s'en va. ScÚne V Marton, Frontin Marton, éclatant de rire. - Ah! ah! ah! ah! Frontin. - Ah! ah! ah! ah! Marton. - Ah! Mon ingénuité te charme-t-elle encore? Frontin. - Non, mon admiration s'était méprise; c'est ta malice qui est admirable. Marton. - Ah! ah! pas mal, pas mal. Frontin, lui présente la main. - Allons, touche-là , Marton. Marton. - Pourquoi donc? ce n'est pas la peine. Frontin. - Touche-là , te dis-je, c'est de bon coeur. Marton, lui donnant la main. - Eh bien, que veux-tu dire? Frontin. - Marton, ma foi tu as raison, j'ai fait l'impertinent tout à l'heure. Marton. - Le vrai faquin! Frontin. - Le sot, le fat. Marton. - Oh, mais tu tombes à présent dans un excÚs de raison, tu vas me réduire à te louer. Frontin. - J'en veux à ton coeur, et non pas à tes éloges. Marton. - Tu es encore trop convalescent, j'ai peur des rechutes. Frontin. - Il faut pourtant que tu m'aimes. Marton. - Doucement, vous redevenez fat. Frontin. - Paix, voici mon original qui arrive. ScÚne VI Rosimond, Frontin, Marton Rosimond, à Frontin. - Ah, tu es ici toi, et avec Marton? je ne te plains pas Que te disait-il, Marton? Il te parlait d'amour, je gage; hé! n'est-ce pas? Souvent ces coquins-là sont plus heureux que d'honnÃÂȘtes gens. Je n'ai rien vu de si joli que vous, Marton; il n'y a point de femme à la cour qui ne s'accommodùt de cette figure-là . Frontin. - Je m'en accommoderais encore mieux qu'elle. Rosimond. - Dis-moi, Marton, que fait-on dans ce pays-ci? Y a-t-il du jeu? de la chasse? des amours? Ah, le sot pays, ce me semble. A propos, ce bon homme qu'on attend de sa terre pour finir notre mariage, cet oncle arrive-t-il bientÎt? Que ne se passe-t-on de lui? Ne peut-on se marier sans que ce parent assiste à la cérémonie? Marton. - Que voulez-vous? Ces messieurs-là , sous prétexte qu'on est leur niÚce et leur héritiÚre, s'imaginent qu'on doit faire quelque attention à eux. Mais je ne songe pas que ma maÃtresse m'attend. Rosimond. - Tu t'en vas, Marton? Tu es bien pressée. A propos de ta maÃtresse, tu ne m'en parles pas; j'avais dit à Frontin de demander si on pouvait la voir. Frontin. - Je l'ai vue aussi, Monsieur, Marton était présente, et j'allais vous rendre réponse. Marton. - Et moi je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, Marton, j'aime à te voir; tu es la fille du monde la plus amusante. Marton. - Je vous trouve trÚs curieux à voir aussi, Monsieur, mais je n'ai pas le temps de rester. Rosimond. - TrÚs curieux! Comment donc! mais elle a des expressions ta maÃtresse a-t-elle autant d'esprit que toi, Marton? De quelle humeur est-elle? Marton. - Oh! d'une humeur peu piquante, assez insipide, elle n'est que raisonnable. Rosimond. - Insipide et raisonnable, il est parbleu plaisant tu n'es pas faite pour la province. Quand la verrai-je, Frontin? Frontin. - Monsieur, comme je demandais si vous pouviez la voir dans une heure, elle m'a dit qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Le butor! Frontin. - Point du tout, je vous rends fidÚlement la réponse. Rosimond. - Tu rÃÂȘves! il n'y a pas de sens à cela. Marton, tu y étais, il ne sait ce qu'il dit qu'a-t-elle répondu? Marton. - Précisément ce qu'il vous rapporte, Monsieur, qu'elle n'en savait rien. Rosimond. - Ma foi, ni moi non plus. Marton. - Je n'en suis pas mieux instruite que vous. Adieu, Monsieur. Rosimond. - Un moment, Marton, j'avais quelque chose à te dire et je m'en ressouviendrai; Frontin, m'est-il venu des lettres? Frontin. - A propos de lettres, oui, Monsieur, en voilà une qui est arrivée de quatre lieues d'ici par un exprÚs. Rosimond ouvre, et rit à part en lisant. - Donne... Ha, ha, ha... C'est de ma folle de comtesse... Hum... Hum... Marton. - Monsieur, ne vous trompez-vous pas? Auriez-vous quelque chose à me dire? Voyez, car il faut que je m'en aille. Rosimond, toujours lisant. - Hum!... hum!... Je suis à toi, Marton, laisse-moi achever. Marton, à part à Frontin. - C'est apparemment là une lettre de commerce. Frontin. - Oui, quelque missive de passage. Rosimond, aprÚs avoir lu. - Vous ÃÂȘtes une étourdie, comtesse. Que dites-vous là , vous autres? Marton. - Nous disons, Monsieur, que c'est quelque jolie femme qui vous écrit par amourette. Rosimond. - Doucement, Marton, il ne faut pas dire cela en ce pays-ci, tout serait perdu. Marton. - Adieu, Monsieur, je crois que ma maÃtresse m'appelle. Rosimond. - Ah! c'est d'elle dont je voulais te parler. Marton. - Oui, mais la mémoire vous revient quand je pars. Tout ce que je puis pour votre service, c'est de régaler Hortense de l'honneur que vous lui faites de vous ressouvenir d'elle. Rosimond. - Adieu donc, Marton. Elle a de la gaieté, du badinage dans l'esprit. ScÚne VII Rosimond, Frontin Frontin. - Oh, que non, Monsieur, malpeste vous ne la connaissez pas; c'est qu'elle se moque. Rosimond. - De qui? Frontin. - De qui? Mais ce n'est pas à moi qu'elle parlait. Rosimond. - Hem? Frontin. - Monsieur, je ne dis pas que je l'approuve; elle a tort; mais c'est une maligne soubrette; elle m'a décoché un trait aussi bien entendu. Rosimond. - Eh, dis-moi, ne t'a-t-on pas déjà interrogé sur mon compte? Frontin. - Oui, Monsieur; Marton, dans la conversation, m'a par hasard fait quelques questions sur votre chapitre. Rosimond. - Je les avais prévues Eh bien, ces questions de hasard, quelles sont-elles? Frontin. - Elle m'a demandé si vous aviez des maÃtresses. Et moi qui ai voulu faire votre cour... Rosimond. - Ma cour à moi! ma cour! Frontin. - Oui, Monsieur, et j'ai dit que non, que vous étiez un garçon sage, réglé. Rosimond. - Le sot avec sa rÚgle et sa sagesse; le plaisant éloge! vous ne peignez pas en beau, à ce que je vois? Heureusement qu'on ne me connaÃtra pas à vos portraits. Frontin. - Consolez-vous, je vous ai peint à votre goût, c'est-à -dire, en laid. Rosimond. - Comment! Frontin. - Oui, en petit aimable; j'ai mis une troupe de folles qui courent aprÚs vos bonnes grùces; je vous en ai donné une demi-douzaine qui partageaient votre coeur. Rosimond. - Fort bien. Frontin. - Combien en voulez-vous donc? Rosimond. - Qui partageaient mon coeur! Mon coeur avait bien à faire là passe pour dire qu'on me trouve aimable, ce n'est pas ma faute; mais me donner de l'amour, à moi! c'est un article qu'il fallait épargner à la petite personne qu'on me destine; la demi-douzaine de maÃtresses est mÃÂȘme un peu trop; on pouvait en supprimer quelques-unes; il y a des occasions oÃÂč il ne faut pas dire la vérité. Frontin. - Bon! si je n'avais dit que la vérité, il aurait peut-ÃÂȘtre fallu les supprimer toutes. Rosimond. - Non, vous ne vous trompiez point, ce n'est pas de quoi je me plains; mais c'est que ce n'est pas par hasard qu'on vous a fait ces questions-là . C'est Hortense qui vous les a fait faire, et il aurait été plus prudent de la tranquilliser sur pareille matiÚre, et de songer que c'est une fille de province que je vais épouser, et qui en conclut que je ne dois aimer qu'elle, parce qu'apparemment elle en use de mÃÂȘme. Frontin. - Eh! peut-ÃÂȘtre qu'elle ne vous aime pas. Rosimond. - Oh peut-ÃÂȘtre? il fallait le soupçonner, c'était le plus sûr; mais passons est-ce là tout ce qu'elle vous a dit? Frontin. - Elle m'a encore demandé si vous aimiez Hortense. Rosimond. - C'est bien des affaires. Frontin. - Et j'ai cru poliment devoir répondre qu'oui. Rosimond. - Poliment répondre qu'oui? Frontin. - Oui, Monsieur. Rosimond. - Eh! de quoi te mÃÂȘles-tu? De quoi t'avises-tu de m'honorer d'une figure de soupirant? Quelle platitude! Frontin. - Eh parbleu! c'est qu'il m'a semblé que vous l'aimiez. Rosimond. - Paix, de la discrétion! Il est vrai, entre nous, que je lui trouve quelques grùces naïves; elle a des traits; elle ne déplaÃt pas. Frontin. - Ah! que vous aurez grand besoin d'une leçon de Marton! Mais ne parlons pas si haut, je vois Hortense qui s'avance. Rosimond. - Vient-elle? Je me retire. Frontin. - Ah! Monsieur, je crois qu'elle vous voit. Rosimond. - N'importe; comme elle a dit qu'elle ne savait pas quand elle pourrait me voir, ce n'est pas à moi à juger qu'elle le peut à présent, et je me retire par respect en attendant qu'elle en décide. C'est ce que tu lui diras si elle te parle. Frontin. - Ma foi, Monsieur, si vous me consultez, ce respect-là ne vaut pas le diable. Rosimond, en s'en allant. - Ce qu'il y a de commode à vos conseils, c'est qu'il est permis de s'en moquer. ScÚne VIII Hortense, Marton, Frontin Hortense. - Il me semble avoir vu ton maÃtre ici? Frontin. - Oui, Madame, il vient de sortir par respect pour vos volontés. Hortense. - Comment!... Marton. - C'est sans doute à cause de votre réponse de tantÎt; vous ne saviez pas quand vous pourriez le voir. Frontin. - Et il ne veut pas prendre sur lui de décider la chose. Hortense. - Eh bien, je la décide, moi, va lui dire que je le prie de revenir, que j'ai à lui parler. Frontin. - J'y cours, Madame, et je lui ferai grand plaisir, car il vous aime de tout son coeur. Il ne vous en dira peut-ÃÂȘtre rien, à cause de sa dignité de joli homme. Il y a des rÚgles là -dessus; c'est une faiblesse excusez-la, Madame, je sais son secret, je vous le confie pour son bien; et dÚs qu'il vous l'aura dit lui-mÃÂȘme, oh! ce sera bien le plus aimable homme du monde. Pardon, Madame, de la liberté que je prends; mais Marton, avec qui je voudrais bien faire une fin, sera aussi mon excuse. Marton, prends nos intérÃÂȘts en main; empÃÂȘche Madame de nos haïr, car, dans le fond, ce serait dommage, à une bagatelle prÚs, en vérité nous méritons son estime. Hortense, en riant. - Frontin aime son maÃtre, et cela est louable. Marton. - C'est de moi qu'il tient tout le bon sens qu'il vous montre. ScÚne IX Hortense, Marton Hortense. - Il t'a donc paru que ma réponse a piqué Rosimond? Marton. - Je l'en ai vu déconcerté, quoiqu'il ait feint d'en badiner, et vous voyez bien que c'est de pur dépit qu'il se retire. Hortense. - Je le renvoie chercher, et cette démarche-là le flattera peut-ÃÂȘtre; mais elle ne le flattera pas longtemps. Ce que j'ai à lui dire rabattra de sa présomption. Cependant, Marton, il y a des moments oÃÂč je suis toute prÃÂȘte de laisser là Rosimond avec ses ridiculités, et d'abandonner le projet de le corriger. Je sens que je m'y intéresse trop; que le coeur s'en mÃÂȘle, et y prend trop de part je ne le corrigerai peut-ÃÂȘtre pas, et j'ai peur d'en ÃÂȘtre fùchée. Marton. - Eh! courage, Madame, vous réussirez, vous dis-je; voilà déjà d'assez bons petits mouvements qui lui prennent; je crois qu'il est bien embarrassé. J'ai mis le valet à la raison, je l'ai réduit vous réduirez le maÃtre. Il fera un peu plus de façon; il disputera le terrain; il faudra le pousser à bout. Mais c'est à vos genoux que je l'attends; je l'y vois d'avance; il faudra qu'il y vienne. Continuez; ce n'est pas avec des yeux comme les vÎtres qu'on manque son coup; vous le verrez. Hortense. - Je le souhaite. Mais tu as parlé au valet, Rosimond n'a-t-il point quelque inclination à Paris? Marton. - Nulle; il n'y a encore été amoureux que de la réputation d'ÃÂȘtre aimable. Hortense. - Et moi, Marton, dois-je en croire Frontin? Serait-il vrai que son maÃtre eût de la disposition à m'aimer? Marton. - Nous le tenons, Madame, et mes observations sont justes. Hortense. - Cependant, Marton, il ne vient point. Marton. - Oh! mais prétendez-vous qu'il soit tout d'un coup comme un autre? Le bel air ne veut pas qu'il accoure il vient, mais négligemment, et à son aise. Hortense. - Il serait bien impertinent qu'il y manquùt! Marton. - Voilà toujours votre pÚre à sa place; il a peut-ÃÂȘtre à vous parler, et je vous laisse. Hortense. - S'il va me demander ce que je pense de Rosimond, il m'embarrassera beaucoup, car je ne veux pas lui dire qu'il me déplaÃt, et je n'ai jamais eu tant d'envie de le dire. ScÚne X Hortense, Chrisante Chrisante. - Ma fille, je désespÚre de voir ici mon frÚre, je n'en reçois point de nouvelles, et s'il n'en vient point aujourd'hui ou demain au plus tard, je suis d'avis de terminer votre mariage. Hortense. - Pourquoi, mon pÚre, il n'y a pas de nécessité d'aller si vite. Vous savez combien il m'aime, et les égards qu'on lui doit; laissons-le achever les affaires qui le retiennent; différons de quelques jours pour lui en donner le temps. Chrisante. - C'est que la Marquise me presse, et ce mariage-ci me paraÃt si avantageux, que je voudrais qu'il fût déjà conclu. Hortense. - Née ce que je suis, et avec la fortune que j'ai, il serait difficile que j'en fisse un mauvais; vous pouvez choisir. Chrisante. - Eh! comment choisir mieux! Biens, naissance, rang, crédit à la cour vous trouvez tout ici avec une figure aimable, assurément. Hortense. - J'en conviens, mais avec bien de la jeunesse dans l'esprit. Chrisante. - Et à quel ùge voulez-vous qu'on l'ait jeune? Hortense. - Le voici. ScÚne XI Chrisante, Hortense, Rosimond Chrisante. - Marquis, je disais à Hortense que mon frÚre tarde beaucoup, et que nous nous impatienterons à la fin, qu'en dites-vous? Rosimond. - Sans doute, je serai toujours du parti de l'impatience. Chrisante. - Et moi aussi. Adieu, je vais rejoindre la Marquise. ScÚne XII Rosimond, Hortense Rosimond. - Je me rends à vos ordres, Madame; on m'a dit que vous me demandiez. Hortense. - Moi! Monsieur... Ah! vous avez raison, oui, j'ai chargé Frontin de vous prier, de ma part, de revenir ici; mais comme vous n'ÃÂȘtes pas revenu sur-le-champ, parce qu'apparemment on ne vous a pas trouvé, je ne m'en ressouvenais plus. Rosimond, riant. - Voilà une distraction dont j'aurais envie de me plaindre. Mais à propos de distraction, pouvez-vous me voir à présent, Madame? Y ÃÂȘtes-vous bien déterminée? Hortense. - D'oÃÂč vient donc ce discours, Monsieur? Rosimond. - TantÎt vous ne saviez pas si vous le pouviez, m'a-t-on dit; et peut-ÃÂȘtre est-ce encore de mÃÂȘme? Hortense. - Vous ne demandiez à me voir qu'une heure aprÚs, et c'est une espÚce d'avenir dont je ne répondais pas. Rosimond. - Ah! cela est vrai; il n'y a rien de si exact. Je me rappelle ma commission, c'est moi qui ai tort, et je vous en demande pardon. Si vous saviez combien le séjour de Paris et de la cour nous gùtent sur les formalités, en vérité, Madame, vous m'excuseriez; c'est une certaine habitude de vivre avec trop de liberté, une aisance de façons que je condamne, puisqu'elle vous déplaÃt, mais à laquelle on s'accoutume, et qui vous jette ailleurs dans les impolitesses que vous voyez. Hortense. - Je n'ai pas remarqué qu'il y en ait dans ce que vous avez fait, Monsieur, et sans avoir vu Paris ni la cour, personne au monde n'aime plus les façons unies que moi parlons de ce que je voulais vous dire. Rosimond. - Quoi! vous, Madame, quoi! de la beauté, des grùces, avec ce caractÚre d'esprit-là , et cela dans l'ùge oÃÂč vous ÃÂȘtes? vous me surprenez; avouez-moi la vérité, combien ai-je de rivaux? Tout ce qui vous voit, tout ce qui vous approche, soupire ah! je m'en doute bien, et je n'en serai pas quitte à moins. La province me le pardonnera-t-elle? Je viens vous enlever convenons qu'elle y fait une perte irréparable. Hortense. - Il peut y avoir ici quelques personnes qui ont de l'amitié pour moi, et qui pourraient m'y regretter; mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Rosimond. - Eh! quel secret ceux qui vous voyent ont-ils, pour n'ÃÂȘtre que vos amis, avec ces yeux-là ? Hortense. - Si parmi ces amis il en est qui soient autre chose, du moins sont-ils discrets, et je ne les connais pas. Ne m'interrompez plus, je vous prie. Rosimond. - Vraiment, je m'imagine bien qu'ils soupirent tout bas, et que le respect les fait taire. Mais à propos de respect, n'y manquerais-je pas un peu, moi qui ai pensé dire que je vous aime? Il y a bien quelque petite chose à redire à mes discours, n'est-ce pas, mais ce n'est pas ma faute. Il veut lui prendre une main. Hortense. - Doucement, Monsieur, je renonce à vous parler. Rosimond. - C'est que sérieusement vous ÃÂȘtes belle avec excÚs; vous l'ÃÂȘtes trop, le regard le plus vif, le plus beau teint; ah! remerciez-moi, vous ÃÂȘtes charmante, et je n'en dis presque rien; la parure la mieux entendue; vous avez là de la dentelle d'un goût exquis, ce me semble. Passez-moi l'éloge de la dentelle; quand nous marie-t-on? Hortense. - A laquelle des deux questions voulez-vous que je réponde d'abord? A la dentelle, ou au mariage? Rosimond. - Comme il vous plaira. Que faisons-nous cet aprÚs-midi? Hortense. - Attendez, la dentelle est passable; de cet aprÚs-midi le hasard en décidera; de notre mariage, je ne puis rien en dire, et c'est de quoi j'ai à vous entretenir, si vous voulez bien me laisser parler. Voilà tout ce que vous me demandez, je pense? Venons au mariage. Rosimond. - Il devrait ÃÂȘtre fait; les parents ne finissent point! Hortense. - Je voulais vous dire au contraire qu'il serait bon de le différer, Monsieur. Rosimond. - Ah! le différer, Madame? Hortense. - Oui, Monsieur, qu'en pensez-vous? Rosimond. - Moi, ma foi, Madame, je ne pense point, je vous épouse. Ces choses-là surtout, quand elles sont aimables, veulent ÃÂȘtre expédiées, on y pense aprÚs. Hortense. - Je crois que je n'irai pas si vite il faut s'aimer un peu quand on s'épouse. Rosimond. - Mais je l'entends bien de mÃÂȘme. Hortense. - Et nous ne nous aimons point. Rosimond. - Ah! c'est une autre affaire; la difficulté ne me regarderait point il est vrai que j'espérais, Madame, j'espérais, je vous l'avoue. Serait-ce quelque partie de coeur déjà liée? Hortense. - Non, Monsieur, je ne suis, jusqu'ici, prévenue pour personne. Rosimond. - En tout cas, je vous demande la préférence. Quant au retardement de notre mariage, dont je ne vois pas les raisons, je ne m'en mÃÂȘlerai point, je n'aurais garde, on me mÚne, et je suivrai. Hortense. - Quelqu'un vient; faites réflexion à ce que je vous dit, Monsieur. ScÚne XIII Dorante, DorimÚne, Hortense, Rosimond Rosimond, allant à DorimÚne. - Eh! vous voilà , Comtesse. Comment! avec Dorante? La Comtesse, embrassant Hortense. - Eh! bonjour, ma chÚre enfant! Comment se porte-t-on ici? Nous sommes alliés, au moins, Marquis. Rosimond. - Je le sais. La Comtesse. - Mais nous nous voyons peu. Il y a trois ans que je ne suis venue ici. Hortense. - On ne quitte pas volontiers Paris pour la province. DorimÚne. - On y a tant d'affaires, de dissipations! les moments s'y passent avec tant de rapidité! Rosimond. - Eh! oÃÂč avez-vous pris ce garçon-là , Comtesse? DorimÚne, à Hortense. - Nous nous sommes rencontrés. Vous voulez bien que je vous le présente? Rosimond. - Qu'en dis-tu, Dorante? ai-je à me louer du choix qu'on a fait pour moi? Dorante. - Tu es trop heureux. Rosimond, à Hortense. - Tel que vous le voyez, je vous le donne pour une espÚce de sage qui fait peu de cas de l'amour de l'air dont il vous regarde pourtant, je ne le crois pas trop en sûreté ici. Dorante. - Je n'ai vu nulle part de plus grand danger, j'en conviens. DorimÚne, riant. - Sur ce pied-là , sauvez-vous, Dorante, sauvez-vous. Hortense. - TrÃÂȘve de plaisanterie, Messieurs. Rosimond. - Non, sérieusement, je ne plaisante point; je vous dis qu'il est frappé, je vois cela dans ses yeux; remarquez-vous comme il rougit? Parbleu, je voudrais bien qu'il soupirùt, et je vous le recommande. DorimÚne. - Ah! doucement, il m'appartient; c'est une espÚce d'infidélité qu'il me ferait; car je l'ai amené, à moins que vous ne teniez sa place, Marquis. Rosimond. - Assurément j'en trouve l'idée tout à fait plaisante, et c'est de quoi nous amuser ici. A Hortense. N'est-ce pas, Madame? Allons, Dorante, rendez vos premiers hommages à votre vainqueur. Dorante. - Je n'en suis plus aux premiers. ScÚne XIV Dorante, DorimÚne, Hortense, Rosimond, Marton Marton. - Madame, Monsieur le Comte m'envoie savoir qui vient d'arriver. DorimÚne. - Nous allons l'en instruire nous-mÃÂȘmes. Venez, Marquis, donnez-moi la main, vous ÃÂȘtes mon chevalier. A Hortense. Et vous, Madame, voilà le vÎtre. Dorante présente la main à Hortense. Marton fait signe à Hortense. Hortense. - Je vous suis, Messieurs. Je n'ai qu'un mot à dire. ScÚne XV Marton, Hortense Hortense. - Que me veux-tu, Marton? Je n'ai pas le temps de rester, comme tu vois. Marton. - C'est une lettre que je viens de trouver, lettre d'amour écrite à Rosimond, mais d'un amour qui me paraÃt sans conséquence. La dame qui vient d'arriver pourrait bien l'avoir écrite; le billet est d'un style qui ressemble à son air. Hortense. - Y a-t-il bien des tendresses? Marton. - Non, vous dis-je, point d'amour et beaucoup de folies; mais puisque vous ÃÂȘtes pressée, nous en parlerons tantÎt. Rosimond devient-il un peu plus supportable? Hortense. - Toujours aussi impertinent qu'il est aimable. Je te quitte. Marton. - Monsieur l'impertinent, vous avez beau faire, vous deviendrez charmant sur ma parole, je l'ai entrepris. Acte II ScÚne premiÚre La Marquise, Dorante La Marquise. - Avançons encore quelques pas, Monsieur, pour ÃÂȘtre plus à l'écart, j'aurais un mot à vous dire; vous ÃÂȘtes l'ami de mon fils, et autant que j'en puis juger, il ne saurait avoir fait un meilleur choix. Dorante. - Madame, son amitié me fait honneur. La Marquise. - Il n'est pas aussi raisonnable que vous me paraissez l'ÃÂȘtre, et je voudrais bien que vous m'aidassiez à le rendre plus sensé dans les circonstances oÃÂč il se trouve; vous savez qu'il doit épouser Hortense; nous n'attendons que l'instant pour terminer ce mariage; d'oÃÂč vient, Monsieur, le peu d'attention qu'il a pour elle? Dorante. - Je l'ignore, et n'y ai pris garde, Madame. La Marquise. - Je viens de le voir avec DorimÚne, il ne la quitte point depuis qu'elle est ici; et vous, Monsieur, vous ne quittez point Hortense. Dorante. - Je lui fais ma cour, parce que je suis chez elle. La Marquise. - Sans doute, et je ne vous désapprouve pas; mais ce n'est pas à DorimÚne à qui il faut que mon fils fasse aujourd'hui la sienne; et personne ici ne doit montrer plus d'empressement que lui pour Hortense. Dorante. - Il est vrai, Madame. La Marquise. - Sa conduite est ridicule, elle peut choquer Hortense, et je vous conjure, Monsieur, de l'avertir qu'il en change; les avis d'un ami comme vous lui feront peut-ÃÂȘtre plus d'impression que les miens; vous ÃÂȘtes venu avec DorimÚne, je la connais fort peu; vous ÃÂȘtes de ses amis, et je souhaiterais qu'elle ne souffrÃt pas que mon fils fût toujours auprÚs d'elle; en vérité, la bienséance en souffre un peu; elle est alliée de la maison oÃÂč nous sommes, mais elle est venue ici sans qu'on l'y appelùt; y reste-t-elle? Part-elle aujourd'hui? Dorante. - Elle ne m'a pas instruit de ses desseins. La Marquise. - Si elle partait, je n'en serais pas fùchée, et je lui en aurais obligation; pourriez-vous le lui faire entendre? Dorante. - Je n'ai pas beaucoup de pouvoir sur elle; mais je verrai, Madame, et tùcherai de répondre à l'honneur de votre confiance. La Marquise. - Je vous le demande en grùce, Monsieur, et je vous recommande les intérÃÂȘts de mon fils et de votre ami. Dorante, pendant qu'elle s'en va. - Elle a ma foi beau dire, puisque son fils néglige Hortense, il ne tiendra pas à moi que je n'en profite auprÚs d'elle. ScÚne II Dorante, DorimÚne DorimÚne. - OÃÂč est allé le Marquis, Dorante? Je me sauve de cette cohue de province ah! les ennuyants personnages! Je me meurs de l'extravagance des compliments qu'on m'a fait, et que j'ai rendus. Il y a deux heures que je n'ai pas le sens commun, Dorante, pas le sens commun; deux heures que je m'entretiens avec une Marquise qui se tient d'un droit, qui a des gravités, qui prend des mines d'une dignité; avec une petite Baronne si folichonne, si remuante, si méthodiquement étourdie; avec une Comtesse si franche, qui m'estime tant, qui m'estime tant, qui est de si bonne amitié; avec une autre qui est si mignonne, qui a de si jolis tours de tÃÂȘte, qui accompagne ce qu'elle dit avec des mains si pleines de grùces; une autre qui glapit si spirituellement, qui traÃne si bien les mots, qui dit si souvent, mais Madame, cependant Madame, il me paraÃt pourtant; et puis un bel esprit si diffus, si éloquent, une jalouse si difficile en mérite, si peu touchée du mien, si intriguée de ce qu'on m'en trouvait. Enfin, un agréable qui m'a fait des phrases, mais des phrases! d'une perfection! qui m'a déclaré des sentiments qu'il n'osait me dire; mais des sentiments d'une délicatesse assaisonnée d'un respect que j'ai trouvé d'une fadeur! d'une fadeur! Dorante. - Oh! on respecte beaucoup ici, c'est le ton de la province. Mais vous cherchez Rosimond, Madame? DorimÚne. - Oui, c'est un étourdi à qui j'ai à parler tÃÂȘte à tÃÂȘte; et grùce à tous ces originaux qui m'ont obsédée, je n'en ai pas encore eu le temps il nous a quitté. OÃÂč est-il? Dorante. - Je pense qu'il écrit à Paris, et je sors d'un entretien avec sa mÚre. DorimÚne. - Tant pis, cela n'est pas amusant, il vous en reste encore un air froid et raisonnable, qui me gagnerait si nous restions ensemble; je vais faire un tour sur la terrasse allez, Dorante, allez dire à Rosimond que je l'y attends. Dorante. - Un moment, Madame, je suis chargé d'une petite commission pour vous; c'est que je vous avertis que la Marquise ne trouve pas bon que vous entreteniez le Marquis. DorimÚne. - Elle ne le trouve pas bon! Eh bien, vous verrez que je l'en trouverai meilleur. Dorante. - Je n'en ai pas douté mais ce n'est pas là tout; je suis encore prié de vous inspirer l'envie de partir. DorimÚne. - Je n'ai jamais eu tant d'envie de rester. Dorante. - Je n'en suis pas surpris; cela doit faire cet effet-là . DorimÚne. - Je commençais à m'ennuyer ici, je ne m'y ennuie plus; je m'y plais, je l'avoue; sans ce discours de la Marquise, j'aurais pu me contenter de défendre à Rosimond de se marier, comme je l'avais résolu en venant ici mais on ne veut pas que je le voie? on souhaite que je parte? il m'épousera. Dorante. - Cela serait trÚs plaisant. DorimÚne. - Oh! il m'épousera. Je pense qu'il n'y perdra pas et vous, je veux aussi que vous nous aidiez à le débarrasser de cette petite fille; je me propose un plaisir infini de ce qui va arriver; j'aime à déranger les projets, c'est ma folie; surtout, quand je les dérange d'une maniÚre avantageuse. Adieu; je prétends que vous épousiez Hortense, vous. Voilà ce que j'imagine; réglez-vous là -dessus, entendez-vous? Je vais trouver le Marquis. Dorante, pendant qu'elle part. - Puisse la folle me dire vrai! ScÚne III Rosimond, Dorante, Frontin Rosimond, à Frontin en entrant. - Cherche, vois partout; et sans dire qu'elle est à moi, demande-la à tout le monde; c'est à peu prÚs dans ces endroits-ci que je l'ai perdue. Frontin. - Je ferai ce que je pourrai, Monsieur. Rosimond, à Dorante. - Ah! c'est toi, Dorante; dis-moi, par hasard, n'aurais-tu point trouvé une lettre à terre? Dorante. - Non. Rosimond. - Cela m'inquiÚte. Dorante. - Eh! de qui est-elle? Rosimond. - De DorimÚne; et malheureusement elle est d'un style un peu familier sur Hortense; elle l'y traite de petite provinciale qu'elle ne veut pas que j'épouse, et ces bonnes gens-ci seraient un peu scandalisés de l'épithÚte. Dorante. - Peut-ÃÂȘtre personne ne l'aura-t-il encore ramassé et d'ailleurs, cela te chagrine-t-il tant? Rosimond. - Ah! trÚs doucement; je ne m'en désespÚre pas. Dorante. - Ce qui en doit arriver doit ÃÂȘtre fort indifférent à un homme comme toi. Rosimond. - Aussi me l'est-il. Parlons de DorimÚne; c'est elle qui m'embarrasse. Je t'avouerai confidemment que je ne sais qu'en faire. T'a-t-elle dit qu'elle n'est venue ici que pour m'empÃÂȘcher d'épouser? Elle a quelque alliance avec ces gens-ci. DÚs qu'elle a su que ma mÚre m'avait brusquement amené de Paris chez eux pour me marier, qu'a-t-elle fait? Elle a une terre à quelques lieues de la leur, elle y est venue, et à peine arrivée, m'a écrit, par un exprÚs, qu'elle venait ici, et que je la verrais une heure aprÚs sa lettre, qui est celle que j'ai perdue. Dorante. - Oui, j'étais chez elle alors, et j'ai vu partir l'exprÚs qui nous a précédé mais enfin c'est une trÚs aimable femme, et qui t'aime beaucoup. Rosimond. - J'en conviens. Il faut pourtant que tu m'aides à lui faire entendre raison. Dorante. - Pourquoi donc? Tu l'aimes aussi, apparemment, et cela n'est pas étonnant. Rosimond. - J'ai encore quelque goût pour elle, elle est vive, emportée, étourdie, bruyante. Nous avons lié une petite affaire de coeur ensemble; et il y a deux mois que cela dure deux mois, le terme est honnÃÂȘte; cependant aujourd'hui, elle s'avise de se piquer d'une belle passion pour moi. Ce mariage-ci lui déplaÃt, elle ne veut pas que je l'achÚve, et de vingt galanteries qu'elle a eues en sa vie, il faut que la nÎtre soit la seule qu'elle honore de cette opiniùtreté d'amour il n'y a que moi à qui cela arrive. Dorante. - Te voilà donc bien agité? Quoi! tu crains les conséquences de l'amour d'une jolie femme, parce que tu te maries! Tu as de ces sentiments bourgeois, toi Marquis? Je ne te reconnais pas! Je te croyais plus dégagé que cela; j'osais quelquefois entretenir Hortense mais je vois bien qu'il faut que je parte, et je n'y manquerai pas. Adieu. Rosimond. - Venez, venez ici. Qu'est-ce que c'est que cette fantaisie-là ? Dorante. - Elle est sage. Il me semble que la Marquise ne me voit pas volontiers ici, et qu'elle n'aime pas à me trouver en conversation avec Hortense; et je te demande pardon de ce que je vais te dire, mais il m'a passé dans l'esprit que tu avais pu l'indisposer contre moi, et te servir de sa méchante humeur pour m'insinuer de m'en aller. Rosimond. - Mais, oui-da, je suis peut-ÃÂȘtre jaloux. Ma façon de vivre, jusqu'ici, m'a rendu fort suspect de cette petitesse. Débitez-la, Monsieur, débitez-la dans le monde. En vérité vous me faites pitié! Avec cette opinion-là sur mon compte, valez-vous la peine qu'on vous désabuse? Dorante. - Je puis en avoir mal jugé; mais ne se trompe-t-on jamais? Rosimond. - Moi qui vous parle, suis-je plus à l'abri de la méchante humeur de ma mÚre? Ne devrais-je pas, si je l'en crois, ÃÂȘtre aux genoux d'Hortense, et lui débiter mes langueurs? J'ai tort de n'aller pas, une houlette à la main, l'entretenir de ma passion pastorale elle vient de me quereller tout à l'heure, me reprocher mon indifférence; elle m'a dit des injures, Monsieur, des injures m'a traité de fat, d'impertinent, rien que cela, et puis je m'entends avec elle! Dorante. - Ah! voilà qui est fini, Marquis, je désavoue mon idée, et je t'en fais réparation. Rosimond. - Dites-vous vrai? Etes-vous bien sûr au moins que je pense comme il faut? Dorante. - Si sûr à présent, que si tu allais te prendre d'amour pour cette petite Hortense dont on veut faire ta femme, tu me le dirais, que je n'en croirais rien. Rosimond. - Que sait-on? Il y a à craindre, à cause que je l'épouse, que mon coeur ne s'enflamme et ne prenne la chose à la lettre! Dorante. - Je suis persuadé que tu n'es point fùché que je lui en conte. Rosimond. - Ah! si fait; trÚs fùché. J'en boude, et si vous continuez, j'en serai au désespoir. Dorante. - Tu te moques de moi, et je le mérite. Rosimond, riant. - Ha, ha, ha. Comment es-tu avec elle? Dorante. - Ni bien ni mal. Comment la trouves-tu toi? Rosimond. - Moi, ma foi, je n'en sais rien, je ne l'ai pas encore trop vue; cependant, il m'a paru qu'elle était assez gentille, l'air naïf, droit et guindé mais jolie, comme je te dis. Ce visage-là pourrait devenir quelque chose s'il appartenait à une femme du monde, et notre provinciale n'en fait rien; mais cela est bon pour une femme, on la prend comme elle vient. Dorante. - Elle ne te convient guÚre. De bonne foi, l'épouseras-tu? Rosimond. - Il faudra bien, puisqu'on le veut nous l'épouserons ma mÚre et moi, si vous ne nous l'enlevez pas. Dorante. - Je pense que tu ne t'en soucierais guÚre, et que tu me le pardonnerais. Rosimond. - Oh! là -dessus, toutes les permissions du monde au suppliant, si elles pouvaient lui ÃÂȘtre bonnes à quelque chose. T'amuse-t-elle? Dorante. - Je ne la hais pas. Rosimond. - Tout de bon? Dorante. - Oui comme elle ne m'est pas destinée, je l'aime assez. Rosimond. - Assez? Je vous le conseille! De la passion, Monsieur, des mouvements pour me divertir, s'il vous plaÃt. En sens-tu déjà un peu? Dorante. - Quelquefois. Je n'ai pas ton expérience en galanterie; je ne suis là -dessus qu'un écolier qui n'a rien vu. Rosimond, riant. - Ah! vous l'aimez, Monsieur l'écolier ceci est sérieux, je vous défends de lui plaire. Dorante. - Je n'oublie cependant rien pour cela, ainsi laisse-moi partir; la peur de te fùcher me reprend. Rosimond, riant. - Ah! ah! ah! que tu es réjouissant! ScÚne IV Marton, Dorante, Rosimond Dorante, riant aussi. - Ah! ah! ah! OÃÂč est votre maÃtresse, Marton? Marton. - Dans la grande allée, oÃÂč elle se promÚne, Monsieur, elle vous demandait tout à l'heure. Rosimond. - Rien que lui, Marton? Marton. - Non, que je sache. Dorante. - Je te laisse, Marquis, je vais la rejoindre. Rosimond. - Attends, nous irons ensemble. Marton. - Monsieur, j'aurais un mot à vous dire. Rosimond. - A moi, Marton? Marton. - Oui, Monsieur. Dorante. - Je vais donc toujours devant. Rosimond, à part. - Rien que lui? C'est qu'elle est piquée. ScÚne V Marton, Rosimond Rosimond. - De quoi s'agit-il, Marton? Marton. - D'une lettre que j'ai trouvée, Monsieur, et qui est apparemment celle que vous avez tantÎt reçue de Frontin. Rosimond. - Donne, j'en étais inquiet. Marton. - La voilà . Rosimond. - Tu ne l'as montrée à personne, apparemment? Marton. - Il n'y a qu'Hortense et son pÚre qui l'ont vue, et je ne la leur ai montrée que pour savoir à qui elle appartenait. Rosimond. - Eh! ne pouviez-vous pas le voir vous-mÃÂȘme? Marton. - Non, Monsieur, je ne sais pas lire, et d'ailleurs, vous en aviez gardé l'enveloppe. Rosimond. - Et ce sont eux qui vous ont dit que la lettre m'appartenait? Ils l'ont donc lue? Marton. - Vraiment oui, Monsieur, ils n'ont pu juger qu'elle était à vous que sur la lecture qu'ils en ont fait. Rosimond. - Hortense présente? Marton. - Sans doute. Est-ce que cette lettre est de quelque conséquence? Y a-t-il quelque chose qui les concerne? Rosimond. - Il vaudrait mieux qu'ils ne l'eussent point vue. Marton. - J'en suis fùchée. Rosimond. - Cela est désagréable. Et qu'en a dit Hortense? Marton. - Rien, Monsieur, elle n'a pas paru y faire attention mais comme on m'a chargé de vous la rendre, voulez-vous que je dise que vous ne l'avez pas reconnue? Rosimond. - L'offre est obligeante et je l'accepte; j'allais vous en prier. Marton. - Oh! de tout mon coeur, je vous le promets, quoique ce soit une précaution assez inutile, comme je vous dis, car ma maÃtresse ne vous en parlera seulement pas. Rosimond. - Tant mieux, tant mieux, je ne m'attendais pas à tant de modération; serait-ce que notre mariage lui déplaÃt? Marton. - Non, cela ne va pas jusque-là ; mais elle ne s'y intéresse pas extrÃÂȘmement non plus. Rosimond. - Vous l'a-t-elle dit, Marton? Marton. - Oh! plus de dix fois, Monsieur, et vous le savez bien, elle vous l'a dit à vous-mÃÂȘme. Rosimond. - Point du tout, elle a, ce me semble, parlé de différer et non pas de rompre mais que ne s'est-elle expliquée? je ne me serais pas avisé de soupçonner son éloignement pour moi, il faut ÃÂȘtre fait à se douter de pareille chose! Marton. - Il est vrai qu'on est presque sûr d'ÃÂȘtre aimé quand on vous ressemble, aussi ma maÃtresse vous aurait-elle épousé d'abord assez volontiers mais je ne sais, il y a eu du malheur, vos façons l'ont choquée. Rosimond. - Je ne les ai pas prises en province, à la vérité. Marton. - Eh! Monsieur, à qui le dites-vous? Je suis persuadée qu'elles sont toutes des meilleures mais, tenez, malgré cela je vous avoue moi-mÃÂȘme que je ne pourrais pas m'empÃÂȘcher d'en rire si je ne me retenais pas, tant elles nous paraissent plaisantes à nous autres provinciales; c'est que nous sommes des ignorantes. Adieu, Monsieur, je vous salue. Rosimond. - Doucement, confiez-moi ce que votre maÃtresse y trouve à redire. Marton. - Eh! Monsieur, ne prenez pas garde à ce que nous en pensons je vous dis que tout nous y paraÃt comique. Vous savez bien que vous avez peur de faire l'amoureux de ma maÃtresse, parce qu'apparemment cela ne serait pas de bonne grùce dans un joli homme comme vous; mais comme Hortense est aimable et qu'il s'agit de l'épouser, nous trouvons cette peur-là si burlesque! si bouffonne! qu'il n'y a point de comédie qui nous divertisse tant; car il est sûr que vous auriez plu à Hortense si vous ne l'aviez pas fait rire mais ce qui fait rire n'attendrit plus, et je vous dis cela pour vous divertir vous-mÃÂȘme. Rosimond. - C'est aussi tout l'usage que j'en fais. Marton. - Vous avez raison, Monsieur, je suis votre servante. Elle revient. Seriez-vous encore curieux d'une de nos folies? DÚs que Dorante et DorimÚne sont arrivés ici, vous avez dit qu'il fallait que Dorante aimùt ma maÃtresse, pendant que vous feriez l'amour à DorimÚne, et cela à la veille d'épouser Hortense; Monsieur, nous en avons pensé mourir de rire, ma maÃtresse et moi! Je lui ai pourtant dit qu'il fallait bien que vos airs fussent dans les rÚgles du bon savoir-vivre. Rien ne l'a persuadée; les gens de ce pays-ci ne sentent point le mérite de ces maniÚres-là ; c'est autant de perdu. Mais je m'amuse trop. Ne dites mot, je vous prie. Rosimond. - Eh bien, Marton, il faudra se corriger j'ai vu quelques benÃÂȘts de la province, et je les copierai. Marton. - Oh! Monsieur, n'en prenez pas la peine; ce ne serait pas en contrefaisant le benÃÂȘt que vous feriez revenir les bonnes dispositions oÃÂč ma maÃtresse était pour vous; ce que je vous dis sous le secret, au moins; mais vous ne réussiriez, ni comme benÃÂȘt ni comme comique. Adieu, Monsieur. ScÚne VI Rosimond, DorimÚne Rosimond, un moment seul. - Eh bien, cela me guérit d'Hortense; cette fille qui m'aime et qui se résout à me perdre, parce que je ne donne pas dans la fadeur de languir pour elle! Voilà une sotte enfant! Allons pourtant la trouver. DorimÚne. - Que devenez-vous donc, Marquis? on ne sait oÃÂč vous prendre? Est-ce votre future qui vous occupe? Rosimond. - Oui, je m'occupais des reproches qu'on me faisait de mon indifférence pour elle, et je vais tùcher d'y mettre ordre; elle est là -bas avec Dorante, y venez-vous? DorimÚne. - ArrÃÂȘtez, arrÃÂȘtez; il s'agit de mettre ordre à quelque chose de plus important. Quand est-ce donc que cette indifférence qu'on vous reproche pour elle lui fera prendre son parti? Il me semble que cela demeure bien longtemps à se déterminer. A qui est-ce la faute? Rosimond. - Ah! vous me querellez aussi! Dites-moi, que voulez-vous qu'on fasse? Ne sont-ce pas nos parents qui décident de cela? DorimÚne. - Qu'est-ce que c'est que des parents, Monsieur? C'est l'amour que vous avez pour moi, c'est le vÎtre, c'est le mien qui en décideront, s'il vous plaÃt. Vous ne mettrez pas des volontés de parents en parallÚle avec des raisons de cette force-là , sans doute, et je veux demain que tout cela finisse. Rosimond. - Le terme est court, on aurait de la peine à faire ce que vous dites là ; je désespÚre d'en venir à bout, moi, et vous en parlez bien à votre aise. DorimÚne. - Ah! je vous trouve admirable! Nous sommes à Paris, je vous perds deux jours de vue; et dans cet intervalle, j'apprends que vous ÃÂȘtes parti avec votre mÚre pour aller vous marier, pendant que vous m'aimez, pendant qu'on vous aime, et qu'on vient tout récemment, comme vous le savez, de congédier là -bas le Chevalier, pour n'avoir de liaison de coeur qu'avec vous? Non, Monsieur, vous ne vous marierez point n'y songez pas, car il n'en sera rien, cela est décidé; votre mariage me déplaÃt. Je le passerais à un autre; mais avec vous! Je ne suis pas de cette humeur-là , je ne saurais; vous ÃÂȘtes un étourdi, pourquoi vous jetez-vous dans cet inconvénient? Rosimond. - Faites-moi donc la grùce d'observer que je suis la victime des arrangements de ma mÚre. DorimÚne. - La victime! Vous m'édifiez beaucoup, vous ÃÂȘtes un petit garçon bien obéissant. Rosimond. - Je n'aime pas à la fùcher, j'ai cette faiblesse-là , par exemple. DorimÚne. - Le poltron! Eh bien, gardez votre faiblesse j'y suppléerai, je parlerai à votre prétendue. Rosimond. - Ah! que je vous reconnais bien à ces tendres inconsidérations-là ! Je les adore. Ayons pourtant un peu plus de flegme ici; car que lui direz-vous? que vous m'aimez? DorimÚne. - Que nous nous aimons. Rosimond. - Voilà qui va fort bien; mais vous ressouvenez-vous que vous ÃÂȘtes en province, oÃÂč il y a des rÚgles, des maximes de décence qu'il ne faut point choquer? DorimÚne. - Plaisantes maximes! Est-il défendu de s'aimer, quand on est aimable? Ah! il y a des puérilités qui ne doivent pas arrÃÂȘter. Je vous épouserai, Monsieur, j'ai du bien, de la naissance, qu'on nous marie; c'est peut-ÃÂȘtre le vrai moyen de me guérir d'un amour que vous ne méritez pas que je conserve. Rosimond. - Nous marier! Des gens qui s'aiment! Y songez-vous? Que vous a fait l'amour pour le pousser à bout? Allons trouver la compagnie. DorimÚne. - Nous verrons. Surtout, point de mariage ici, commençons par là . Mais que vous veut Frontin? ScÚne VII Rosimond, DorimÚne, Frontin Frontin, tout essoufflé. - Monsieur, j'ai un mot à vous dire. Rosimond. - Parle. Frontin. - Il faut que nous soyons seuls, Monsieur. DorimÚne. - Et moi je reste parce que je suis curieuse. Frontin. - Monsieur, Madame est de trop; la moitié de ce que j'ai à vous dire est contre elle. DorimÚne. - Marquis, faites parler ce faquin-là . Rosimond. - Parleras-tu, maraud? Frontin. - J'enrage; mais n'importe. Eh bien, Monsieur, ce que j'ai à vous dire, c'est que Madame ici nous portera malheur à tous deux. DorimÚne. - Le sot! Rosimond. - Comment? Frontin. - Oui, Monsieur, si vous ne changez pas de façon, nous ne tenons plus rien. Pendant que Madame vous amuse, Dorante nous égorge. Rosimond. - Que fait-il donc? Frontin. - L'amour, Monsieur, l'amour, à votre belle Hortense! DorimÚne. - Votre belle voilà une épithÚte bien placée! Frontin. - Je défie qu'on la place mieux; si vous entendiez là -bas comme il se démÚne, comme les déclarations vont dru, comme il entasse les soupirs, j'en ai déjà compté plus de trente de la derniÚre conséquence, sans parler des génuflexions, des exclamations Madame, par-ci, Madame, par-là ! Ah, les beaux yeux! ah! les belles mains! Et ces mains-là , Monsieur, il ne les marchande pas, il en attrape toujours quelqu'une, qu'on retire... couci, couci, et qu'il baise avec un appétit qui me désespÚre; je l'ai laissé comme il en retenait une sur qui il s'était déjà jeté plus de dix fois, malgré qu'on en eût, ou qu'on n'en eût pas, et j'ai peur qu'à la fin elle ne lui reste. Rosimond et DorimÚne, riant. - Hé, hé, hé... Rosimond. - Cela est pourtant vif! Frontin. - Vous riez? Rosimond, riant, parlant de DorimÚne. - Oui, cette main-ci voudra peut-ÃÂȘtre bien me dédommager du tort qu'on me fait sur l'autre. DorimÚne, lui donnant la main. - Il y a de l'équité. Rosimond, lui baisant la main. - Qu'en dis-tu, Frontin, suis-je si à plaindre? Frontin. - Monsieur, on sait bien que Madame a des mains; mais je vous trouve toujours en arriÚre. DorimÚne. - Renvoyez cet homme-là , Monsieur; j'admire votre sang-froid. Rosimond. - Va-t'en. C'est Marton qui lui a tourné la cervelle! Frontin. - Non, Monsieur, elle m'a corrigé, j'étais petit-maÃtre aussi bien qu'un autre; je ne voulais pas aimer Marton que je dois épouser, parce que je croyais qu'il était malhonnÃÂȘte d'aimer sa future; mais cela n'est pas vrai, Monsieur, fiez-vous à ce que je dis, je n'étais qu'un sot, je l'ai bien compris. Faites comme moi, j'aime à présent de tout mon coeur, et je le dis tant qu'on veut suivez mon exemple; Hortense vous plaÃt, je l'ai remarqué, ce n'est que pour ÃÂȘtre joli homme, que vous la laissez là , et vous ne serez point joli, Monsieur. DorimÚne. - Marquis, que veut-il donc dire avec son Hortense, qui vous plaÃt? Qu'est-ce que cela signifie? Quel travers vous donne-t-il là ? Rosimond. - Qu'en sais-je? Que voulez-vous qu'il ait vu? On veut que je l'épouse, et je l'épouserai; d'empressement, on ne m'en a pas vu beaucoup jusqu'ici, je ne pourrai pourtant me dispenser d'en avoir, et j'en aurai parce qu'il le faut voilà tout ce que j'y sache; vous allez bien vite. A Frontin. Retire-toi. Frontin. - Quel dommage de négliger un coeur tout neuf! cela est si rare! DorimÚne. - Partira-t-il? Rosimond. - Va-t'en donc! Faut-il que je te chasse? Frontin. - Je n'ai pas tout dit, la lettre est retrouvée, Hortense et Monsieur le Comte l'ont lue d'un bout à l'autre, mettez-y ordre; ce maudit papier est encore de Madame. DorimÚne. - Quoi! parle-t-il du billet que je vous ai envoyé ici de chez moi? Rosimond. - C'est du mÃÂȘme que j'avais perdu. DorimÚne. - Eh bien, le hasard est heureux, cela les met au fait. Rosimond. - Oh, j'ai pris mon parti là -dessus, je m'en démÃÂȘlerai bien Frontin nous tirera d'affaire. Frontin. - Moi, Monsieur? Rosimond. - Oui, toi-mÃÂȘme. DorimÚne. - On n'a pas besoin de lui là -dedans, il n'y a qu'à laisser aller les choses. Rosimond. - Ne vous embarrassez pas, voici Hortense et Dorante qui s'avancent, et qui paraissent s'entretenir avec assez de vivacité. Frontin. - Eh bien! Monsieur, si vous ne m'en croyez pas, cachez-vous un moment derriÚre cette petite palissade, pour entendre ce qu'ils disent, vous aurez le temps, ils ne vous voient point. Frontin s'en va. Rosimond. - Il n'y aurait pas grand mal, le voulez-vous, Madame? C'est une petite plaisanterie de campagne. DorimÚne. - Oui-da, cela nous divertira. ScÚne VIII Rosimond, DorimÚne, au bout du théùtre, Dorante, Hortense, à l'autre bout. Hortense. - Je vous crois sincÚre, Dorante; mais quels que soient vos sentiments, je n'ai rien à y répondre jusqu'ici; on me destine à un autre. A part. Je crois que je vois Rosimond. Dorante. - Il sera donc votre époux, Madame? Hortense. - Il ne l'est pas encore. A part. C'est lui avec DorimÚne. Dorante. - Je n'oserais vous demander s'il est aimé. Hortense. - Ah! doucement, je n'hésite point à vous dire que non. DorimÚne, à Rosimond. - Cela vous afflige-t-il? Rosimond. - Il faut qu'elle m'ait vu. Hortense. - Ce n'est pas que j'aie de l'éloignement pour lui, mais si j'aime jamais, il en coûtera un peu davantage pour me rendre sensible! Je n'accorderai mon coeur qu'aux soins les plus tendres, qu'à tout ce que l'amour aura de plus respectueux, de plus soumis il faudra qu'on me dise mille fois je vous aime, avant que je le croie, et que je m'en soucie; qu'on se fasse une affaire de la derniÚre importance de me le persuader; qu'on ait la modestie de craindre d'aimer en vain, et qu'on me demande enfin mon coeur comme une grùce qu'on sera trop heureux d'obtenir. Voilà à quel prix j'aimerai, Dorante, et je n'en rabattrai rien; il est vrai qu'à ces conditions-là , je cours risque de rester insensible, surtout de la part d'un homme comme le Marquis, qui n'en est pas réduit à ne soupirer que pour une provinciale, et qui, au pis-aller, a touché le coeur de DorimÚne. DorimÚne, aprÚs avoir écouté. - Au pis-aller! dit-elle, au pis-aller! avançons, Marquis! Rosimond. - Quel est donc votre dessein? DorimÚne. - Laissez-moi faire, je ne gùterai rien. Hortense. - Quoi! vous ÃÂȘtes là , Madame? DorimÚne. - Eh oui, Madame, j'ai eu le plaisir de vous entendre; vous peignez si bien! Qui est-ce qui me prendrait pour un pis-aller? cela me ressemble tout à fait pourtant. Je vous apprends en revanche que vous nous tirez d'un grand embarras; Rosimond vous est indifférent, et c'est fort bien fait; il n'osait vous le dire, mais je parle pour lui; son pis-aller lui est cher, et tout cela vient à merveille. Rosimond, riant. - Comment donc, vous parlez pour moi? Mais point du tout, Comtesse! Finissons, je vous prie; je ne reconnais point là mes sentiments. DorimÚne. - Taisez-vous, Marquis; votre politesse ici consiste à garder le silence; imaginez-vous que vous n'y ÃÂȘtes point. Rosimond. - Je vous dis qu'il n'est pas question de politesse, et que ce n'est pas là ce que je pense. DorimÚne. - Il bat la campagne. Ne faut-il pas en venir à dire ce qui est vrai? Votre coeur et le mien sont engagés, vous m'aimez. Rosimond, en riant. - Eh! qui est-ce qui ne vous aimerait pas? DorimÚne. - L'occasion se présente de le dire et je le dis; il faut bien que Madame le sache. Rosimond. - Oui, ceci est sérieux. DorimÚne. - Elle s'en doutait; je ne lui apprends presque rien. Rosimond. - Ah, trÚs peu de chose! DorimÚne. - Vous avez beau m'interrompre, on ne vous écoute pas. Voudriez-vous l'épouser, Hortense, prévenu d'une autre passion? Non, Madame. Il faut qu'un mari vous aime, votre coeur ne s'en passerait pas; ce sont vos usages, ils sont fort bons; n'en sortez point, et travaillons de concert à rompre votre mariage. Rosimond. - Parbleu, Mesdames, je vous traverserai donc, car je vais travailler à le conclure! Hortense. - Eh! non, Monsieur, vous ne vous ferez point ce tort-là , ni à moi non plus. Dorante. - En effet, Marquis, à quoi bon feindre? Je sais ce que tu penses, tu me l'as confié; d'ailleurs, quand je t'ai dit mes sentiments pour Madame, tu ne les as pas désapprouvés. Rosimond. - Je ne me souviens point de cela, et vous ÃÂȘtes un étourdi, qui me ferez des affaires avec Hortense. Hortense. - Eh! Monsieur, point de mystÚre! Vous n'ignorez pas mes dispositions, et il ne s'agit point ici de compliments. Rosimond. - Eh! Madame, faites-vous quelque attention à ce qu'on dit là ? Ils se divertissent. Dorante. - Mais, parlons français. Est-ce que tu aimes Madame? Rosimond. - Ah! je suis ravi de vous voir curieux; c'est bien à vous à qui j'en dois rendre compte. A Hortense. Je ne suis pas embarrassé de ma réponse mais approuvez, je vous prie, que je mortifie sa curiosité. DorimÚne, riant. - Ah! ah! ah! ah!... il me prend envie aussi de lui demander s'il m'aime? voulez-vous gager qu'il n'osera me l'avouer? m'aimez-vous, Marquis? Rosimond. - Courage, je suis en butte aux questions. DorimÚne. - Ne l'ai-je pas dit? Rosimond, à Hortense. - Et vous, Madame, serez-vous la seule qui ne m'en ferez point? Hortense. - Je n'ai rien à savoir. ScÚne IX Frontin, Rosimond, DorimÚne, Dorante, Hortense Frontin. - Monsieur, je vous avertis que voilà votre mÚre avec Monsieur le Comte, qui vous cherchent, et qui viennent vous parler. Rosimond, à Frontin. - Reste ici. Dorante. - Je te laisse donc, Marquis. DorimÚne. - Adieu, je reviendrai savoir ce qu'ils vous auront dit. Hortense. - Et moi je vous laisse penser à ce que vous leur direz. Rosimond. - Un moment, Madame; que tout ce qui vient de se passer ne vous fasse aucune impression vous voyez ce que c'est que DorimÚne; vous avez dû démÃÂȘler son esprit et la trouver singuliÚre. C'est une maniÚre de petit-maÃtre en femme qui tire sur le coquet, sur le cavalier mÃÂȘme, n'y faisant pas grande façon pour dire ses sentiments, et qui s'avise d'en avoir pour moi, que je ne saurais brusquer comme vous voyez; mais vous croyez bien qu'on sait faire la différence des personnes; on distingue, Madame, on distingue. Hùtons-nous de conclure pour finir tout cela, je vous en supplie. Hortense. - Monsieur, je n'ai pas le temps de vous répondre; on approche. Nous nous verrons tantÎt. Rosimond, quand elle part. - La voilà , je crois, radoucie. ScÚne X Frontin, Rosimond Frontin. - Je n'ai que faire ici, Monsieur? Rosimond. - Reste, il va peut-ÃÂȘtre question de ce billet perdu, et il faut que tu le prennes sur ton compte. Frontin. - Vous n'y songez pas, Monsieur! Le diable, qui a bien des secrets, n'aurait pas celui de persuader les gens, s'il était à ma place; d'ailleurs Marton sait qu'il est à vous. Rosimond. - Je le veux, Frontin, je le veux, je suis convenu avec Marton qu'elle dirait que je n'ai su ce que c'était; ainsi, imaginez, faites comme il vous plaira, mais tirez-moi d'intrigue. ScÚne XI Rosimond, Frontin, La Marquise, Le Comte La Marquise. - Mon fils, Monsieur le Comte a besoin d'un éclaircissement, sur certaine lettre sans adresse, qu'on a trouvée et qu'on croit s'adresser à vous? Dans la conjoncture oÃÂč vous ÃÂȘtes, il est juste qu'on soit instruit là -dessus; parlez-nous naturellement, le style en est un peu libre sur Hortense; mais on ne s'en prend point à vous. Rosimond. - Tout ce que je puis dire à cela, Madame, c'est que je n'ai point perdu de lettre. Le Comte. - Ce n'est pourtant qu'à vous qu'on peut avoir écrit celle dont nous parlons, Monsieur le Marquis; et j'ai dit mÃÂȘme à Marton de vous la rendre. Vous l'a-t-elle rapportée? Rosimond. - Oui, elle m'en a montré une qui ne m'appartenait point. A Frontin. A propos, ne m'as-tu pas dit, toi, que tu en avais perdu une? C'est peut-ÃÂȘtre la tienne. Frontin. - Monsieur, oui, je ne m'en ressouvenais plus; mais cela se pourrait bien. Le Comte. - Non, non, on vous y parle à vous positivement, le nom de Marquis y est répété deux fois, et on y signe la Comtesse pour tout nom, ce qui pourrait convenir à DorimÚne. Rosimond, à Frontin. - Eh bien, qu'en dis-tu? Nous rendras-tu raison de ce que cela veut dire? Frontin. - Mais, oui, je me rappelle du Marquis dans cette lettre; elle est, dites-vous, signée la Comtesse? Oui, Monsieur, c'est cela mÃÂȘme, Comtesse et Marquis, voilà l'histoire. Le Comte, riant. - Hé, hé, hé! Je ne savais pas que Frontin fût un Marquis déguisé, ni qu'il fût en commerce de lettres avec des Comtesses. La Marquise. - Mon fils, cela ne paraÃt pas naturel. Rosimond, à Frontin. - Mais, te plaira-t-il de t'expliquer mieux? Frontin. - Eh vraiment oui, il n'y a rien de si aisé; on m'y appelle Marquis, n'est-il pas vrai? Le Comte. - Sans doute. Frontin. - Ah la folle! On y signe Comtesse? La Marquise. - Eh bien! Frontin. - Ah! ah! ah! l'extravagante. Rosimond. - De qui parles-tu? Frontin. - D'une étourdie que vous connaissez, Monsieur; de Lisette. La Marquise. - De la mienne? de celle que j'ai laissée à Paris? Frontin. - D'elle-mÃÂȘme. Le Comte, riant. - Et le nom de Marquis, d'oÃÂč te vient-il? Frontin. - De sa grùce, je suis un Marquis de la promotion de Lisette, comme elle est Comtesse de la promotion de Frontin, et cela est ordinaire. Au Comte. Tenez Monsieur, je connais un garçon qui avait l'honneur d'ÃÂȘtre à vous pendant votre séjour à Paris, et qu'on appelait familiÚrement Monsieur le Comte. Vous étiez le premier, il était le second. Cela ne se pratique pas autrement; voilà l'usage parmi nous autres subalternes de qualité, pour établir quelque subordination entre la livrée bourgeoise et nous; c'est ce qui nous distingue. Rosimond. - Ce qu'il vous dit est vrai. Le Comte, riant. - Je le veux bien; tout ce qui m'inquiÚte, c'est que ma fille a vu cette lettre, elle ne m'en a pourtant pas paru moins tranquille mais elle est réservée, et j'aurais peur qu'elle ne crût pas l'histoire des promotions de Frontin si aisément. Rosimond. - Mais aussi, de quoi s'avisent ces marauds-là ? Frontin. - Monsieur, chaque nation a ses coutumes; voilà les coutumes de la nÎtre. Le Comte. - Il y pourrait, pourtant, rester une petite difficulté; c'est que dans cette lettre on y parle d'une provinciale, et d'un mariage avec elle qu'on veut empÃÂȘcher en venant ici, cela ressemblerait assez à notre projet. La Marquise. - J'en conviens. Rosimond. - Parle! Frontin. - Oh! bagatelle. Vous allez ÃÂȘtre au fait. Je vous ai dit que nous prenions vos titres. Le Comte. - Oui, vous prenez le nom de vos maÃtres. Mais voilà tout apparemment. Frontin. - Oui, Monsieur, mais quand nos maÃtres passent par le mariage, nous autres, nous quittons le célibat; le maÃtre épouse la maÃtresse, et nous la suivante, c'est encore la rÚgle; et par cette rÚgle que j'observerai, vous voyez bien que Marton me revient. Lisette, qui est là -bas, le sait, Lisette est jalouse, et Marton est tout de suite une provinciale, et tout de suite on menace de venir empÃÂȘcher le mariage; il est vrai qu'on n'est pas venu, mais on voulait venir. La Marquise. - Tout cela se peut, Monsieur le Comte, et d'ailleurs il n'est pas possible de penser que mon fils préférùt DorimÚne à Hortense, il faudrait qu'il fût aveugle. Rosimond. - Monsieur est-il bien convaincu? Le Comte. - N'en parlons plus, ce n'est pas mÃÂȘme votre amour pour DorimÚne qui m'inquiéterait; je sais ce que c'est que ces amours-là entre vous autre gens du bel air, souffrez que je vous dise que vous ne vous aimez guÚre, et DorimÚne notre alliée est un peu sur ce ton-là . Pour vous, Marquis, croyez-moi, ne donnez plus dans ces façons, elles ne sont pas dignes de vous; je vous parle déjà comme à mon gendre; vous avez de l'esprit et de la raison, et vous ÃÂȘtes né avec tant d'avantages, que vous n'avez pas besoin de vous distinguer par de faux airs; restez ce que vous ÃÂȘtes, vous en vaudrez mieux; mon ùge, mon estime pour vous, et ce que je vais vous devenir me permettent de vous parler ainsi. Rosimond. - Je n'y trouve point à redire. La Marquise. - Et je vous prie, mon fils, d'y faire attention. Le Comte. - Changeons de discours; Marton est-elle là ? Regarde, Frontin. Frontin. - Oui, Monsieur, je l'aperçois qui passe avec ces dames. Il l'appelle. Marton! Marton paraÃt. - Qu'est-ce qui me demande? Le Comte. - Dites à ma fille de venir. Marton. - La voilà qui s'avance, Monsieur. ScÚne XII Hortense, DorimÚne, Dorante, Rosimond, La Marquise, Le Comte, Marton, Frontin Le Comte. - Approchez, Hortense, il n'est plus nécessaire d'attendre mon frÚre; il me l'écrit lui-mÃÂȘme, et me mande de conclure, ainsi nous signons le contrat ce soir, et nous vous marions demain. Hortense, se mettant à genoux. - Signer le contrat ce soir, et demain me marier! Ah! mon pÚre, souffrez que je me jette à vos genoux pour vous conjurer qu'il n'en soit rien; je ne croyais pas qu'on irait si vite, et je devais vous parler tantÎt. Le Comte, relevant sa fille et se tournant du cÎté de la Marquise. - J'ai prévu ce que je vois là . Ma fille, je sens les motifs de votre refus; c'est ce billet qu'on a perdu qui vous alarme; mais Rosimond dit qu'il ne sait ce que c'est. Et Frontin... Hortense. - Rosimond est trop honnÃÂȘte homme pour le nier sérieusement, mon pÚre; les vues qu'on avait pour nous ont peut-ÃÂȘtre pu l'engager d'abord à le nier; mais j'ai si bonne opinion de lui, que je suis persuadée qu'il ne le désavouera plus. A Rosimond. Ne justifierez-vous pas ce que je dis là , Monsieur? Rosimond. - En vérité, Madame, je suis dans une si grande surprise... Hortense. - Marton vous l'a vu recevoir, Monsieur. Frontin. - Eh non! celui-là était à moi, Madame je viens d'expliquer cela; demandez. Hortense. - Marton! on vous a dit de le rendre à Rosimond, l'avez-vous fait? dites la vérité? Marton. - Ma foi, Monsieur, le cas devient trop grave, il faut que je parle! Oui, Madame, je l'ai rendu à Monsieur qui l'a remis dans sa poche; je lui avais promis de dire qu'il ne l'avait pas repris, sous prétexte qu'il ne lui appartenait pas, et j'aurais glissé cela tout doucement si les choses avaient glissé de mÃÂȘme mais j'avais promis un petit mensonge, et non pas un faux serment, et c'en serait un que de badiner avec des interrogations de cette force-là ; ainsi donc, Madame, j'ai rendu le billet, Monsieur l'a repris; et si Frontin dit qu'il est à lui, je suis obligée en conscience de déclarer que Frontin est un fripon. Frontin. - Je ne l'étais que pour le bien de la chose, moi, c'était un service d'ami que je rendais. Marton. - Je me rappelle mÃÂȘme que Monsieur, en ouvrant le billet que Frontin lui donnait, s'est écrié c'est de ma folle de comtesse! Je ne sais de qui il parlait. Le Comte, à DorimÚne. - Je n'ose vous dire que j'en ai reconnu l'écriture; j'ai reçu de vos lettres, Madame. DorimÚne. - Vous jugez bien que je n'attendrai pas les explications; qu'il les fasse. Elle sort. La Marquise, sortant aussi. - Il peut épouser qui il voudra, mais je ne veux plus le voir, et je le déshérite. Le Comte, qui la suit. - Nous ne vous laisserons pas dans ce dessein-là , Marquise. Hortense les suit. Dorante, à Rosimond en s'en allant. - Ne t'inquiÚte pas, nous apaiserons la Marquise, et heureusement te voilà libre. Frontin. - Et cassé. ScÚne XIII Frontin, Rosimond Rosimond regarde Frontin, puis rit. - Ah! ah! ah! Frontin. - J'ai vu qu'on pleurait de ses pertes, mais je n'en ai jamais vu rire; il n'y a pourtant plus d'Hortense. Rosimond. - Je la regrette, dans le fond. Frontin. - Elle ne vous regrette guÚre, elle. Rosimond. - Plus que tu ne crois, peut-ÃÂȘtre. Frontin. - Elle en donne de belles marques! Rosimond. - Ce qui m'en fùche, c'est que me voilà pourtant obligé d'épouser cette folle de comtesse; il n'y a point d'autre parti à prendre; car, à propos de quoi Hortense me refuserait-elle, si ce n'est à cause de DorimÚne? Il faut qu'on le sache, et qu'on n'en doute pas Je suis outré; allons, tout n'est pas désespéré, je parlerai à Hortense, et je la ramÚnerai. Qu'en dis-tu? Frontin. - Rien. Quand je suis affligé; je ne pense plus. Rosimond. - Oh! que veux-tu que j'y fasse? Acte III ScÚne premiÚre Marton, Hortense, Frontin Hortense. - Je ne sais plus quel parti prendre. Marton. - Il est, dit-on, dans une extrÃÂȘme agitation, il se fùche, il fait l'indifférent, à ce que dit Frontin; il va trouver DorimÚne, il la quitte; quelquefois il soupire; ainsi, ne vous rebutez pas, Madame; voyez ce qu'il vous veut, et ce que produira le désordre d'esprit oÃÂč il est; allons jusqu'au bout. Hortense. - Oui, Marton, je le crois touché, et c'est là ce qui m'en rebute le plus; car qu'est-ce que c'est que la ridiculté d'un homme qui m'aime, et qui, par vaine gloire, n'a pu encore se résoudre à me le dire aussi franchement, aussi naïvement qu'il le sent? Marton. - Eh! Madame, plus il se débat, et plus il s'affaiblit; il faut bien que son impertinence s'épuise; achevez de l'en guérir. Quel reproche ne vous feriez-vous pas un jour s'il s'en retournait ridicule? Je lui avais donné de l'amour, vous diriez-vous, et ce n'est pas là un présent si rare; mais il n'avait point de raison, je pouvais lui en donner, il n'y avait peut-ÃÂȘtre que moi qui en fût capable; et j'ai laissé partir cet honnÃÂȘte homme sans lui rendre ce service-là qui nous aurait tant accommodé tous deux. Cela est bien dur; je ne méritais pas les beaux yeux que j'ai. Hortense. - Tu badines, et je ne ris point, car si je ne réussis pas, je serai désolée, je te l'avoue; achevons pourtant. Marton. - Ne l'épargnez point désespérez-le pour le vaincre; Frontin là -bas attend votre réponse pour la porter à son maÃtre. Lui dira-t-il qu'il vienne? Hortense. - Dis-lui d'approcher. Marton, à Frontin. - Avance. Hortense. - Sais-tu ce que me veut ton maÃtre? Frontin. - Hélas, Madame, il ne le sait pas lui-mÃÂȘme, mais je crois le savoir. Hortense. - Apparemment qu'il a quelque motif, puisqu'il demande à me voir. Frontin. - Non, Madame, il n'y a encore rien de réglé là -dessus; et en attendant, c'est par force qu'il demande à vous voir; il ne saurait faire autrement Il n'y a pas moyen qu'il s'en passe; il faut qu'il vienne. Hortense. - Je ne t'entends point. Frontin. - Je ne m'entends pas trop non plus, mais je sais bien ce que je veux dire. Marton. - C'est son coeur qui le mÚne en dépit qu'il en ait, voilà ce que c'est. Frontin. - Tu l'as dit c'est son coeur qui a besoin du vÎtre, Madame; qui voudrait l'avoir à bon marché; qui vient savoir à quel prix vous le mettez, le marchander du mieux qu'il pourra, et finir par en donner tout ce que vous voudrez, tout ménager qu'il est; c'est ma pensée. Hortense. - A tout hasard, va le chercher . ScÚne II Hortense, Marton Hortense. - Marton, je ne veux pas lui parler d'abord, je suis d'avis de l'impatienter; dis-lui que dans le cas présent je n'ai pas jugé qu'il fût nécessaire de nous voir, et que je le prie de vouloir bien s'expliquer avec toi sur ce qu'il a à me dire; s'il insiste, je ne m'écarte point, et tu m'en avertiras. Marton. - C'est bien dit Hùtez-vous de vous retirer, car je crois qu'il avance. ScÚne III Marton, Rosimond Rosimond, agité. - OÃÂč est donc votre maÃtresse? Marton. - Monsieur, ne pouvez-vous pas me confier ce que vous lui voulez? aprÚs tout ce qui s'est passé, il ne sied pas beaucoup, dit-elle, que vous ayez un entretien ensemble, elle souhaiterait se l'épargner; d'ailleurs, je m'imagine qu'elle ne veut pas inquiéter Dorante qui ne la quitte guÚre, et vous n'avez qu'à me dire de quoi il s'agit. Rosimond. - Quoi! c'est la peur d'inquiéter Dorante qui l'empÃÂȘche de venir? Marton. - Peut-ÃÂȘtre bien. Rosimond. - Ah! celui-là me paraÃt neuf. A part. On a de plaisants goûts en province; Dorante... de sorte donc qu'elle a cru que je voulais lui parler d'amour. Ah! Marton, je suis bien aise de la désabuser; allez lui dire qu'il n'en est pas question, que je n'y songe point, qu'elle peut venir avec Dorante mÃÂȘme, si elle veut, pour plus de sûreté; dites-lui qu'il ne s'agit que de DorimÚne, et que c'est une grùce que j'ai à lui demander pour elle, rien que cela; allez, ah! ah! ah! Marton. - Vous l'attendrez ici, Monsieur. Rosimond. - Sans doute. Marton. - Souhaitez-vous qu'elle amÚne Dorante? ou viendra-t-elle seule? Rosimond. - Comme il lui plaira; quant à moi, je n'ai que faire de lui. Rosimond un moment seul riant. Dorante l'emporte sur moi! Je n'aurais pas parié pour lui; sans cet avis-là j'allais faire une belle tentative! Mais que me veut cette femme-ci? ScÚne IV DorimÚne, Rosimond DorimÚne. - Marquis, je viens vous avertir que je pars; vous sentez bien qu'il ne me convient plus de rester, et je n'ai plus qu'à dire adieu à ces gens-ci. Je retourne à ma terre; de là à Paris oÃÂč je vous attends pour notre mariage; car il est devenu nécessaire depuis l'éclat qu'on a fait; vous ne pouvez me venger du dédain de votre mÚre que par là ; il faut absolument que je vous épouse. Rosimond. - Eh oui, Madame, on vous épousera mais j'ai pour nous, à présent, quelques mesures à prendre, qui ne demandent pas que vous soyez présente, et que je manquerais si vous ne me laissez pas. DorimÚne. - Qu'est-ce que c'est que ces mesures? Dites-les-moi en deux mots. Rosimond. - Je ne saurais; je n'en ai pas le temps. DorimÚne. - Donnez-m'en la moindre idée, ne faites rien sans conseil vous avez quelquefois besoin qu'on vous conduise, Marquis; voyons le parti que vous prenez. Rosimond. - Vous me chagrinez. A part. Que lui dirai-je? Haut. C'est que je veux ménager un raccommodement entre vous et ma mÚre. DorimÚne. - Cela ne vaut rien; je n'en suis pas encore d'avis écoutez-moi. Rosimond. - Eh, morbleu! Ne vous embarrassez pas, c'est un mouvement qu'il faut que je me donne. DorimÚne. - D'oÃÂč vient le faut-il? Rosimond. - C'est qu'on croirait peut-ÃÂȘtre que je regrette Hortense, et je veux qu'on sache qu'elle ne me refuse que parce que j'aime ailleurs. DorimÚne. - Eh bien, il n'en sera que mieux que je sois présente, la preuve de votre amour en sera encore plus forte, quoique, à vrai dire, elle soit inutile; ne sait-on pas que vous m'aimez? Cela est si bien établi et si croyable! Rosimond. - Eh! de grùce, Madame, allez-vous-en. A part. Ne pourrai-je l'écarter? DorimÚne. - Attendez donc; ne pouvez-vous m'épouser qu'avec l'agrément de votre mÚre? Il serait plus flatteur pour moi qu'on s'en passùt, si cela se peut, et d'ailleurs c'est que je ne me raccommoderai point je suis piquée. Rosimond. - Restez piquée, soit; ne vous raccommodez point, ne m'épousez pas mais retirez-vous pour un moment. DorimÚne. - Que vous ÃÂȘtes entÃÂȘté! Rosimond, à part. - L'incommode femme! DorimÚne. - Parlons raison. A qui vous adressez-vous? Rosimond. - Puisque vous voulez le savoir, c'est Hortense que j'attends, et qui arrive, je pense. DorimÚne. - Je vous laisse donc, à condition que je reviendrai savoir ce que vous aurez conclu avec elle entendez-vous? Rosimond. - Eh! non, tenez-vous en repos; j'irai vous le dire. ScÚne V Rosimond, Hortense, Marton Marton, en entrant, à Hortense. - Madame, n'hésitez point à entretenir Monsieur le Marquis, il m'a assuré qu'il ne serait point question d'amour entre vous, et que ce qu'il a à vous dire ne concerne uniquement que DorimÚne; il m'en a donné sa parole. Rosimond, à part. - Le préambule est fort nécessaire. Hortense. - Vous n'avez qu'à rester, Marton. Rosimond, à part. - Autre précaution. Marton, à part. - Voyons comme il s'y prendra. Hortense. - Que puis-je faire pour obliger DorimÚne, Monsieur? Rosimond, à part. - Je me sens ému... Haut. Il ne s'agit plus de rien, Madame; elle m'avait prié de vous engager à disposer l'esprit de ma mÚre en sa faveur, mais ce n'est pas la peine, cette démarche-là ne réussirait pas. Hortense. - J'en ai meilleur augure; essayons toujours mon pÚre y songeait, et moi aussi, Monsieur, ainsi, compter tous deux sur nous. Est-ce là tout? Rosimond. - J'avais à vous parler de son billet qu'on a trouvé, et je venais vous protester que je n'y ai point de part; que j'en ai senti tout le manque de raison, et qu'il m'a touché plus que je ne puis le dire. Marton, en riant. - Hélas! Hortense. - Pure bagatelle qu'on pardonne à l'amour. Rosimond. - C'est qu'assurément vous ne méritez pas la façon de penser qu'elle y a eu; vous ne la méritez pas. Marton, à part. - Vous ne la méritez pas? Hortense. - Je vous jure, Monsieur, que je n'y ai point pris garde, et que je n'en agirai pas moins vivement dans cette occasion-ci. Vous n'avez plus rien à me dire, je pense? Rosimond. - Notre entretien vous est si à charge que j'hésite de le continuer. Hortense. - Parlez, Monsieur. Marton, à part. - Ecoutons. Rosimond. - Je ne saurais revenir de mon étonnement j'admire le malentendu qui nous sépare; car enfin, pourquoi rompons-nous? Marton, riant à part. - Voyez quelle aisance! Rosimond. - Un mariage arrÃÂȘté, convenable, que nos parents souhaitaient, dont je faisais tout le cas qu'il fallait, par quelle tracasserie arrive-t-il qu'il ne s'achÚve pas? Cela me passe. Hortense. - Ne devez-vous pas ÃÂȘtre charmé, Monsieur, qu'on vous débarrasse d'un mariage oÃÂč vous ne vous engagiez que par complaisance? Rosimond. - Par complaisance? Marton. - Par complaisance! Ah! Madame, oÃÂč se récriera-t-on, si ce n'est ici? Malheur à tout homme qui pourrait écouter cela de sang-froid. Rosimond. - Elle a raison. Quand on n'examine pas les gens, voilà comme on les explique. Marton, à part. - Voilà comme on est un sot. Rosimond. - J'avais cru pourtant vous avoir donné quelque preuve de délicatesse de sentiment. Hortense rit. Rosimond continue. Oui, Madame, de délicatesse. Marton, toujours à part. - Cet homme-là est incurable. Rosimond. - Il n'y a qu'à suivre ma conduite; toutes vos attentions ont été pour Dorante, songez-y; à peine m'avez-vous regardé là -dessus, je me suis piqué, cela est dans l'ordre. J'ai paru manquer d'empressement, j'en conviens, j'ai fait l'indifférent, mÃÂȘme le fier, si vous voulez; j'étais fùché cela est-il si désobligeant? Est-ce là de la complaisance? Voilà mes torts. Auriez-vous mieux aimé qu'on ne prÃt garde à rien? Qu'on ne sentÃt rien? Qu'on eût été content sans devoir l'ÃÂȘtre? Et fit-on jamais aux gens les reproches que vous me faites, Madame? Hortense. - Vous vous plaignez si joliment, que je ne me lasserais point de vous entendre; mais il et temps que je me retire. Adieu, Monsieur. Marton. - Encore un instant, Monsieur me charme; on ne trouve pas toujours des amants d'un espÚce aussi rare. Rosimond. - Mais, restez donc, Madame, vous ne me dites mot; convenons de quelque chose. Y a-t-il matiÚre de rupture entre nous? OÃÂč allez-vous? Presser ma mÚre de se raccommoder avec DorimÚne? Oh! vous me permettrez de vous retenir! Vous n'irez pas. Qu'elles restent brouillées, je ne veux point de DorimÚne; je n'en veux qu'à vous. Vous laisserez là Dorante, et il n'y a point ici, s'il vous plaÃt, d'autre raccommodement à faire que le mien avec vous; il n'y en a point de plus pressé. Ah çà , voyons; vous rendez-vous justice? Me la rendez-vous? Croyez-vous qu'on sente ce que vous valez? Sommes-nous enfin d'accord? En est-ce fait? Vous-ne me répondez rien. Marton. - Tenez, Madame, vous croyez peut-ÃÂȘtre que Monsieur le Marquis ne vous aime point, parce qu'il ne vous le dit pas bien bourgeoisement, et en termes précis; mais faut-il réduire un homme comme lui à cette extrémité-là ? Ne doit-on pas l'aimer gratis? A votre place, pourtant, Monsieur, je m'y résoudrais. Qui est-ce qui le saura? Je vous garderai le secret. Je m'en vais, car j'ai de la peine à voir qu'on vous maltraite. Rosimond. - Qu'est-ce que c'est que ce discours? Hortense. - C'est une étourdie qui parle mais il faut qu'à mon tour la vérité m'échappe, Monsieur, je n'y saurais résister. C'est que votre petit jargon de galanterie me choque, me révolte, il soulÚve la raison C'est pourtant dommage. Voici DorimÚne qui approche, et à qui je vais confirmer tout ce que je vous ai promis; et pour vous, et pour elle. ScÚne VI DorimÚne, Hortense, Rosimond DorimÚne. - Je ne suis point de trop, Madame, je sais le sujet de votre entretien, il me l'a dit. Hortense. - Oui, Madame, et je l'assurais que mon pÚre et moi n'oublierons rien pour réussir à ce que vous souhaitez. DorimÚne. - Ce n'est pas pour moi qu'il souhaite, Madame, et c'est bien malgré moi qu'il vous en a parlé. Hortense. - Malgré vous? Il m'a pourtant dit que vous l'en aviez prié. DorimÚne. - Eh! point du tout, nous avons pensé nous quereller là -dessus à cause de la répugnance que j'y avais il n'a pas mÃÂȘme voulu que je fusse présente à votre entretien. Il est vrai que le motif de son obstination est si tendre, que je me serais rendue; mais j'accours pour vous prier de laisser tout là . Je viens de rencontrer la Marquise qui m'a saluée d'un air si glacé, si dédaigneux, que voilà qui est fait, abandonnons ce projet; il y a des moyens de se passer d'une cérémonie si désagréable elle me rebuterait de notre mariage. Rosimond. - Il ne se fera jamais, Madame. DorimÚne. - Vous ÃÂȘtes un petit emporté. Hortense. - Vous voyez, Madame, jusqu'oÃÂč le dépit porte un coeur tendre. DorimÚne. - C'est que c'est une démarche si dure, si humiliante. Hortense. - Elle est nécessaire; il ne serait pas séant de vous marier sans l'aveu de Madame la Marquise, et nous allons agir mon pÚre et moi, s'il ne l'a déjà fait. Rosimond. - Non, Madame, je vous prie trÚs sérieusement qu'il ne s'en mÃÂȘle point, ni vous non plus. DorimÚne. - Et moi, je vous prie qu'il s'en mÃÂȘle, et vous aussi, Hortense. Le voici qui vient, je vais lui en parler moi-mÃÂȘme. Etes-vous content, petit ingrat? Quelle complaisance il faut avoir! ScÚne VII Le Comte, Dorante, DorimÚne, Hortense, Rosimond Le Comte, à DorimÚne. - Venez, Madame, hùtez-vous de grùce, nous avons laissé la Marquise avec quelques amis qui tùchent de la gagner. Le moment m'a paru favorable; présentez-vous, Madame, et venez par vos politesses achever de la déterminer; ce sont des pas que la bienséance exige que vous fassiez. Suivez-nous aussi, ma fille; et vous, Marquis, attendez ici, on vous dira quand il sera temps de paraÃtre. Rosimond, à part. - Ceci est trop fort. DorimÚne. - Je vous rends mille grùces de vos soins, Monsieur le Comte. Adieu, Marquis, tranquillisez-vous donc. Dorante, à Rosimond. - Point d'inquiétude, nous te rapporterons de bonnes nouvelles. Hortense. - Je me charge de vous les venir dire. ScÚne VIII Rosimond, abattu et rÃÂȘveur, Frontin Frontin, bas. - Son air rÃÂȘveur est de mauvais présage... Haut. Monsieur. Rosimond. - Que me veux-tu? Frontin. - Epousons-nous Hortense? Rosimond. - Non, je n'épouse personne. Frontin. - Et cet entretien que vous avez eu avec elle, il a donc mal fini? Rosimond. - TrÚs mal. Frontin. - Pourquoi cela? Rosimond. - C'est que je lui ai déplu. Frontin. - Je vous crois. Rosimond. - Elle dit que je la choque. Frontin. - Je n'en doute pas; j'ai prévu son indignation. Rosimond. - Quoi! Frontin, tu trouves qu'elle a raison? Frontin. - Je trouve que vous seriez charmant, si vous ne faisiez pas le petit agréable ce sont vos agréments qui vous perdent. Rosimond. - Mais, Frontin, je sors du monde; y étais-je si étrange? Frontin. - On s'y moquait de nous la plupart du temps; je l'ai fort bien remarqué, Monsieur; les gens raisonnables ne pouvaient pas nous souffrir; en vérité, vous ne plaisiez qu'aux DorimÚnes, et moi aussi; et nos camarades n'étaient que des étourdis; je le sens bien à présent, et si vous l'aviez senti aussi tÎt que moi, l'adorable Hortense vous aurait autant chéri que me chérit sa gentille suivante, qui m'a défait de toute mon impertinence. Rosimond. - Est-ce qu'en effet il y aurait de ma faute? Frontin. - Regardez-moi Est-ce que vous me reconnaissez, par exemple? Voyez comme je parle naturellement à cette heure, en comparaison d'autrefois que je prenais des tons si sots Bonjour, la belle enfant, qu'est-ce? Eh! comment vous portez-vous? Voilà comme vous m'aviez appris à faire, et cela me fatiguait; au lieu qu'à présent je suis si à mon aise Bonjour, Marton, comment te portes-tu? Cela coule de source, et on est gracieux avec toute la commodité possible. Rosimond. - Laisse-moi, il n'y a plus de ressource Et tu me chagrines. ScÚne IX Marton, Frontin, Rosimond Frontin, à part à Marton. - Encore une petite façon, et nous le tenons, Marton. Marton, à part les premiers mots. - Je vais l'achever. Monsieur, ma maÃtresse que j'ai rencontrée en passant, comme elle vous quittait, m'a chargé de vous prier d'une chose qu'elle a oublié de vous dire tantÎt, et dont elle n'aurait peut-ÃÂȘtre pas le temps de vous avertir assez tÎt C'est que Monsieur le Comte pourra vous parler de Dorante, vous faire quelques questions sur son caractÚre; et elle souhaiterait que vous en dissiez du bien; non pas qu'elle l'aime encore, mais comme il s'y prend d'une maniÚre à lui plaire, il sera bon, à tout hasard, que Monsieur le Comte soit prévenu en sa faveur. Rosimond. - Oh! Parbleu! c'en est trop; ce trait me pousse à bout Allez, Marton, dites à votre maÃtresse que son procédé est injurieux, et que Dorante, pour qui elle veut que je parle, me répondra de l'affront qu'on me fait aujourd'hui. Marton. - Eh, Monsieur! A qui en avez-vous? Quel mal vous fait-on? Par quel intérÃÂȘt refusez-vous d'obliger ma maÃtresse, qui vous sert actuellement vous-mÃÂȘme, et qui, en revanche, vous demande en grùce de servir votre propre ami? Je ne vous conçois pas! Frontin, quelle fantaisie lui prend-il donc? Pourquoi se fùche-t-il contre Hortense? Sais-tu ce que c'est? Frontin. - Eh! mon enfant, c'est qu'il l'aime. Marton. - Bon! Tu rÃÂȘves. Cela ne se peut pas. Dit-il vrai, Monsieur? Rosimond. - Marton, je suis au désespoir! Marton. - Quoi! Vous? Rosimond. - Ne me trahis pas; je rougirais que l'ingrate le sût mais, je te l'avoue, Marton oui, je l'aime, je l'adore, et je ne saurai supporter sa perte. Marton. - Ah! C'est parler que cela; voilà ce qu'on appelle des expressions. Rosimond. - Garde-toi surtout de les répéter. Marton. - Voilà qui ne vaut rien, vous retombez. Frontin. - Oui, Monsieur, dites toujours je l'adore; ce mot-là vous portera bonheur. Rosimond. - L'ingrate! Marton. - Vous avez tort; car il faut que je me fùche à mon tour. Est-ce que ma maÃtresse se doute seulement que vous l'aimez? jamais le mot d'amour est-il sorti de votre bouche pour elle? Il semblait que vous auriez eu peur de compromettre votre importance; ce n'était pas la peine que votre coeur se développùt sérieusement pour ma maÃtresse, ni qu'il se mÃt en frais de sentiment pour elle. Trop heureuse de vous épouser, vous lui faisiez la grùce d'y consentir je ne vous parle si franchement, que pour vous mettre au fait de vos torts; il faut que vous les sentiez c'est de vos façons dont vous devez rougir, et non pas d'un amour qui ne vous fait qu'honneur. Frontin. - Si vous saviez le chagrin que nous en avions, Marton et moi; nous en étions si pénétrés... Rosimond. - Je me suis mal conduit, j'en conviens. Marton. - Avec tout ce qui peut rendre un homme aimable, vous n'avez rien oublié pour vous empÃÂȘcher de l'ÃÂȘtre. Souvenez-vous des discours de tantÎt j'en étais dans une fureur... Frontin. - Oui, elle m'a dit que vous l'aviez scandalisée; car elle est notre amie. Marton. - C'est un malentendu qui nous sépare; et puis, concluons quelque chose, un mariage arrÃÂȘté, convenable, dont je faisais cas voilà de votre style; et avec qui? Avec la plus charmante et la plus raisonnable fille du monde, et je dirai mÃÂȘme, la plus disposée d'abord à vous vouloir du bien. Rosimond. - Ah! Marton, n'en dis pas davantage. J'ouvre les yeux; je me déteste, et il n'est plus temps! Marton. - Je ne dis pas cela, Monsieur le Marquis, votre état me touche, et peut-ÃÂȘtre touchera-t-il ma maÃtresse. Frontin. - Cette belle dame a l'air si clément! Marton. - Me promettez-vous de rester comme vous ÃÂȘtes? Continuerez-vous d'ÃÂȘtre aussi aimable que vous l'ÃÂȘtes actuellement? En est-ce fait? N'y a-t-il plus de petit-maÃtre? Rosimond. - Je suis confus de l'avoir été, Marton. Frontin. - Je pleure de joie. Marton. - Eh bien, portez-lui donc ce coeur tendre et repentant; jetez-vous à ses genoux, et n'en sortez point qu'elle ne vous ait fait grùce. Rosimond. - Je m'y jetterai, Marton, mais sans espérance, puisqu'elle aime Dorante. Marton. - Doucement; Dorante ne lui a plu qu'en s'efforçant de lui plaire, et vous lui avez plu d'abord. Cela est différent c'est reconnaissance pour lui, c'était inclination pour vous, et l'inclination reprendra ses droits. Je la vois qui s'avance; nous vous laissons avec elle. ScÚne X Rosimond, Hortense Hortense. - Bonnes nouvelles, Monsieur le Marquis, tout est pacifié. Rosimond, se jetant à ses genoux. - Et moi je meurs de douleur, et je renonce à tout, puisque je vous perds, Madame. Hortense. - Ah! Ciel! Levez-vous, Rosimond; ne vous troublez pas, et dites-moi ce que cela signifie. Rosimond. - Je ne mérite pas, Hortense, la bonté que vous avez de m'entendre; et ce n'est pas en me flattant de vous fléchir, que je viens d'embrasser vos genoux. Non, je me fais justice; je ne suis pas mÃÂȘme digne de votre haine, et vous ne me devez que du mépris; mais mon coeur vous a manqué de respect; il vous a refusé l'aveu de tout l'amour dont vous l'aviez pénétré, et je veux, pour l'en punir, vous déclarer les motifs ridicules du mystÚre qu'il vous en a fait. Oui, belle Hortense, cet amour que je ne méritais pas de sentir, je ne vous l'ai caché que par le plus misérable, par le plus incroyable orgueil qui fût jamais. Triomphez donc d'un malheureux qui vous adorait, qui a pourtant négligé de vous le dire, et qui a porté la présomption, jusqu'à croire que vous l'aimeriez sans cela voilà ce que j'étais devenu par de faux airs; refusez-m'en le pardon que je vous en demande; prenez en réparation de mes folies l'humiliation que j'ai voulu subir en vous les apprenant; si ce n'est pas assez, riez-en vous-mÃÂȘme, et soyez sûre d'en ÃÂȘtre toujours vengée par la douleur éternelle que j'en emporte. ScÚne XI DorimÚne, Dorante, Hortense, Rosimond DorimÚne. - Enfin, Marquis, vous ne vous plaindrez plus, je suis à vous, il vous est permis de m'épouser; il est vrai qu'il m'en coûte le sacrifice de ma fierté mais, que ne fait-on pas pour ce qu'on aime? Rosimond. - Un moment, de grùce, Madame. Dorante. - Votre pÚre consent à mon bonheur, si vous y consentez vous-mÃÂȘme, Madame. Hortense. - Dans un instant, Dorante. Rosimond, à Hortense. - Vous ne me dites rien, Hortense? Je n'aurai pas mÃÂȘme, en partant, la triste consolation d'espérer que vous me plaindrez. DorimÚne. - Que veut-il dire avec sa consolation? De quoi demande-t-il donc qu'on le plaigne? Rosimond. - Ayez la bonté de ne pas m'interrompre. Hortense. - Quoi, Rosimond, vous m'aimez? Rosimond. - Et mon amour ne finira qu'avec ma vie. DorimÚne. - Mais, parlez donc? Répétez-vous une scÚne de comédie? Rosimond. - Eh! de grùce. Dorante. - Que dois-je penser, Madame? Hortense. - Tout à l'heure. A Rosimond. Et vous n'aimez pas DorimÚne? Rosimond. - Elle est présente; et je dis que je vous adore; et je le dis sans ÃÂȘtre infidÚle approuvez que je n'en dise pas davantage. DorimÚne. - Comment donc, vous l'adorez! Vous ne m'aimez pas? A-t-il perdu l'esprit? Je ne plaisante plus, moi. Dorante. - Tirez-moi de l'inquiétude oÃÂč je suis, Madame? Rosimond. - Adieu, belle Hortense; ma présence doit vous ÃÂȘtre à charge. Puisse Dorante, à qui vous accordez votre coeur, sentir toute l'étendue du bonheur que je perds. A Dorante. Tu me donnes la mort, Dorante; mais je ne mérite pas de vivre, et je te pardonne. DorimÚne. - Voilà qui est bien particulier! Hortense. - ArrÃÂȘtez, Rosimond; ma main peut-elle effacer le ressouvenir de la peine que je vous ai faite? Je vous la donne. Rosimond. - Je devrais expirer d'amour, de transport et de reconnaissance. DorimÚne. - C'est un rÃÂȘve! Voyons. A quoi cela aboutira-t-il? Hortense, à Rosimond. - Ne me sachez pas mauvais gré de ce qui s'est passé; je vous ai refusé ma main, j'ai montré de l'éloignement pour vous; rien de tout cela n'était sincÚre c'était mon coeur qui éprouvait le vÎtre. Vous devez tout à mon penchant; je voulais pouvoir m'y livrer, je voulais que ma raison fût contente, et vous comblez mes souhaits; jugez à présent du cas que j'ai fait de votre coeur par tout ce que j'ai tenté pour en obtenir la tendresse entiÚre. Rosimond se jette à genoux. DorimÚne, en s'en allant. - Adieu. Je vous annonce qu'il faudra l'enfermer au premier jour. ScÚne XII Le Comte, La Marquise, Marton, Frontin Le Comte. - Rosimond à vos pieds, ma fille! Qu'est-ce que cela veut dire? Hortense. - Mon pÚre, c'est Rosimond qui m'aime, et que j'épouserai si vous le souhaitez. Rosimond. - Oui, Monsieur, c'est Rosimond devenu raisonnable, et qui ne voit rien d'égal au bonheur de son sort. Le Comte, à Dorante. - Nous les destinions l'un à l'autre, Monsieur; vous m'aviez demandé ma fille mais vous voyez bien qu'il n'est plus question d'y songer. La Marquise. - Ah! mon fils! Que cet événement me charme! Dorante, à Hortense. - Je ne me plains point, Madame; mais votre procédé est cruel. Hortense. - Vous n'avez rien à me reprocher, Dorante; vous vouliez profiter des fautes de votre ami, et ce dénouement-ci vous rend justice. Frontin. - Ah, Monsieur! Ah, Madame! Mon incomparable Marton. Marton. - Aime-moi à présent tant que tu voudras, il n'y aura rien de perdu. Fin La MÚre confidente Acteurs Comédie en trois actes et en prose représentée pour la premiÚre fois par les comédiens Italiens le 9 mai 1735 Acteurs Madame Argante. Angélique, sa fille. Lisette, sa suivante. Dorante, amant d'Angélique. Ergaste, son oncle. Lubin, paysan valet de Madame Argante. La scÚne se passe à la campagne, chez Madame Argante. Acte premier ScÚne premiÚre Dorante, Lisette Dorante. - Quoi! vous venez sans Angélique, Lisette? Lisette. - Elle arrivera bientÎt, elle est avec sa mÚre, je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me suis hùtée que pour avoir avec vous un moment d'entretien, sans qu'elle le sache. Dorante. - Que me veux-tu, Lisette? Lisette. - Ah ça, Monsieur, nous ne vous connaissons, Angélique et moi, que par une aventure de promenade dans cette campagne. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Vous ÃÂȘtes tous deux aimables, l'amour s'est mis de la partie, cela est naturel; voilà sept ou huit entrevues que nous avons avec vous, à l'insu de tout le monde; la mÚre, à qui vous ÃÂȘtes inconnu, pourrait à la fin en apprendre quelque chose, toute l'intrigue retomberait sur moi terminons; Angélique est riche, vous ÃÂȘtes tous deux d'une égale condition, à ce que vous dites; engagez vos parents à la demander pour vous en mariage; il n'y a pas mÃÂȘme de temps à perdre. Dorante. - C'est ici oÃÂč gÃt la difficulté. Lisette. - Vous auriez de la peine à trouver un meilleur parti, au moins. Dorante. - Eh! il n'est que trop bon. Lisette. - Je ne vous entends pas. Dorante. - Ma famille vaut la sienne, sans contredit, mais je n'ai pas de bien, Lisette. Lisette, étonnée. - Comment? Dorante. - Je dis les choses comme elles sont; je n'ai qu'une trÚs petite légitime. Lisette, brusquement. - Vous? Tant pis; je ne suis point contente de cela, qui est-ce qui le devinerait à votre air? Quand on n'a rien, faut-il ÃÂȘtre de si bonne mine? Vous m'avez trompée, Monsieur. Dorante. - Ce n'était pas mon dessein. Lisette. - Cela ne se fait pas, vous dis-je, que diantre voulez-vous qu'on fasse de vous? Vraiment Angélique vous épouserait volontiers, mais nous avons une mÚre qui ne sera pas tentée de votre légitime, et votre amour ne nous donnerait que du chagrin. Dorante. - Eh! Lisette, laisse aller les choses, je t'en conjure; il peut arriver tant d'accidents! Si je l'épouse, je te jure d'honneur que je te ferai ta fortune; tu n'en peux espérer autant de personne, et je tiendrai parole. Lisette. - Ma fortune? Dorante. - Oui, je te le promets. Ce n'est pas le bien d'Angélique qui me fait envie si je ne l'avais pas rencontrée ici, j'allais, à mon retour à Paris, épouser une veuve trÚs riche et peut-ÃÂȘtre plus riche qu'elle, tout le monde le sait, mais il n'y a plus moyen j'aime Angélique; et si jamais tes soins m'unissaient à elle, je me charge de ton établissement. Lisette, rÃÂȘvant un peu. - Vous ÃÂȘtes séduisant; voilà une façon d'aimer qui commence à m'intéresser, je me persuade qu'Angélique serait bien avec vous. Dorante. - Je n'aimerai jamais qu'elle. Lisette. - Vous lui ferez donc sa fortune aussi bien qu'à moi, mais, Monsieur, vous n'avez rien, dites-vous? cela est dur, n'héritez-vous de personne, tous vos parents sont-ils ruinés? Dorante. - Je suis le neveu d'un homme qui a de trÚs grands biens, qui m'aime beaucoup, et qui me traite comme un fils. Lisette. - Eh! que ne parlez-vous donc? d'oÃÂč vient me faire peur avec vos tristes récits, pendant que vous en avez de si consolants à faire? Un oncle riche, voilà qui est excellent; et il est vieux, sans doute, car ces Messieurs-là ont coutume de l'ÃÂȘtre. Dorante. - Oui, mais le mien ne suit pas la coutume, il est jeune. Lisette. - Jeune! et de quelle jeunesse encore? Dorante. - Il n'a que trente-cinq ans. Lisette. - Miséricorde! trente-cinq ans! Cet homme-là n'est bon qu'à ÃÂȘtre le neveu d'un autre. Dorante. - Il est vrai. Lisette. - Mais du moins, est-il un peu infirme? Dorante. - Point du tout, il se porte à merveille, il est, grùce au ciel, de la meilleure santé du monde, car il m'est cher. Lisette. - Trente-cinq ans et de la santé, avec un degré de parenté comme celui-là ! Le joli parent! Et quelle est l'humeur de ce galant homme? Dorante. - Il est froid, sérieux et philosophe. Lisette. - Encore passe, voilà une humeur qui peut nous dédommager de la vieillesse et des infirmités qu'il n'a pas il n'a qu'à nous assurer son bien. Dorante. - Il ne faut pas s'y attendre; on parle de quelque mariage en campagne pour lui. Lisette, s'écriant. - Pour ce philosophe! Il veut donc avoir des héritiers en propre personne? Dorante. - Le bruit en court. Lisette. - Oh! Monsieur, vous m'impatientez avec votre situation; en vérité, vous ÃÂȘtes insupportable, tout est désolant avec vous, de quelque cÎté qu'on se tourne. Dorante. - Te voilà donc dégoûtée de me servir? Lisette, vivement. - Non, vous avez un malheur qui me pique et que je veux vaincre; mais retirez-vous, voici Angélique qui arrive, je ne lui ai pas dit que vous viendriez ici, quoiqu'elle s'attende bien de vous y voir; vous reparaÃtrez dans un instant et ferez comme si vous arriviez, donnez-moi le temps de l'instruire de tout, j'ai à lui rendre compte de votre personne, elle m'a chargée de savoir un peu de vos nouvelles, laissez-moi faire. Dorante sort. ScÚne II Angélique, Lisette Lisette. - Je désespérais que vous vinssiez, Madame. Angélique. - C'est qu'il est arrivé du monde à qui j'ai tenu compagnie. Eh bien! Lisette, as-tu quelque chose à me dire de Dorante? as-tu parlé de lui à la concierge du chùteau oÃÂč il est? Lisette. - Oui, je suis parfaitement informée. Dorante est un homme charmant, un homme aimé, estimé de tout le monde, en un mot, le plus honnÃÂȘte homme qu'on puisse connaÃtre. Angélique. - Hélas! Lisette, je n'en doutais pas, cela ne m'apprend rien, je l'avais deviné. Lisette. - Oui; il n'y a qu'à le voir pour avoir bonne opinion de lui. Il faut pourtant le quitter, car il ne vous convient pas. Angélique. - Le quitter! Quoi! aprÚs cet éloge! Lisette. - Oui, Madame, il n'est pas votre fait. Angélique. - Ou vous plaisantez, ou la tÃÂȘte vous tourne. Lisette. - Ni l'un ni l'autre. Il a un défaut terrible. Angélique. - Tu m'effrayes. Lisette. - Il est sans bien. Angélique. - Ah! je respire! N'est-ce que cela? Explique-toi donc mieux, Lisette ce n'est pas un défaut, c'est un malheur, je le regarde comme une bagatelle, moi. Lisette. - Vous parlez juste; mais nous avons une mÚre, allez la consulter sur cette bagatelle-là , pour voir un peu ce qu'elle vous répondra; demandez-lui si elle sera d'avis de vous donner Dorante. Angélique. - Et quel est le tien là -dessus, Lisette? Lisette. - Oh! le mien, c'est une autre affaire; sans vanité, je penserais un peu plus noblement que cela, ce serait une fort belle action que d'épouser Dorante. Angélique. - Va, va, ne ménage pas mon coeur, il n'est pas au-dessous du tien, conseille-moi hardiment une belle action. Lisette. - Non pas, s'il vous plaÃt. Dorante est un cadet et l'usage veut qu'on le laisse là . Angélique. - Je l'enrichirais donc? Quel plaisir! Lisette. - Oh! vous en direz tant que vous me tenterez. Angélique. - Plus il me devrait, et plus il me serait cher. Lisette. - Vous ÃÂȘtes tous deux les plus aimables enfants du monde, car il refuse aussi, à cause de vous, une veuve trÚs riche, à ce qu'on dit. Angélique. - Lui? eh bien! il a eu la modestie de s'en taire, c'est toujours de nouvelles qualités que je lui découvre. Lisette. - Allons, Madame, il faut que vous épousiez cet homme-là , le ciel vous destine l'un à l'autre, cela est visible. Rappelez-vous votre aventure nous nous promenons toutes deux dans les allées de ce bois. Il y a mille autres endroits pour se promener; point du tout, cet homme, qui nous est inconnu, ne vient qu'à celui-ci, parce qu'il faut qu'il nous rencontre. Qu'y faisiez-vous? Vous lisiez. Qu'y faisait-il? Il lisait. Y a-t-il rien de plus marqué? Angélique. - Effectivement. Lisette. - Il vous salue, nous le saluons, le lendemain, mÃÂȘme promenade, mÃÂȘmes allées, mÃÂȘme rencontre, mÃÂȘme inclination des deux cÎtés, et plus de livres de part et d'autre; cela est admirable! Angélique. - Ajoute que j'ai voulu m'empÃÂȘcher de l'aimer, et que je n'ai pu en venir à bout. Lisette. - Je vous en défierais. Angélique. - Il n'y a plus que ma mÚre qui m'inquiÚte, cette mÚre qui m'idolùtre, qui ne m'a jamais fait sentir que son amour, qui ne veut jamais que ce que je veux. Lisette. - Bon! c'est que vous ne voulez jamais que ce qui lui plaÃt. Angélique. - Mais si elle fait si bien que ce qui lui plaÃt me plaise aussi, n'est-ce pas comme si je faisais toujours mes volontés? Lisette. - Est-ce que vous tremblez déjà ? Angélique. - Non, tu m'encourages, mais c'est ce misérable bien que j'ai et qui me nuira ah! que je suis fùchée d'ÃÂȘtre si riche! Lisette. - Ah! le plaisant chagrin! Eh! ne l'ÃÂȘtes-vous pas pour vous deux? Angélique. - Il est vrai. Ne le verrons-nous pas aujourd'hui? Quand reviendra-t-il? Lisette regarde sa montre. - Attendez, je vais vous le dire. Angélique. - Comment! est-ce que tu lui as donné rendez-vous? Lisette. - Oui, il va venir, il ne tardera pas deux minutes, il est exact. Angélique. - Vous n'y songez pas, Lisette; il croira que c'est moi qui le lui ai fait donner. Lisette. - Non, non, c'est toujours avec moi qu'il les prend, et c'est vous qui les tenez sans le savoir. Angélique. - Il a fort bien fait de ne m'en rien dire, car je n'en aurais pas tenu un seul; et comme vous m'avertissez de celui-ci, je ne sais pas trop si je puis rester avec bienséance, j'ai presque envie de m'en aller. Lisette. - Je crois que vous avez raison. Allons, partons, Madame. Angélique. - Une autre fois, quand vous lui direz de venir, du moins ne m'avertissez pas, voilà tout ce que je vous demande. Lisette. - Ne nous fùchons pas, le voici. ScÚne III Dorante, Angélique, Lisette, Lubin, éloigné. Angélique. - Je ne vous attendais pas, au moins, Dorante. Dorante. - Je ne sais que trop que c'est à Lisette que j'ai l'obligation de vous voir ici, Madame. Lisette, sans regarder. - Je lui ai pourtant dit que vous viendriez. Angélique. - Oui, elle vient de me l'apprendre tout à l'heure. Lisette. - Pas tant tout à l'heure. Angélique. - Taisez-vous, Lisette. Dorante. - Me voyez-vous à regret, Madame? Angélique. - Non, Dorante, si j'étais fùchée de vous voir, je fuirais les lieux oÃÂč je vous trouve, et oÃÂč je pourrais soupçonner de vous rencontrer. Lisette. - Oh! pour cela, Monsieur, ne vous plaignez pas; il faut rendre justice à Madame il n'y a rien de si obligeant que les discours qu'elle vient de me tenir sur votre compte. Angélique. - Mais, en vérité, Lisette!... Dorante. - Eh! Madame, ne m'enviez pas la joie qu'elle me donne. Lisette. - OÃÂč est l'inconvénient de répéter des choses qui ne sont que louables? Pourquoi ne saurait-il pas que vous ÃÂȘtes charmée que tout le monde l'aime et l'estime? Y a-t-il du mal à lui dire le plaisir que vous vous proposez à le venger de la fortune, à lui apprendre que la sienne vous le rend encore plus cher? Il n'y a point à rougir d'une pareille façon de penser, elle fait l'éloge de votre coeur. Dorante. - Quoi! charmante Angélique, mon bonheur irait-il jusque-là ? Oserais-je ajouter foi à ce qu'elle me dit? Angélique. - Je vous avoue qu'elle est bien étourdie. Dorante. - Je n'ai que mon coeur à vous offrir, il est vrai, mais du moins n'en fut-il jamais de plus pénétré ni de plus tendre. Lubin paraÃt dans l'éloignement. Lisette. - Doucement, ne parlez pas si haut, il me semble que je vois le neveu de notre fermier qui nous observe; ce grand benÃÂȘt-là , que fait-il ici? Angélique. - C'est lui-mÃÂȘme. Ah! que je suis inquiÚte! Il dira tout à ma mÚre. Adieu, Dorante, nous nous reverrons, je me sauve, retirez-vous aussi. Elle sort. Dorante veut s'en aller. Lisette, l'arrÃÂȘtant. - Non, Monsieur, arrÃÂȘtez, il me vient une idée il faut tùcher de le mettre dans nos intérÃÂȘts, il ne me hait pas. Dorante. - Puisqu'il nous a vus, c'est le meilleur parti. ScÚne IV Dorante, Lisette, Lubi Lisette, à Dorante. - Laissez-moi faire. Ah! te voilà , Lubin? à quoi t'amuses-tu là ? Lubin. - Moi? D'abord je faisais une promenade, à présent je regarde. Lisette. - Et que regardes-tu? Lubin. - Des oisiaux, deux qui restont, et un qui viant de prenre sa volée, et qui est le plus joli de tous. Regardant Dorante. En velà un qui est bian joli itou, et jarnigué! ils profiteront bian avec vous, car vous les sifflez comme un charme, Mademoiselle Lisette. Lisette. - C'est-à -dire que tu nous as vu, Angélique et moi, parler à Monsieur? Lubin. - Oh! oui, j'ons tout vu à mon aise, j'ons mÃÂȘmement entendu leur petit ramage. Lisette. - C'est le hasard qui nous a fait rencontrer Monsieur, et voilà la premiÚre fois que nous le voyons. Lubin. - Morgué! qu'alle a bonne meine cette premiÚre fois-là , alle ressemble à la vingtiÚme! Dorante. - On ne saurait se dispenser de saluer une dame quand on la rencontre, je pense. Lubin, riant. - Ah! ah! ah! vous tirez donc voute révérence en paroles, vous convarsez depuis un quart d'heure, appelez-vous ça un coup de chapiau? Lisette. - Venons au fait, serais-tu d'humeur d'entrer dans nos intérÃÂȘts? Lubin. - Peut-ÃÂȘtre qu'oui, peut-ÃÂȘtre que non, ce sera suivant les magniÚres du monde; il gnia que ça qui rÚgle, car j'aime les magniÚres, moi. Lisette. - Eh bien! Lubin, je te prie instamment de nous servir. Dorante lui donne de l'argent. - Et moi, je te paye pour cela. Lubin. - Je vous baille donc la parfarence; redites voute chance, alle sera pu bonne ce coup-ci que l'autre, d'abord c'est une rencontre, n'est-ce pas? ça se pratique, il n'y a pas de malhonnÃÂȘteté à rencontrer les parsonnes. Lisette. - Et puis on se salue. Lubin. - Et pis queuque bredouille au bout de la révérence, c'est itou ma coutume; toujours je bredouille en saluant, et quand ça se passe avec des femmes, faut bian qu'alles répondent deux paroles pour une; les hommes parlent, les femmes babillent, allez voute chemin; velà qui est fort bon, fort raisonnable et fort civil. Oh çà ! la rencontre, la salutation, la demande, et la réponse, tout ça est payé! il n'y a pus qu'à nous accommoder pour le courant. Dorante. - Voilà pour le courant. Lubin. - Courez donc tant que vous pourrez, ce que vous attraperez, c'est pour vous; je n'y prétends rin, pourvu que j'attrape itou. Sarviteur, il n'y a, morgué! parsonne de si agriable à rencontrer que vous. Lisette. - Tu seras donc de nos amis à présent. Lubin. - Tatigué! oui, ne m'épargnez pas, toute mon amiquié est à voute sarvice au mÃÂȘme prix. Lisette. - Puisque nous pouvons compter sur toi, veux-tu bien actuellement faire le guet pour nous avertir, en cas que quelqu'un vienne, et surtout Madame? Lubin. - Que vos parsonnes se tiennent en paix, je vous garantis des passants une lieue à la ronde. Il sort. ScÚne V Dorante, Lisette Lisette. - Puisque nous voici seuls un moment, parlons encore de votre amour, Monsieur. Vous m'avez fait de grandes promesses en cas que les choses réussissent; mais comment réussiront-elles? Angélique est une héritiÚre, et je sais les intentions de la mÚre, quelque tendresse qu'elle ait pour sa fille, qui vous aime, ce ne sera pas à vous à qui elle la donnera, c'est de quoi vous devez ÃÂȘtre bien convaincu; or, cela supposé, que vous passe-t-il dans l'esprit là -dessus? Dorante. - Rien encore, Lisette. Je n'ai jusqu'ici songé qu'au plaisir d'aimer Angélique. Lisette. - Mais ne pourriez-vous pas en mÃÂȘme temps songer à faire durer ce plaisir? Dorante. - C'est bien mon dessein; mais comment s'y prendre? Lisette. - Je vous le demande. Dorante. - J'y rÃÂȘverai, Lisette. Lisette. - Ah! vous y rÃÂȘverez! Il n'y a qu'un petit inconvénient à craindre, c'est qu'on ne marie votre maÃtresse pendant que vous rÃÂȘverez à la conserver. Dorante. - Que me dis-tu, Lisette? J'en mourrais de douleur. Lisette. - Je vous tiens donc pour mort. Dorante, vivement. - Est-ce qu'on la veut marier? Lisette. - La partie est toute liée avec la mÚre, il y a déjà un époux d'arrÃÂȘté, je le sais de bonne part. Dorante. - Eh! Lisette, tu me désespÚres, il faut absolument éviter ce malheur-là . Lisette. - Ah! ce ne sera pas en disant j'aime, et toujours j'aime... N'imaginez-vous rien? Dorante. - Tu m'accables. ScÚne VI Lubin, Lisette, Dorante Lubin, accourant. - Gagnez pays, mes bons amis, sauvez-vous, velà l'ennemi qui s'avance. Lisette. - Quel ennemi? Lubin. - Morgué! le plus méchant, c'est la mÚre d'Angélique. Lisette, à Dorante. - Eh! vite, cachez-vous dans le bois, je me retire. Elle sort. Lubin. - Et moi je ferai semblant d'ÃÂȘtre sans malice. ScÚne VII Lubin, Madame Argante Madame Argante. - Ah! c'est toi, Lubin, tu es tout seul? Il me semblait avoir entendu du monde. Lubin. - Non, noute maÃtresse; ce n'est que moi qui me parle et qui me repart, à celle fin de me tenir compagnie, ça amuse. Madame Argante. - Ne me trompes-tu point? Lubin. - Pargué! je serais donc un fripon? Madame Argante. - Je te crois, et je suis bien aise de te trouver, car je te cherchais; j'ai une commission à te donner, que je ne veux confier à aucun de mes gens; c'est d'observer Angélique dans ses promenades, et de me rendre compte de ce qui s'y passe; je remarque que depuis quelque temps elle sort souvent à la mÃÂȘme heure avec Lisette, et j'en voudrais savoir la raison. Lubin. - Ca est fort raisonnable. Vous me baillez donc une charge d'espion? Madame Argante. - A peu prÚs. Lubin. - Je savons bian ce que c'est; j'ons la pareille. Madame Argante. - Toi? Lubin. - Oui, ça est fort lucratif; mais c'est qu'ou venez un peu tard, noute maÃtresse, car je sis retenu pour vous espionner vous-mÃÂȘme. Madame Argante, à part. - Qu'entends-je? Moi, Lubin? Lubin. - Vraiment oui. Quand Mademoiselle Angélique parle en cachette à son amoureux, c'est moi qui regarde si vous ne venez pas. Madame Argante. - Ceci est sérieux; mais vous ÃÂȘtes bien hardi, Lubin, de vous charger d'une pareille commission. Lubin. - Pardi, y a-t-il du mal à dire à cette jeunesse Velà Madame qui viant, la velà qui ne viant pas? Ca empÃÂȘche-t-il que vous ne veniez, ou non? Je n'y entends pas de finesse. Madame Argante. - Je te pardonne, puisque tu n'as pas cru mal faire, à condition que tu m'instruiras de tout ce que tu verras et de tout ce que tu entendras. Lubin. - Faura donc que j'acoute et que je regarde? Ce sera moiquié plus de besogne avec vous qu'avec eux. Madame Argante. - Je consens mÃÂȘme que tu les avertisses quand j'arriverai, pourvu que tu me rapportes tout fidÚlement, et il ne te sera pas difficile de le faire, puisque tu ne t'éloignes pas beaucoup d'eux. Lubin. - Eh! sans doute, je serai tout porté pour les nouvelles, ça me sera commode, aussitÎt pris, aussitÎt rendu. Madame Argante. - Je te défends surtout de les informer de l'emploi que je te donne, comme tu m'as informé de celui qu'ils t'ont donné; garde-moi le secret. Lubin. - DrÚs qu'ou voulez qu'an le garde, an le gardera; s'ils me l'aviont commandé, j'aurions fait de mÃÂȘme, ils n'aviont qu'à dire. Madame Argante. - N'y manque pas à mon égard, et puisqu'ils ne se soucient point que tu gardes le leur, achÚve de m'instruire, tu n'y perdras pas. Lubin. - PremiÚrement, au lieu de pardre avec eux, j'y gagne. Madame Argante. - C'est-à -dire qu'ils te payent? Lubin. - Tout juste. Madame Argante. - Je te promets de faire comme eux, quand je serai rentrée chez moi. Lubin. - Ce que j'en dis n'est pas pour porter exemple, mais ce qu'ou ferez sera toujours bian fait. Madame Argante. - Ma fille a donc un amant? Quel est-il? Lubin. - Un biau jeune homme fait comme une marveille, qui est libéral, qui a un air, une présentation, une philosomie! Dame! c'est ma meine à moi, ce sera la vÎtre itou; il n'y a pas de garçon pu gracieux à contempler, et qui fait l'amour avec des paroles si douces! C'est un plaisir que de l'entendre débiter sa petite marchandise! Il ne dit pas un mot qu'il n'adore. Madame Argante. - Et ma fille, que lui répond-elle? Lubin. - Voute fille? mais je pense que bientÎt ils s'adoreront tous deux. Madame Argante. - N'as-tu rien retenu de leurs discours? Lubin. - Non, qu'une petite miette. Je n'ai pas de moyen, ce li fait-il. Et moi, j'en ai trop, ce li fait-elle. Mais, li dit-il, j'ai le coeur si tendre! Mais, li dit-elle, qu'est-ce que ma mÚre s'en souciera? Et pis là -dessus ils se lamentont sur le plus, sur le moins, sur la pauvreté de l'un, sur la richesse de l'autre, ça fait des regrets bian touchants. Madame Argante. - Quel est ce jeune homme? Lubin. - Attendez, il m'est avis que c'est Dorante, et comme c'est un voisin, on peut l'appeler le voisin Dorante. Madame Argante. - Dorante! ce nom-là ne m'est pas inconnu, comment se sont-ils vus? Lubin. - Ils se sont vus en se rencontrant; mais ils ne se rencontrent pus, ils se treuvent. Madame Argante. - Et Lisette, est-elle de la partie? Lubin. - Morgué! oui, c'est leur capitaine, alle a le gouvarnement des rencontres, c'est un trésor pour des amoureux que cette fille-là . Madame Argante. - Voici, ce me semble, ma fille, qui feint de se promener et qui vient à nous; retire-toi, Lubin, continue d'observer et de m'instruire avec fidélité, je te récompenserai. Lubin. - Oh! que oui, Madame, ce sera au logis, il n'y a pas loin. Il sort. ScÚne VIII Madame Argante, Angélique Madame Argante. - Je vous demandais à Lubin, ma fille. Angélique. - Avez-vous à me parler, Madame? Madame Argante. - Oui; vous connaissez Ergaste, Angélique, vous l'avez vu souvent à Paris, il vous demande en mariage. Angélique. - Lui, ma mÚre, Ergaste, cet homme si sombre si sérieux, il n'est pas fait pour ÃÂȘtre un mari, ce me semble. Madame Argante. - Il n'y a rien à redire à sa figure. Angélique. - Pour sa figure, je la lui passe, c'est à quoi je ne regarde guÚre. Madame Argante. - Il est froid. Angélique. - Dites glacé, taciturne, mélancolique, rÃÂȘveur et triste. Madame Argante. - Vous le verrez bientÎt, il doit venir ici, et s'il ne vous accommode pas, vous ne l'épouserez pas malgré vous, ma chÚre enfant, vous savez bien comme nous vivons ensemble. Angélique. - Ah! ma mÚre, je ne crains point de violence de votre part, ce n'est pas là ce qui m'inquiÚte. Madame Argante. - Es-tu bien persuadée que je t'aime? Angélique. - Il n'y a point de jour qui ne m'en donne des preuves. Madame Argante. - Et toi, ma fille, m'aimes-tu autant? Angélique. - Je me flatte que vous n'en doutez pas, assurément. Madame Argante. - Non, mais pour m'en rendre encore plus sûre, il faut que tu m'accordes une grùce. Angélique. - Une grùce, ma mÚre! Voilà un mot qui ne me convient point, ordonnez, et je vous obéirai. Madame Argante. - Oh! si tu le prends sur ce ton-là , tu ne m'aimes pas tant que je croyais. Je n'ai point d'ordre à vous donner, ma fille; je suis votre amie, et vous ÃÂȘtes la mienne, et si vous me traitez autrement, je n'ai plus rien à vous dire. Angélique. - Allons, ma mÚre, je me rends, vous me charmez, j'en pleure de tendresse, voyons, quelle est cette grùce que vous me demandez? Je vous l'accorde d'avance. Madame Argante. - Viens donc que je t'embrasse te voici dans un ùge raisonnable, mais oÃÂč tu auras besoin de mes conseils et de mon expérience; te rappelles-tu l'entretien que nous eûmes l'autre jour; et cette douceur que nous nous figurions toutes deux à vivre ensemble dans la plus intime confiance, sans avoir de secrets l'une pour l'autre; t'en souviens-tu? Nous fûmes interrompues, mais cette idée-là te réjouit beaucoup, exécutons-la, parle-moi à coeur ouvert; fais-moi ta confidente. Angélique. - Vous, la confidente de votre fille? Madame Argante. - Oh! votre fille; et qui te parle d'elle? Ce n'est point ta mÚre qui veut ÃÂȘtre ta confidente, c'est ton amie, encore une fois. Angélique, riant. - D'accord, mais mon amie redira tout à ma mÚre, l'un est inséparable de l'autre. Madame Argante. - Eh bien! je les sépare, moi, je t'en fais serment; oui, mets-toi dans l'esprit que ce que tu me confieras sur ce pied-là , c'est comme si ta mÚre ne l'entendait pas; eh! mais cela se doit, il y aurait mÃÂȘme de la mauvaise foi à faire autrement. Angélique. - Il est difficile d'espérer ce que vous dites là . Madame Argante. - Ah! que tu m'affliges; je ne mérite pas ta résistance. Angélique. - Eh bien! soit, vous l'exigez de trop bonne grùce, j'y consens, je vous dirai tout. Madame Argante. - Si tu veux, ne m'appelle pas ta mÚre, donne-moi un autre nom. Angélique. - Oh! ce n'est pas la peine, ce nom-là m'est cher, quand je le changerais, il n'en serait ni plus ni moins, ce ne serait qu'une finesse inutile, laissez-le-moi, il ne m'effraye plus. Madame Argante. - Comme tu voudras, ma chÚre Angélique. Ah çà ! je suis donc ta confidente, n'as-tu rien à me confier dÚs à présent? Angélique. - Non, que je sache, mais ce sera pour l'avenir. Madame Argante. - Comment va ton coeur? Personne ne l'a-t-il attaqué jusqu'ici? Angélique. - Pas encore. Madame Argante. - Hum! Tu ne te fies pas à moi, j'ai peur que ce ne soit encore à ta mÚre à qui tu réponds. Angélique. - C'est que vous commencez par une furieuse question. Madame Argante. - La question convient à ton ùge. Angélique. - Ah! Madame Argante. - Tu soupires? Angélique. - Il est vrai. Madame Argante. - Que t'est-il arrivé? Je t'offre de la consolation et des conseils, parle. Angélique. - Vous ne me le pardonnerez pas. Madame Argante. - Tu rÃÂȘves encore, avec tes pardons, tu me prends pour ta mÚre. Angélique. - Il est assez permis de s'y tromper, mais c'est du moins pour la plus digne de l'ÃÂȘtre, pour la plus tendre et la plus chérie de sa fille qu'il y ait au monde. Madame Argante. - Ces sentiments-là sont dignes de toi, et je les dirai; mais il ne s'agit pas d'elle, elle est absente revenons, qu'est-ce qui te chagrine? Angélique. - Vous m'avez demandé si on avait attaqué mon coeur? Que trop, puisque j'aime! Madame Argante, d'un air sérieux. - Vous aimez? Angélique, riant. - Eh bien! ne voilà -t-il pas cette mÚre qui est absente? C'est pourtant elle qui me répond; mais rassurez-vous, car je badine. Madame Argante. - Non, tu ne badines point, tu me dis la vérité, et il n'y a rien là qui me surprenne; de mon cÎté, je n'ai répondu sérieusement que parce que tu me parlais de mÃÂȘme; ainsi point d'inquiétude, tu me confies donc que tu aimes. Angélique. - Je suis presque tentée de m'en dédire. Madame Argante. - Ah! ma chÚre Angélique, tu ne me rends pas tendresse pour tendresse. Angélique. - Vous m'excuserez, c'est l'air que vous avez pris qui m'a alarmée; mais je n'ai plus peur; oui, j'aime, c'est un penchant qui m'a surpris. Madame Argante. - Tu n'es pas la premiÚre, cela peut arriver à tout le monde et quel homme est-ce? est-il à Paris? Angélique. - Non, je ne le connais que d'ici? Madame Argante, riant. - D'ici, ma chÚre? Conte-moi donc cette histoire-là , je la trouve plus plaisante que sérieuse, ce ne peut ÃÂȘtre qu'une aventure de campagne, une rencontre? Angélique. - Justement. Madame Argante. - Quelque jeune homme galant, qui t'a salué, et qui a su adroitement engager une conversation? Angélique. - C'est cela mÃÂȘme. Madame Argante. - Sa hardiesse m'étonne, car tu es d'une figure qui devait lui en imposer ne trouves-tu pas qu'il a un peu manqué de respect? Angélique. - Non, le hasard a tout fait, et c'est Lisette qui en est cause, quoique fort innocemment; elle tenait un livre, elle le laissa tomber, il le ramassa, et on se parla, cela est tout naturel. Madame Argante, riant. - Va, ma chÚre enfant, tu es folle de t'imaginer que tu aimes cet homme-là , c'est Lisette qui te le fait accroire, tu es si fort au-dessus de pareille chose! tu en riras toi-mÃÂȘme au premier jour. Angélique. - Non, je n'en crois rien, je ne m'y attends pas, en vérité. Madame Argante. - Bagatelle, te dis-je, c'est qu'il y a là dedans un air de roman qui te gagne. Angélique. - Moi, je n'en lis jamais, et puis notre aventure est toute des plus simples. Madame Argante. - Tu verras; te dis-je; tu es raisonnable, et c'est assez; mais l'as-tu vu souvent? Angélique. - Dix ou douze fois. Madame Argante. - Le verras-tu encore? Angélique. - Franchement, j'aurais bien de la peine à m'en empÃÂȘcher. Madame Argante. - Je t'offre, si tu le veux, de reprendre ma qualité de mÚre pour te le défendre. Angélique. - Non vraiment, ne reprenez rien, je vous prie, ceci doit ÃÂȘtre un secret pour vous en cette qualité-là , et je compte que vous ne savez rien, au moins, vous me l'avez promis. Madame Argante. - Oh! je te tiendrai parole, mais puisque cela est si sérieux, peu s'en faut que je ne verse des larmes sur le danger oÃÂč je te vois, de perdre l'estime qu'on a pour toi dans le monde. Angélique. - Comment donc? l'estime qu'on a pour moi! Vous me faites trembler. Est-ce que vous me croyez capable de manquer de sagesse? Madame Argante. - Hélas! ma fille, vois ce que tu as fait, te serais-tu crue capable de tromper ta mÚre, de voir à son insu un jeune étourdi, de courir les risques de son indiscrétion et de sa vanité, de t'exposer à tout ce qu'il voudra dire, et de te livrer à l'indécence de tant d'entrevues secrÚtes, ménagées par une misérable suivante sans coeur, qui ne s'embarrasse guÚre des conséquences, pourvu qu'elle y trouve son intérÃÂȘt, comme elle l'y trouve sans doute? qui t'aurait dit, il y a un mois, que tu t'égarerais jusque-là , l'aurais-tu cru? Angélique, triste. - Je pourrais bien avoir tort, voilà des réflexions que je n'ai jamais faites. Madame Argante. - Eh! ma chÚre enfant, qui est-ce qui te les ferait faire? Ce n'est pas un domestique payé pour te trahir, non plus qu'un amant qui met tout son bonheur à te séduire; tu ne consultes que tes ennemis; ton coeur mÃÂȘme est de leur parti, tu n'as pour tout secours que ta vertu qui ne doit pas ÃÂȘtre contente, et qu'une véritable amie comme moi, dont tu te défies que ne risques-tu pas? Angélique. - Ah! ma chÚre mÚre, ma chÚre amie, vous avez raison, vous m'ouvrez les yeux, vous me couvrez de confusion; Lisette m'a trahie, et je romps avec le jeune homme; que je vous suis obligée de vos conseils! Lubin, à Madame Argante. - Madame, il vient d'arriver un homme qui demande à vous parler. Madame Argante, à Angélique. - En qualité de simple confidente, je te laisse libre; je te conseille pourtant de me suivre, car le jeune homme est peut-ÃÂȘtre ici. Angélique. - Permettez-moi de rÃÂȘver un instant, et ne vous embarrassez point; s'il y est, et qu'il ose paraÃtre, je le congédierai, je vous assure. Madame Argante. - Soit, mais songe à ce que je t'ai dit. Elle sort. ScÚne IX Angélique, un moment seule, Lubin survient. Angélique. - Voilà qui est fait, je ne le verrai plus. Lubin, sans s'arrÃÂȘter, lui remet une lettre dans la main. ArrÃÂȘtez, de qui est-elle? Lubin, en s'en allant, de loin. - De ce cher poulet. C'est voute galant qui vous la mande. Angélique la rejette loin. - Je n'ai point de galant, rapportez-la. Lubin. - Elle est faite pour rester. Angélique. - Reprenez-la, encore une fois, et retirez-vous. Lubin. - Eh morgué! queu fantaisie! je vous dis qu'il faut qu'alle demeure, à celle fin que vous la lisiais, ça m'est enjoint, et à vous aussi; il y a dedans un entretien pour tantÎt, à l'heure qui vous fera plaisir, et je sis enchargé d'apporter l'heure à Lisette, et non pas la lettre. Ramassez-la, car je n'ose, de peur qu'en ne me voie, et pis vous me crierez la réponse tout bas. Angélique. - Ramasse-la toi-mÃÂȘme, et va-t'en, je te l'ordonne. Lubin. - Mais voyez ce rat qui lui prend! Non, morgué! je ne la ramasserai pas, il ne sera pas dit que j'aie fait ma commission tout de travars. Angélique, s'en allant. - Cet impertinent! Lubin la regarde s'en aller. - Faut qu'alle ai de l'avarsion pour l'écriture. Acte II ScÚne premiÚre Dorante, Lubin Lubin entre le premier et dit. - Parsonne ne viant. Dorante entre. Eh palsangué! arrivez donc, il y a pu d'une heure que je sis à l'affût de vous. Dorante. - Eh bien! qu'as-tu à me dire? Lubin. - Que vous ne bougiais d'ici, Lisette m'a dit de vous le commander. Dorante. - T'a-t-elle dit l'heure qu'Angélique a prise pour notre rendez-vous? Lubin. - Non, alle vous contera ça. Dorante. - Est-ce là tout? Lubin. - C'est tout par rapport à vous, mais il y a un restant par rapport à moi. Dorante. - De quoi est-il question? Lubin. - C'est que je me repens... Dorante. - Qu'appelles-tu te repentir? Lubin. - J'entends qu'il y a des scrupules qui me tourmentont sur vos rendez-vous que je protÚge, j'ons queuquefois la tentation de vous torner casaque sur tout ceci, et d'aller nous accuser tretous. Dorante. - Tu rÃÂȘves, et oÃÂč est le mal de ces rendez-vous? Que crains-tu? ne suis-je pas honnÃÂȘte homme? Lubin. - Morgué! moi itou, et tellement honnÃÂȘte, qu'il n'y aura pas moyen d'ÃÂȘtre un fripon, si on ne me soutient le coeur, par rapport à ce que j'ons toujours maille à partie avec ma conscience; il y a toujours queuque chose qui cloche dans mon courage; à chaque pas que je fais, j'ai le défaut de m'arrÃÂȘter, à moins qu'on ne me pousse, et c'est à vous à pousser. Dorante, tirant une bague qu'il lui donne. - Eh! morbleu! prends encore cela, et continue. Lubin. - Ça me ravigote. Dorante. - Dis-moi, Angélique viendra-t-elle bientÎt? Lubin. - Peut-ÃÂȘtre biantÎt, peut-ÃÂȘtre bian tard, peut-ÃÂȘtre point du tout. Dorante. - Point du tout, qu'est-ce que tu veux dire? Comment a-t-elle reçu ma lettre? Lubin. - Ah! comment? Est-ce que vous me faites itou voute rapporteux auprÚs d'elle? Pargué! je serons donc l'espion à tout le monde? Dorante. - Toi? Eh! de qui l'es-tu encore? Lubin. - Eh! pardi! de la mÚre, qui m'a bian enchargé de n'en rian dire. Dorante. - Misérable! tu parles donc contre nous? Lubin. - Contre vous, Monsieur? Pas le mot, ni pour ni contre, je fais ma main, et velà tout, faut pas mÃÂȘmement que vous sachiez ça. Dorante. - Explique-toi donc; c'est-à -dire que ce que tu en fais, n'est que pour obtenir quelque argent d'elle sans nous nuire? Lubin. - Velà cen que c'est, je tire d'ici, je tire d'ilà , et j'attrape. Dorante. - AchÚve, que t'a dit Angélique quand tu lui as porté ma lettre? Lubin. - Parlez-li toujours, mais ne li écrivez pas, voute griffonnage n'a pas fait forteune. Dorante. - Quoi! ma lettre l'a fùchée? Lubin. - Alle n'en a jamais voulu tùter, le papier la courrouce. Dorante. - Elle te l'a donc rendue? Lubin. - Alle me l'a rendue à tarre, car je l'ons ramassée; et Lisette la tient. Dorante. - Je n'y comprends rien, d'oÃÂč cela peut-il provenir? Lubin. - Velà Lisette, intarrogez-la, je retorne à ma place pour vous garder. Il sort. ScÚne II Lisette, Dorante Dorante. - Que viens-je d'apprendre, Lisette? Angélique a rebuté ma lettre! Lisette. - Oui, la voici, Lubin me l'a rendue, j'ignore quelle fantaisie lui a pris, mais il est vrai qu'elle est de fort mauvaise humeur, je n'ai pu m'expliquer avec elle à cause du monde qu'il y avait au logis, mais elle est triste, elle m'a battu froid, et je l'ai trouvée toute changée; je viens pourtant de l'apercevoir là -bas, et j'arrive pour vous en avertir; attendons-la, sa rÃÂȘverie pourrait bien tout doucement la conduire ici. Dorante. - Non, Lisette, ma vue ne ferait que l'irriter peut-ÃÂȘtre; il faut respecter ses dégoûts pour moi, je ne les soutiendrais pas, et je me retire. Lisette. - Que les amants sont quelquefois risibles! Qu'ils disent de fadeurs! Tenez, fuyez-la, Monsieur, car elle arrive, fuyez-la, pour la respecter. ScÚne III Angélique, Dorante, Lisette Angélique. - Quoi! Monsieur est ici! Je ne m'attendais pas à l'y trouver. Dorante. - J'allais me retirer, Madame, Lisette vous le dira je n'avais garde de me montrer; le mépris que vous avez fait de ma lettre m'apprend combien je vous suis odieux. Angélique. - Odieux! Ah! j'en suis quitte à moins; pour indifférent, passe, et trÚs indifférent; quant à votre lettre, je l'ai reçue comme elle le méritait, et je ne croyais pas qu'on eût droit d'écrire aux gens qu'on a vus par hasard; j'ai trouvé cela fort singulier, surtout avec une personne de mon sexe m'écrire, à moi, Monsieur, d'oÃÂč vous est venue cette idée, je n'ai pas donné lieu à votre hardiesse, ce me semble, de quoi s'agit-il entre vous et moi? Dorante. - De rien pour vous, Madame, mais de tout pour un malheureux que vous accablez. Angélique. - Voilà des expressions aussi déplacées qu'inutiles, et je vous avertis que je ne les écoute point. Dorante. - Eh! de grùce, Madame, n'ajoutez point la raillerie aux discours cruels que vous me tenez, méprisez ma douleur, mais ne vous en moquez pas, je ne vous exagÚre point ce que je souffre. Angélique. - Vous m'empÃÂȘchez de parler à Lisette, Monsieur, ne m'interrompez point. Lisette. - Peut-on, sans ÃÂȘtre trop curieuse, vous demander à qui vous en avez? Angélique. - A vous, et je ne suis venue ici que parce que je vous cherchais, voilà ce qui m'amÚne. Dorante. - Voulez-vous que je me retire, Madame? Angélique. - Comme vous voudrez, Monsieur. Dorante. - Ciel! Angélique. - Attendez pourtant; puisque vous ÃÂȘtes là , je serai bien aise que vous sachiez ce que j'ai à vous dire vous m'avez écrit, vous avez lié conversation avec moi, vous pourriez vous en vanter, cela n'arrive que trop souvent, et je serais charmée que vous appreniez ce que j'en pense. Dorante. - Me vanter, moi, Madame, de quel affreux caractÚre me faites-vous là ? Je ne réponds rien pour ma défense, je n'en ai pas la force; si ma lettre vous a déplu, je vous en demande pardon, n'en présumez rien contre mon respect, celui que j'ai pour vous m'est plus cher que la vie, et je vous le prouverai en me condamnant à ne vous plus revoir, puisque je vous déplais. Angélique. - Je vous ai déjà dit que je m'en tenais à l'indifférence. Revenons à Lisette. Lisette. - Voyons, puisque c'est mon tour pour ÃÂȘtre grondée; je ne saurais me vanter de rien, moi, je ne vous ai écrit ni rencontré, quel est mon crime? Angélique. - Dites-moi, il n'a pas tenu à vous que je n'eusse des dispositions favorables pour Monsieur, c'est par vos soins qu'il a eu avec moi toutes les entrevues oÃÂč vous m'avez amenée sans me le dire, car c'est sans me le dire, en avez-vous senti les conséquences? Lisette. - Non, je n'ai pas eu cet esprit-là . Angélique. - Si Monsieur, comme je l'ai déjà dit, et à l'exemple de presque tous les 1 Ce texte est une traduction du chapitre Writing A Method of Inquiry » de Laurel Richardson et El ... Comment donc les autrices et auteurs en sciences sociales perçoivent l’écriture aujourd’hui ? Qu’est-ce que l’écriture peut faire de plus que tenter de reprĂ©senter ou de reflĂ©ter quelque chose dans le monde, qu’une chercheuse ou un chercheur a dĂ©couvert » Ă  l’issue d’une recherche empirique traditionnelle ? Le prĂ©sent essai montre que l’écriture peut aussi constituer le lieu de la recherche, que la recherche survient dans la pensĂ©e qu’éveille l’écriture au fil des phrases qui s’enchaĂźnent, les unes Ă  la suite des autres — lentement, laborieusement, ou de maniĂšre prĂ©cipitĂ©e alors que les mots se bousculent sur la page. L’écriture comme mĂ©thode, l’écriture comme mode de pensĂ©e, est expĂ©rimentale et crĂ©ative. La personne qui Ă©crit se perd et est emportĂ©e par l’écriture, dans l’écriture ; elle devient avec le texte qui s’écoule dans l’à-venir vers ce que nous sommes encore incapables de penser et d’ĂȘtre. Nous encourageons les lectrices et lecteurs Ă  Ă©crire pour interroger et imaginer le xxie siĂšcle en devenir. Nous sommes particuliĂšrement heureuses que notre travail1 ait Ă©tĂ© traduit en français et remercions Karelle Arsenault et Karine Bellerive de lui avoir permis de toucher de nouveaux publics. Laurel Richardson et Elizabeth Adams St. Pierre, mars 2022 2 NDT. Laurel RICHARDSON 1994, Writing A Method of Inquiry », dans Norman K. DENZIN et Yvonna S. ... 1Au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, le milieu de l’ethnographie s’est dĂ©ployĂ© Ă  un point que nous n’aurions pu imaginer au moment d’écrire ce chapitre pour la premiĂšre Ă©dition de ce recueil2. Dans une variĂ©tĂ© de disciplines mĂ©decine, droit, Ă©ducation, sciences humaines et sociales, des chercheuses et chercheurs qualitatifs ont depuis dĂ©couvert que l’écriture comme mĂ©thode de recherche s’avĂšre une dĂ©marche fĂ©conde pour en apprendre sur elles-mĂȘmes et eux-mĂȘmes ainsi que sur leurs sujets de recherche. La littĂ©rature est vaste et variĂ©e. 2À la lumiĂšre de ces dĂ©veloppements, la nouvelle version de ce chapitre est divisĂ©e en trois parties. Dans la premiĂšre partie, Laurel Richardson prĂ©sente a les contextes historique et contemporain de l’écriture scientifique, b le genre de l’ethnographie analytique et crĂ©ative ainsi que c la direction qu’a prise sa pratique au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, notamment avec les rĂ©cits d’écriture » et les collaborations qui traversent la division sciences humaines/sciences sociales. Dans la deuxiĂšme partie, Elizabeth St. Pierre analyse la maniĂšre dont l’écriture en tant que mĂ©thode de recherche s’inscrit dans le dĂ©veloppement d’une Ă©thique de soi engagĂ©e dans l’action sociale et la rĂ©forme sociale. Dans la troisiĂšme partie, Richardson offre aux chercheuses et chercheurs qualitatifs quelques pratiques et exercices d’écriture. 3Tout comme ce chapitre reflĂšte nos propres processus et prĂ©fĂ©rences, nous espĂ©rons que vos Ă©critures s’engageront dans ce mĂȘme parcours. Plus nombreuses seront les voix diffĂ©rentes qui obtiennent une reconnaissance au sein de la communautĂ© qualitative, plus forte — et plus intĂ©ressante — sera la communautĂ©. Partie 1 Ă©criture qualitative Laurel Richardson 4Il y a 10 ans, dans la premiĂšre Ă©dition de ce recueil The SAGE Handbook of Qualitative Research, j’ai avouĂ© avoir Ă©tĂ©, pendant des annĂ©es, assommĂ©e d’ennui par bon nombre d’études qualitatives prĂ©tendument exemplaires. J’ai abandonnĂ© un nombre incalculable de textes Ă  moitiĂ© lus, Ă  moitiĂ© balayĂ©s du regard. Je commandais un nouvel ouvrage avec fĂ©brilitĂ© — le sujet m’intĂ©ressait, je voulais lire l’autrice, l’auteur —, pour finalement en trouver son texte soporifique. Lorsque j’ai brisĂ© l’omerta, rĂ©vĂ©lant Ă  des collĂšgues et Ă  des Ă©tudiantes et Ă©tudiants ĂȘtre agacĂ©e par la plupart des Ă©crits qualitatifs, j’ai dĂ©couvert une communautĂ© de personnes qui partageaient ce mĂ©contentement. Ces derniĂšres affirmaient l’une aprĂšs l’autre trouver la majoritĂ© des Ă©crits qualitatifs insipides — oui, insipides. 5Nous avions lĂ  un sĂ©rieux problĂšme les sujets Ă©tudiĂ©s Ă©taient fascinants et essentiels Ă  la recherche, mais les ouvrages qualitatifs n’étaient pas suffisamment lus. Contrairement aux travaux quantitatifs, qui peuvent s’incarner dans des rĂ©sumĂ©s et des tableaux, les travaux qualitatifs, eux, ne font sens que dans leur texte tout entier. À l’instar de l’écrit littĂ©raire, que l’on ne peut rĂ©duire Ă  sa quatriĂšme de couverture, le sens de la recherche qualitative ne peut s’exprimer par son seul rĂ©sumĂ©. Elle doit ĂȘtre lue, et non seulement parcourue rapidement ; son sens se rĂ©vĂšle au fil de la lecture. Il me semblait au mieux insensĂ©, au pire narcissique et totalement Ă©gocentrique, de passer des mois, voire des annĂ©es, Ă  rĂ©aliser une recherche dont le rendu ne serait Ă  la fin lu de personne et ne servirait Ă  rien sinon Ă  promouvoir la carriĂšre de celle ou celui qui l’aurait Ă©crit. Était-il possible de produire des Ă©crits qui Ă  la fois seraient indispensables et sauraient faire la diffĂ©rence ? Je me suis accrochĂ©e Ă  cette idĂ©e de l’écriture comme mĂ©thode de recherche. 6On m’a enseignĂ©, comme Ă  vous sans doute, Ă  n’écrire que lorsque je savais quoi dire ; autrement dit, Ă  n’écrire que lorsque les grandes lignes de mon texte Ă©taient esquissĂ©es et ordonnĂ©es. Mais je n’aimais pas Ă©crire ainsi. Je me sentais coincĂ©e et indiffĂ©rente. Songeant aux rĂšgles d’écriture que l’on m’avait enseignĂ©es, j’ai rĂ©alisĂ© qu’elles se rattachaient Ă  la mĂ©canique scientiste et Ă  la recherche quantitative. Elles Ă©taient en fait et en elles-mĂȘmes le rĂ©sultat d’une invention sociohistorique pensĂ©e par nos prĂ©dĂ©cesseurs du xixe siĂšcle. Imposer ces rĂšgles aux chercheuses et chercheurs en recherche qualitative a entraĂźnĂ© un lot de problĂšmes ces mĂ©thodes ont minĂ© le processus crĂ©atif et dynamique de l’écriture ; elles ont amoindri la confiance des jeunes chercheuses et chercheurs qualitatifs, car leur expĂ©rience de la recherche Ă©tait incompatible avec le modĂšle d’écriture prĂŽnĂ© ; et elles ont contribuĂ© Ă  produire une flottille d’écrits qualitatifs tout simplement inintĂ©ressants parce qu’écrits Ă  travers la voix homogĂ©nĂ©isĂ©e de la science ». 7Les chercheuses et chercheurs qualitatifs soulignent frĂ©quemment l’importance que revĂȘtent les aptitudes et les compĂ©tences individuelles de la personne qui fait la recherche. Ce ne sont pas le sondage, le questionnaire ou l’enregistrement qui sont instruments », mais la chercheuse ou le chercheur. Plus cette personne est habile, meilleures sont les chances que la recherche soit de grande qualitĂ©. 8On invite les Ă©tudiantes et Ă©tudiants Ă  faire preuve d’ouverture Ă  observer, Ă  Ă©couter, Ă  interroger et Ă  participer. Par le passĂ©, on ne leur enseignait toutefois pas Ă  nourrir leur Ă©criture. Au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, plutĂŽt que de taire leurs voix singuliĂšres, les autrices et auteurs qualitatifs ont nĂ©anmoins affinĂ© leurs compĂ©tences rĂ©dactionnelles. Apprendre Ă  Ă©crire autrement ne nuit pas plus Ă  nos aptitudes Ă  Ă©crire de maniĂšre traditionnelle que l’apprentissage d’une langue seconde diminue notre capacitĂ© Ă  nous exprimer dans notre langue maternelle. En fait, c’est ainsi que plusieurs formes d’écriture qualitative ont pu Ă©merger. Écriture en contexte 9Le langage est une force constitutive qui engendre une vision particuliĂšre de la rĂ©alitĂ© et du soi. Produire des choses » implique et gĂ©nĂšre toujours de la valeur quoi produire, comment nommer ce qui est produit et comment dĂ©finir la relation entre les productions et celles et ceux qui les auront produites. Écrire ne fait pas exception. Aucune mise en scĂšne textuelle n’est innocente, y compris celle-ci. Les styles d’écriture ne sont ni fixes ni neutres, mais reflĂštent plutĂŽt le mouvement des Ă©coles de pensĂ©e et des paradigmes dominants au fil du temps. L’écriture en sciences sociales, comme toute forme d’écriture d’ailleurs, relĂšve d’une construction sociohistorique et, par consĂ©quent, est appelĂ©e Ă  se transformer. 3 Citation originale taste, aesthetics, ethics, humanity, and morality ». 10Depuis le xviie siĂšcle, le monde de l’écriture a Ă©tĂ© divisĂ© en deux types littĂ©raire et scientifique. La littĂ©rature, dĂšs le xviie siĂšcle, a Ă©tĂ© associĂ©e Ă  la fiction, Ă  la rhĂ©torique et Ă  la subjectivitĂ©, tandis que la science a Ă©tĂ© rattachĂ©e aux faits, au langage clair » [plain language] et Ă  l’objectivitĂ© Clifford et Marcus, 1986, p. 5. Au xviiie siĂšcle, le terme science sociale Ă©tait introduit par le marquis de Condorcet. Ce dernier soutenait que la connaissance de la vĂ©ritĂ© » [knowledge of the truth] serait simple » et l’erreur presque impossible » si l’on utilisait un langage prĂ©cis pour parler des enjeux moraux et sociaux citĂ© dans Levine, 1985, p. 6. La littĂ©rature et la science se sont dĂšs lors Ă©rigĂ©es en deux domaines distincts au xixe siĂšcle. La littĂ©rature s’est alignĂ©e sur l’ art » et la culture » ; elle contenait les valeurs du goĂ»t, de l’esthĂ©tique, de l’éthique, de l’humanitĂ© et de la moralitĂ© »3 Clifford et Marcus, op. cit., p. 6 de mĂȘme que le droit au langage mĂ©taphorique et polysĂ©mique. La science, elle, s’est vu attribuer la croyance selon laquelle ses mots Ă©taient objectifs, prĂ©cis, sans ambiguĂŻtĂ©, dĂ©contextualisĂ©s et littĂ©raux. 4 NDT. Mot-valise formĂ© des mots anglais fact et fiction, difficilement traduisible en français. 5 Citation originale There is no longer any such things as fiction or nonfiction, there is only n ... 11Avec le XXe siĂšcle, les rapports entre l’écriture en sciences sociales et l’écriture littĂ©raire ont gagnĂ© en complexitĂ©. Les prĂ©sumĂ©es dĂ©marcations strictes entre les faits » et la fiction » de mĂȘme qu’entre la vĂ©ritĂ© » et l’ imaginĂ© » se sont estompĂ©es. Cette situation a créé un vif dĂ©bat sur l’écriture destinĂ©e au public, soit, ici, celle du journalisme. Des rĂ©dactrices et rĂ©dacteurs ont commencĂ© Ă  brouiller en toute connaissance de cause les frontiĂšres entre faits et fiction en se mettant dĂ©libĂ©rĂ©ment au cƓur de leurs rĂ©cits. Cette tendance a Ă©tĂ© qualifiĂ©e par Thomas Wolf de nouveau journalisme » pour une discussion approfondie sur le nouveau journalisme, voir Denzin, 1997, chap. 5. À partir des annĂ©es 1970, des croisements » entre des formes d’écriture ont donnĂ© naissance Ă  de nouvelles dĂ©signations de genres relevant de l’oxymore non-fiction crĂ©ative », faction4 », fiction ethnographique », roman non fictionnel » et fiction vraie ». Dans les annĂ©es 1980, le romancier E. L. Doctorow affirmait ceci Il n’existe plus rien de tel que la fiction ou la non-fiction, seulement des rĂ©cits »5 citĂ© dans Fishkin, 1985, p. 7. 12En dĂ©pit du brouillage actuel des genres, et en dĂ©pit du fait que toute Ă©criture est narrative selon notre comprĂ©hension contemporaine, une diffĂ©rence majeure perdure selon moi entre l’écriture fictionnelle et l’écriture scientifique. Il ne s’agit pas de savoir si le texte est une fiction ou une non-fiction ; la distinction renvoie plutĂŽt Ă  ce dont se rĂ©clame l’autrice ou l’auteur. 13DĂ©clarer que son travail est une fiction s’inscrit dans une dĂ©marche rhĂ©torique diffĂ©rente de celle qui consiste Ă  dĂ©clarer qu’il relĂšve des sciences sociales. Les deux genres attirent des publics diffĂ©rents et ont des effets diffĂ©rents sur les publics et le politique — et sur la façon dont il faut Ă©valuer les prĂ©tentions Ă  la vĂ©ritĂ© » d’une personne. Ces diffĂ©rences ne devraient ĂȘtre ni nĂ©gligĂ©es ni minimisĂ©es. 14Nous avons la chance, aujourd’hui, d’Ɠuvrer dans un environnement postmoderne, une Ă©poque oĂč coexistent une multitude de façons de connaĂźtre et de raconter. Le cƓur du postmodernisme repose sur le doute face Ă  toute mĂ©thode ou thĂ©orie, tout discours ou genre, toute tradition ou nouveautĂ© qui se revendiquent de la vĂ©ritĂ© » de maniĂšre universelle et unanime, ou qui estiment produire des connaissances qui seules peuvent faire autoritĂ©. Le postmodernisme soupçonne que toute prĂ©tention de vĂ©ritĂ© » cache et sert des intĂ©rĂȘts particuliers dans des luttes locales, culturelles et politiques. Mais il ne rejette pas pour autant et Ă  tout coup les mĂ©thodes traditionnelles pour connaĂźtre » et raconter » sous prĂ©texte qu’elles seraient fausses ou archaĂŻques. PlutĂŽt, ces standards mĂ©thodologiques pourront ĂȘtre remis en question et de nouvelles mĂ©thodes, ĂȘtre introduites, puis Ă  leur tour critiquĂ©es. 15Dans le contexte de doute caractĂ©ristique du postmodernisme, toutes les mĂ©thodes, sans distinction, sont remises en question. Aucune mĂ©thode ne possĂšde de statut privilĂ©giĂ©. Une posture postmoderne nous permet de connaĂźtre quelque chose » sans prĂ©tendre tout connaĂźtre. Un savoir partiel, local et historique demeure un savoir. D’une certaine maniĂšre, connaĂźtre » est alors plus facile, car le postmodernisme reconnaĂźt les limites du caractĂšre situĂ© de la personne qui connaĂźt. Les autrices et auteurs en recherche qualitative sont pour ainsi dire tirĂ©s d’affaire. Elles et ils n’ont pas Ă  jouer Ă  Dieu, Ă  Ă©crire tels des narratrices et narrateurs omniscients et dĂ©sincarnĂ©s prĂ©tendant possĂ©der un savoir intemporel et universel. Elles et ils peuvent renoncer au mĂ©tanarratif discutable de l’objectivitĂ© scientifique tout en ayant amplement Ă  dire en tant que locutrices et locuteurs situĂ©s, leurs subjectivitĂ©s Ă©tant engagĂ©es Ă  connaĂźtre/Ă  raconter le monde tel qu’elles et ils le perçoivent. 16Le poststructuralisme est une forme de la pensĂ©e postmoderne que j’estime particuliĂšrement utile pour l’emploi de cette perspective dans un contexte de recherche, voir Davies, 1999. Il met en rapport le langage, la subjectivitĂ©, l’organisation sociale et le pouvoir. L’élĂ©ment-clĂ©, ici, est le langage. Le langage ne reflĂšte » pas la rĂ©alitĂ© sociale, mais produit du sens et crĂ©e la rĂ©alitĂ© sociale. Par des moyens qui ne sont ni rĂ©ductibles ni mutuellement exclusifs, diffĂ©rents langages et diffĂ©rents discours Ă  l’intĂ©rieur d’une mĂȘme langue structurent le monde et lui donnent du sens. Le langage, c’est la façon dont l’organisation sociale et le pouvoir sont dĂ©finis et contestĂ©s et le lieu oĂč le sentiment identitaire d’une personne — sa subjectivitĂ© — se construit. Comprendre le langage comme un ensemble de discours concurrents — comme diverses façons de faire sens et d’organiser le monde — fait du langage un lieu d’exploration et d’affrontements. 17Le langage ne dĂ©coule pas de notre individualitĂ© ; plutĂŽt, il permet Ă  notre subjectivitĂ© de se construire de maniĂšre spĂ©cifique sur les plans historique et local. Ce que signifie pour nous une chose dĂ©pend des discours auxquels nous avons accĂšs. Par exemple, la façon dont une femme battue par son conjoint en fait l’expĂ©rience variera selon la nature des discours sur la normalitĂ© du mariage », le droit du mari » ou la femme battue » dans lesquels elle baigne. Si une femme perçoit la violence masculine comme Ă©tant normale ou comme relevant des droits du conjoint, il est peu probable qu’elle se considĂšre comme une victime de violence conjugale, une marque de pouvoir pourtant illĂ©gitime qui ne devrait ĂȘtre tolĂ©rĂ©e. De la mĂȘme maniĂšre, si un homme est exposĂ© au discours des sĂ©vices sexuels subis durant l’enfance », il pourrait se rappeler les expĂ©riences traumatiques qu’il a vĂ©cues en les catĂ©gorisant autrement. L’expĂ©rience et la mĂ©moire sont par consĂ©quent ouvertes Ă  des interprĂ©tations contradictoires gouvernĂ©es par des intĂ©rĂȘts sociaux et les discours dominants. L’individu est Ă  la fois le lieu et le sujet de ces luttes discursives et de ces discours qui s’opposent dans de nombreux domaines. Sa subjectivitĂ© est changeante et contradictoire elle n’est ni stable, ni fixĂ©e, ni rigide. 18Le poststructuralisme, dĂšs lors, pointe vers la cocrĂ©ation continue du soi et des sciences sociales ; tous deux se comprennent l’un Ă  travers l’autre. Se connaĂźtre soi-mĂȘme et connaĂźtre un sujet, cela renvoie Ă  des savoirs imbriquĂ©s, partiels, historiques et locaux. Le poststructuralisme, par consĂ©quent, nous permet de nous interroger sur notre mĂ©thode — voire nous y invite ou nous y incite — et d’explorer de nouvelles façons de connaĂźtre. Plus spĂ©cifiquement, il suggĂšre deux idĂ©es fondamentales pour les autrices et auteurs en recherche qualitative. 19PremiĂšrement, il nous commande d’adopter une posture rĂ©flexive, de prendre conscience que nous Ă©crivons Ă  partir de lieux spĂ©cifiques, Ă  des moments donnĂ©s. DeuxiĂšmement, il nous dĂ©lie de l’obligation d’écrire un seul et unique texte dans lequel tout devrait ĂȘtre dit, Ă  l’intention de toutes et tous. En nourrissant la singularitĂ© de nos voix, nous nous libĂ©rons de l’emprise sĂ©vĂšre qu’a l’ Ă©criture scientifique » sur notre conscience et de l’arrogance qu’elle dĂ©ploie sur notre psychĂ©. L’écriture est validĂ©e comme mĂ©thode de production du savoir. Ethnographie CAP 6 NDT. L’expression originale en anglais est CAP [creative analytical processes] ethnographies ». N ... 20À la suite des critiques postmodernes — y compris celles du poststructuralisme, du fĂ©minisme, du mouvement queer et de la critical race theory — des pratiques d’écriture qualitative traditionnelles, les sacro-saintes conventions d’écriture en sciences sociales ont Ă©tĂ© contestĂ©es. Le genre ethnographique s’est Ă©largi, transformĂ© et complexifiĂ© grĂące aux diffĂ©rents formats de textes adoptĂ©s par les chercheuses et chercheurs qui souhaitaient joindre un plus large public. Ces ethnographies ont en commun d’avoir Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es selon des pratiques analytiques crĂ©atives. Je les appelle les ethnographies CAP [processus analytiques crĂ©atifs]6 ». Cette Ă©tiquette peut inclure de nouveaux, de futurs et mĂȘme d’anciens travaux, du moment oĂč l’autrice ou l’auteur se dĂ©gage des normes d’écriture traditionnelles en sciences sociales. Les ethnographies CAP ne sont ni des formes alternatives ni des formes expĂ©rimentales ; elles constituent, d’elles-mĂȘmes et en elles-mĂȘmes, des reprĂ©sentations du social valides et souhaitables. Dans un avenir rapprochĂ©, ces ethnographies pourraient d’ailleurs trĂšs bien devenir les reprĂ©sentations Ă  privilĂ©gier en raison de l’engagement qu’elles suscitent et parce qu’elles ouvrent la porte Ă  des façons de penser le social qui, pour l’instant, nous Ă©chappent. 21L’ethnographie CAP donne lieu Ă  des pratiques Ă  la fois analytiques et crĂ©atives. Toutes croyances selon lesquelles l’ analyse » et la crĂ©ativitĂ© » ne peuvent ĂȘtre que contradictoires et incompatibles sont dĂ©passĂ©es. Elles sont condamnĂ©es Ă  l’extinction. Voyez l’évolution, la prolifĂ©ration et la diversitĂ© des espĂšces » ethnographiques autoethnographie, fiction, poĂ©sie, théùtre, théùtre des lectrices/lecteurs, rĂ©cits d’écriture, aphorismes, textes stratifiĂ©s, conversations, lettres, textes polyvocaux, comĂ©dies, satires, allĂ©gories, textes visuels, hypertextes, expositions musĂ©ales, dĂ©couvertes chorĂ©graphiĂ©es, performances, pour ne nommer que certaines des catĂ©gories discutĂ©es dans ce recueil [The SAGE Handbook of Qualitative Research, 2005]. Ces nouvelles espĂšces » d’écriture qualitative s’adaptent au monde politique/social dans lequel nous vivons un monde fait d’incertitudes. Avec leurs nombreuses possibilitĂ©s de prĂ©sentation et de publication, les ethnographies CAP annoncent un changement de paradigme Ellis et Bochner, 1996. 22Au sein des ethnographies CAP, le processus d’écriture et le produit de l’écriture sont intimement liĂ©s ; ils sont tous deux favorisĂ©s. Le produit ne peut ĂȘtre sĂ©parĂ© ni de la personne productrice, ni du mode de production, ni de la mĂ©thode de connaissance. Puisque les ethnographies traditionnelles aussi bien que les ethnographies CAP sont rĂ©alisĂ©es en Ă©tant habitĂ©es par le doute » propre au postmodernisme, les lectrices et lecteurs et les relectrices et relecteurs souhaitent savoir et ont le droit de savoir selon quels principes les chercheuses et chercheurs prĂ©tendent possĂ©der les connaissances qu’elles et ils possĂšdent. Quelle posture adoptent les autrices et auteurs en tant que personnes connaissant » et racontant » ? Ces questions posent des enjeux, tous entrelacĂ©s, d’un cĂŽtĂ©, de reprĂ©sentation et, de l’autre, de subjectivitĂ©, d’autoritĂ©, d’authorship, de rĂ©flexivitĂ© et de processus. 23Le postmodernisme soutient que notre Ă©criture est toujours partielle, locale et situĂ©e, et que notre voix est toujours prĂ©sente, peu importe les efforts que nous dĂ©ployons pour la supprimer — du moins en partie, car nous rĂ©primons forcĂ©ment une part de nous-mĂȘmes en Ă©crivant. Partir de ce principe libĂšre notre Ă©criture, nous permet de convoquer une variĂ©tĂ© de formes — de dire et de redire. Comprendre comme il faut » est impossible ; on peut seulement comprendre » les contours et les nuances de diffĂ©rentes maniĂšres. En faisant appel Ă  des pratiques analytiques crĂ©atives, les ethnographes acquiĂšrent des connaissances sur des objets comme sur eux-mĂȘmes qui seraient autrement demeurĂ©es insaisissables et inimaginables si elles et ils n’avaient fait appel qu’à des processus analytiques, des mĂ©taphores et des formes d’écriture traditionnelles. 24La recherche traditionnelle valorise la triangulation ». Pour une discussion sur la mĂ©thode de triangulation, voir Denzin, 1978. Pour une mise en pratique de cette mĂ©thode, voir Statham, Richardson et Cook, 1991. La chercheuse ou le chercheur qui fait appel Ă  la triangulation utilise pour ce faire diffĂ©rentes mĂ©thodes entrevues, donnĂ©es de recensement, documents, etc. afin de valider ses rĂ©sultats. Ces mĂ©thodes, cependant, reposent sur les mĂȘmes prĂ©supposĂ©s, dont celui qu’il existerait un point fixe » ou un objet » pouvant ĂȘtre triangulĂ©. Avec les ethnographies CAP, les chercheuses et chercheurs s’inspirent des genres littĂ©raires, artistiques et scientifiques, transgressant par ailleurs souvent les codes de ces genres. ProcĂ©dant de ce qui me paraĂźt ĂȘtre une dĂ©construction postmoderne de la triangulation, le texte CAP reconnaĂźt que le monde ne peut simplement ĂȘtre apprĂ©hendĂ© de trois cĂŽtĂ©s ». Nous ne triangulons pas, nous cristallisons. 25Je suggĂšre qu’en matiĂšre de validitĂ© », l’imaginaire central des textes postmodernes ne repose pas sur le triangle — un objet rigide, fixĂ© et bidimensionnel —, mais sur le cristal. Le cristal combine symĂ©trie et matiĂšre avec une infinitĂ© de formes, de substances, de multidimensionnalitĂ©s, d’angles et d’approches. Les cristaux se dĂ©veloppent, se transforment, sont altĂ©rĂ©s, mais ne sont pas amorphes. Ces prismes reflĂštent des externalitĂ©s et se rĂ©fractent en eux, ce qui crĂ©e un jeu de couleurs, de modĂšles et d’assemblages qui se dĂ©ploient dans plusieurs directions. Ce que nous voyons dĂ©pend de notre inclinaison ; il ne s’agit donc pas de triangulation, mais de cristallisation. Avec les textes CAP, nous passons de la gĂ©omĂ©trie plane Ă  la thĂ©orie de la lumiĂšre, oĂč la lumiĂšre est Ă  la fois ondulations et particules. 26Travels With Ernest Crossing the Literary/Sociological Divide Richardson et Lockridge, 2004 est un exemple rĂ©cent de pratiques de cristallisation. Cet ouvrage repose sur une carte de voyages par exemple, la Russie, l’Irlande, Beyrouth, Copenhague, Sedona, la plage de Saint-PĂ©tersbourg que j’ai rĂ©alisĂ©s avec mon mari, Ernest Lockridge, romancier et professeur d’anglais. Nous avons tous deux fait l’expĂ©rience des mĂȘmes lieux, mais les avons rĂ©fractĂ©s Ă  travers nos propres regard professionnel, genre, sensibilitĂ©s, expĂ©riences de vie ou dĂ©sirs Ă©motionnels et spirituels. AprĂšs avoir chacun et de maniĂšre indĂ©pendante rĂ©digĂ© un compte rendu narratif de nos voyages — un essai personnel —, nous avons Ă©changĂ© et lu nos Ă©crits, puis entamĂ© une vaste conversation enregistrĂ©e et transcrite sur les lignes disciplinaires qui traversent l’écriture, l’éthique, la notion d’authorship, la collaboration, le tĂ©moignage, les faits/la fiction, les publics et les relations, de mĂȘme que le croisement entre l’observation et l’imagination. Les pĂ©riples de voyage, ainsi, sont physiques, Ă©motionnels et intellectuels. 27Le processus collaboratif modĂ©lisĂ© dans Travels with Ernest fait honneur au caractĂšre distinct de chacune de nos voix, explore les limites de l’observation et de l’imagination, du tĂ©moignage et de la remise en rĂ©cit, de la mĂ©moire et de la remĂ©moration, et atteste de la valeur de la cristallisation. Je demeure une sociologue ; il demeure un romancier. Aucun de nous deux n’abandonne sa vision fondamentale du monde. À travers notre processus collaboratif, nous avons cependant dĂ©couvert maintes choses Ă  propos de nous notre relation, nos rapports avec nos familles, notre travail et notre Ă©criture que nous n’aurions pu dĂ©couvrir autrement. Par exemple, nous avons compris que nous souhaitions que le dernier pan de notre ouvrage fasse rupture avec le format d’écriture du livre, que nous voulions explorer d’autres possibilitĂ©s. De notre conversation — et de ses multiples interruptions —, nous avons Ă©laborĂ© un scĂ©nario de film campĂ© dans notre Grande cuisine amĂ©ricaine. Nous aimions particuliĂšrement que la mĂ©thode collaborative dĂ©ployĂ©e dans notre texte soit ouverte Ă  toutes et Ă  tous. Il s’agissait d’une Ă©criture stratĂ©gique qui permettait de transgresser les hiĂ©rarchies Ă©tablies entre la chercheuse ou le chercheur et ce qui fait l’objet de la recherche, entre l’étudiante ou l’étudiant et la personne qui lui enseigne. 28La cristallisation, sans perdre sa structure, permet de dĂ©construire notre conception traditionnelle de la validitĂ© ». Elle nous permet de rĂ©flĂ©chir Ă  l’absence de vĂ©ritĂ© unique et de comprendre comment les textes se valident entre eux. La cristallisation nous apporte une comprĂ©hension profonde, complexe et tout Ă  fait partielle de notre objet d’étude. Nos connaissances s’élargissent, mais, paradoxalement, nous doutons du mĂȘme coup de ces connaissances, car nous savons qu’il y a encore et toujours davantage Ă  connaĂźtre. Évaluer les ethnographies CAP 29Parce que les fondements Ă©pistĂ©mologiques de l’ethnographie CAP se distinguent de ceux des sciences sociales traditionnelles, le dispositif conceptuel par lequel les ethnographies CAP peuvent ĂȘtre Ă©valuĂ©es varie. Bien que nous soyons libres de prĂ©senter nos textes sous diverses formes afin de joindre des publics variĂ©s, des contraintes liĂ©es Ă  la rĂ©flexivitĂ© surviennent dĂšs lors que sont faites des revendications d’authorship, d’autoritĂ©, de vĂ©ritĂ©, de validitĂ© et de fiabilitĂ©. La rĂ©flexivitĂ© nous fait prendre conscience d’une partie des vues politiques/idĂ©ologiques complexes qui se dissimulent sous notre Ă©criture. Avoir la libertĂ© de jouer avec la forme textuelle ne garantit pas un meilleur produit. Les occasions d’écrire des textes qui en valent vraiment la peine — des livres et des articles qui sont de bonnes lectures » — sont multiples et stimulantes, mais exigeantes. Il s’agit lĂ  d’un travail plus difficile, qui offre des garanties limitĂ©es. Bref, nous avons encore beaucoup Ă  faire. 30L’un des principaux enjeux est celui des critĂšres d’évaluation. Comment juger de la valeur d’un travail ethnographique, qu’il soit nouveau ou traditionnel ? Les ethnographes de bonne volontĂ© seront prĂ©occupĂ©es et prĂ©occupĂ©s par la façon dont le travail de leurs Ă©tudiantes et Ă©tudiants sera Ă©valuĂ© si elles et ils optent pour une ethnographie CAP. Je n’ai aucune rĂ©ponse dĂ©finitive Ă  leur fournir pour apaiser leurs esprits, mais j’ai nĂ©anmoins quelques idĂ©es et prĂ©fĂ©rences. 31Je conçois le projet ethnographique comme humainement situĂ©, toujours filtrĂ© par le regard humain et les perceptions humaines, et portant les limites comme les forces des sentiments humains. La superstructure scientifique s’inscrit toujours au fondement des activitĂ©s, des croyances et des conceptions des humains. Je souligne Ă  grands traits que l’ethnographie se construit au travers des pratiques de recherche. Celles-ci sont engagĂ©es dans la poursuite d’un entendement plus vaste. La science propose diverses pratiques la littĂ©rature, les arts crĂ©atifs, le travail de mĂ©moire Davies et al., 1997, l’introspection Ellis, 1991 et le dialogue Ellis, 2004. Les chercheuses et chercheurs peuvent ainsi choisir parmi plusieurs pratiques de recherche et ne devraient pas ĂȘtre assujettis aux habitudes de pensĂ©e des autres. 32Je crois qu’il importe d’apprĂ©cier toute ethnographie CAP en fonction des plus hauts standards ; la simple nouveautĂ© ne suffit pas. Voici quatre des critĂšres que j’utilise pour Ă©valuer des articles ou des monographies soumis pour publication en sciences sociales Contribution significative. Ce texte contribue-t-il Ă  notre comprĂ©hension de la vie sociale ? Est-ce que l’autrice ou l’auteur fait la dĂ©monstration d’une perspective scientifique sociale profondĂ©ment ancrĂ©e voire intĂ©grĂ©e ? Ce texte paraĂźt-il vrai » — est-il un compte rendu crĂ©dible d’un rĂ©el » culturel, social, individuel ou qui relĂšve du sens commun ? Pour des suggestions permettant de rĂ©pondre Ă  ce critĂšre, voir la partie 3. MĂ©rite esthĂ©tique. Les standards ne sont pas rĂ©duits ; un autre standard est ajoutĂ©. Ce texte est-il rĂ©ussi sur le plan esthĂ©tique ? L’utilisation de pratiques analytiques crĂ©atives gĂ©nĂšre-t-elle un texte ouvert et incite-t-elle Ă  l’interprĂ©tation ? Le texte est-il artistique, satisfaisant, complexe et captivant ? RĂ©flexivitĂ©. En quoi la subjectivitĂ© de l’autrice ou de l’auteur a-t-elle Ă©tĂ© productrice et produit du texte Ă©crit ? Est-ce que l’autrice ou l’auteur est conscient de sa posture et est-ce qu’elle ou il se dĂ©voile suffisamment pour que la lectrice ou le lecteur puisse saisir la valeur des points de vue formulĂ©s ? L’autrice ou l’auteur se tient-elle ou il responsable des normes de connaissance et de transmission des connaissances des personnes au cƓur de son Ă©tude ? PortĂ©e. Ce texte me touche-t-il sur les plans Ă©motionnel et intellectuel ? GĂ©nĂšre-t-il de nouvelles questions ? Me stimule-t-il Ă  Ă©crire ? M’encourage-t-il Ă  explorer de nouvelles pratiques de recherche ou Ă  me mettre en action ? 33Voici quatre de mes critĂšres. La science est une lunette, les arts crĂ©atifs en sont une autre. Notre perception du monde gagne en profondeur lorsque nous utilisons les deux. Je veux regarder au travers de ces deux lunettes pour saisir une forme d’art des sciences sociales » une forme de reprĂ©sentation radicalement interprĂ©tative. 7 NDT. Le terme race, tel qu’il est utilisĂ© par l’autrice dans le texte original, est apprĂ©hendĂ© au s ... 34Ce dĂ©sir n’est pas seulement le mien. J’ai constatĂ© que plusieurs Ă©tudiantes et Ă©tudiants issus de divers milieux sociaux ou de cultures marginalisĂ©es sont Ă©galement attirĂ©s par cette vision du monde social Ă  deux lunettes. Plusieurs trouvent l’ethnographie CAP attirante et se joignent Ă  la communautĂ© qualitative. Plus cela se produit, plus nous en tirons toutes et tous profit. Les implications de race7 et de genre sont mises en Ă©vidence non pas pour ĂȘtre politiquement correctes », mais parce que ces questions sont des axes Ă  partir desquels les mondes symboliques et actuels ont Ă©tĂ© construits. Les personnes issues des groupes non dominants le savent et peuvent s’assurer que cette connaissance est respectĂ©e cf. Margolis et Romero, 1998. L’effacement des frontiĂšres des sciences humaines et sociales serait accueilli favorablement non pas parce qu’il rĂ©pondrait Ă  une tendance », mais parce qu’il s’accorderait au sens de la vie et au style d’apprentissage de bon nombre de personnes. Cette nouvelle communautĂ© qualitative, Ă  travers sa posture thĂ©orique, ses pratiques analytiques et ses membres aux origines diversifiĂ©es, pourrait dĂ©passer les cadres du milieu universitaire et nous en apprendre davantage sur les injustices sociales et les façons d’y remĂ©dier. Parmi les chercheuses et chercheurs qualitatifs, qui ne se sentirait pas enrichi par l’appartenance Ă  une communautĂ© aussi invitante et diversifiĂ©e ? L’écriture prend de nouvelles formes, se centre sur l’autrice, l’auteur, devient moins lassante et plus humble. Ce sont lĂ  des occasions Ă  saisir. Certaines personnes accordent mĂȘme Ă  leur travail un caractĂšre spirituel. RĂ©cits d’écriture et rĂ©cits personnels 35La vie ethnographique ne peut ĂȘtre sĂ©parĂ©e du soi. Ce que nous sommes et ce que nous pouvons ĂȘtre — ce que nous pouvons Ă©tudier, notre façon d’écrire sur ce que nous Ă©tudions — sont liĂ©s Ă  la maniĂšre qu’a un rĂ©gime de connaissances de se discipliner et de discipliner ses membres, de mĂȘme qu’aux mĂ©thodes que ce rĂ©gime emploie pour faire autoritĂ© tant sur l’objet de recherche que sur ses membres. 36Nous avons hĂ©ritĂ© de rĂšgles ethnographiques arbitraires, rĂ©ductrices, excluantes, dĂ©formantes et aliĂ©nantes. Notre tĂąche est de dĂ©finir des pratiques concrĂštes qui nous permettront de faire de nous des sujets Ă©thiques, engagĂ©s dans une ethnographie Ă©thique inspirante pour la lecture et l’écriture. 8 En français dans le texte. 37Certaines de ces pratiques comportent de travailler avec des schĂ©mas thĂ©oriques par exemple, la sociologie de la connaissance, le fĂ©minisme, la critical race theory, le constructivisme, le poststructuralisme qui remettent en question les motifs de l’autoritĂ© ; d’écrire sur des sujets qui importent sur le plan tant personnel que collectif ; de faire l’expĂ©rience de la jouissance8 ; d’explorer simultanĂ©ment diffĂ©rentes formes d’écriture et de publics ; de se situer dans de multiples discours et communautĂ©s ; de dĂ©velopper un regard critique ; de trouver des façons d’écrire, de prĂ©senter, d’enseigner moins hiĂ©rarchiques et moins univoques ; de rĂ©vĂ©ler les secrets institutionnels ; d’utiliser des postures d’autoritĂ© pour accroĂźtre la diversitĂ© aussi bien dans le corps professoral universitaire que dans les publications scientifiques ; de s’engager dans l’autorĂ©flexivitĂ© ; de cĂ©der Ă  la synchronicitĂ© ; de se demander ce que l’on veut ; de faire face Ă  ce vers quoi notre Ă©criture nous mĂšnera sur les plans Ă©motionnel ou spirituel ; et d’honorer le caractĂšre incarnĂ© et situĂ© de son travail. 38Cette derniĂšre pratique — honorer le lieu du soi — nous encourage Ă  construire ce que je nomme des rĂ©cits d’écriture » [writing stories]. Il s’agit de rĂ©cits qui positionnent notre Ă©criture au sein de notre vie en prenant en considĂ©ration, par exemple, les contraintes disciplinaires, les dĂ©bats universitaires, les politiques dĂ©partementales, les mouvements sociaux, les structures collectives, nos intĂ©rĂȘts de recherche, nos liens familiaux et notre histoire personnelle. Ils permettent Ă  la rĂ©flexivitĂ© critique de l’écriture du soi dans diffĂ©rents contextes de s’inscrire au sein d’une pratique analytique d’écriture indispensable. Ils soulĂšvent de nouvelles questions concernant le soi et le sujet Ă  l’étude ; ils nous rappellent que notre travail est incarnĂ©, contextuel et rhizomatique ; et ils dĂ©mystifient le processus de recherche et d’écriture et aident les autres Ă  en faire autant. GrĂące Ă  ces histoires, des parties auparavant inaccessibles de notre soi peuvent Ă©merger, des blessures peuvent se guĂ©rir, notre sens du soi peut s’affiner, notre identitĂ© mĂȘme peut se transformer. 39Dans Fields of Play Constructing an Academic Life Richardson, 1997, j’ai largement utilisĂ© les rĂ©cits d’écriture pour contextualiser mes dix annĂ©es de travail sociologique, crĂ©ant ainsi un texte plus conforme Ă  la comprĂ©hension poststructuraliste du caractĂšre situĂ© de la connaissance. En organisant mes articles et mes essais de maniĂšre chronologique, selon l’ordre dans lequel ils avaient Ă©tĂ© Ă©crits, je les ai classĂ©s en deux piles Ă  conserver » et Ă  rejeter ». Lorsque j’ai relu mon premier texte conservĂ©, une allocution prĂ©sidentielle pour la North Central Sociological Association, je me suis rappelĂ© avoir Ă©tĂ© traitĂ©e avec condescendance, avoir Ă©tĂ© marginalisĂ©e et punie par le doyen et le directeur de mon dĂ©partement pour ce discours. ImprĂ©gnĂ©e de ce souvenir, j’ai rĂ©alisĂ© un rĂ©cit d’écriture sur le dĂ©calage qui existe entre ma vie dĂ©partementale et ma rĂ©putation au sein de ma discipline. Écrire cette histoire n’a pas Ă©tĂ© chose facile sur le plan Ă©motionnel. J’ai Ă©tĂ© de nouveau habitĂ©e par des expĂ©riences terribles, mais leur mise en rĂ©cit m’a libĂ©rĂ©e de la colĂšre et de la douleur qui leur Ă©taient associĂ©es. Plusieurs universitaires ayant par la suite lu ce texte y ont reconnu des expĂ©riences similaires — leurs histoires jamais racontĂ©es. 40J’ai repassĂ© dans l’ordre la pile des Ă  conserver », relisant et mettant ensuite sur papier le rĂ©cit de cette expĂ©rience de relecture les diffĂ©rentes facettes, les diffĂ©rents contextes. Pour certains rĂ©cits, j’ai dĂ» retourner Ă  mes journaux de bord et Ă  mes documents ; la plupart du temps, ce n’était toutefois pas nĂ©cessaire. Certaines histoires Ă©taient douloureuses et m’ont pris un temps fou Ă  rĂ©diger, mais leur Ă©criture a desserrĂ© l’emprise ombrageuse qu’elles avaient sur moi. D’autres, encore, ont Ă©tĂ© heureuses et m’ont rappelĂ© la chance que j’avais d’avoir des amies et amis, des collĂšgues et une famille. 41Les rĂ©cits d’écriture nous sensibilisent aux consĂ©quences potentielles de l’ensemble de nos Ă©crits, car ils nous ramĂšnent Ă  l’éthique de la reprĂ©sentation. Les rĂ©cits d’écriture ne portent pas sur des personnes ou des cultures lĂ -bas » — des sujets ou des objets ethnographiques ; plutĂŽt, ils portent sur nous nos espaces de travail, nos disciplines, nos amitiĂ©s et notre famille. Que pouvons-nous dire et avec quelles consĂ©quences ? Les rĂ©cits d’écriture sont risquĂ©s et peuvent ĂȘtre bouleversants, ils nous rapprochent » de la reprĂ©sentation ethnographique et la rendent personnelle ». 42Chaque rĂ©cit d’écriture offre l’occasion Ă  son autrice ou Ă  son auteur de prendre une dĂ©cision Ă©thique situĂ©e et pragmatique concernant la publication ou non de son rĂ©cit et le lieu de publication. En gĂ©nĂ©ral, je ne vois aucun problĂšme Ă©thique Ă  publier des rĂ©cits qui reflĂštent les abus de pouvoir ; je considĂšre les dommages causĂ©s par celles et ceux qui abusent comme bien plus grands que les dĂ©sagrĂ©ments que pourraient leur apporter mes rĂ©cits. Par opposition, l’idĂ©e de publier des rĂ©cits impliquant les membres de ma famille immĂ©diate est pour moi plus contraignante. Je vĂ©rifie le contenu de mes rĂ©cits avec eux. Dans le cas de membres de ma famille Ă©loignĂ©e, je modifie leurs prĂ©noms et les caractĂ©ristiques qui permettent de les reconnaĂźtre. Je garde aussi pour moi certains de mes Ă©crits plus rĂ©cents qui pourraient nuire sĂ©rieusement Ă  la paix familiale » et les mets de cĂŽtĂ©, espĂ©rant qu’un jour je trouverai une façon de les rendre publics. 9 En français dans le texte. 43Dans une section de Fields of Play Richardson, 1997, je raconte deux rĂ©cits entremĂȘlĂ©s d’ Ă©criture illĂ©gitime ». L’un de ces rĂ©cits est une reprĂ©sentation poĂ©tique de mon entrevue avec Louisa May, une mĂšre non mariĂ©e. L’autre est le rĂ©cit de cette recherche comment j’ai Ă©crit ce poĂšme, sa diffusion, sa rĂ©ception et les consĂ©quences qu’il a eues sur moi. Il existe une multitude d’illĂ©gitimitĂ©s dans ces rĂ©cits un enfant conçu hors mariage ; la reprĂ©sentation poĂ©tique de rĂ©sultats » de recherche ; une voix fĂ©minine en sciences sociales ; une recherche ethnographique sur des ethnographes et une reprĂ©sentation théùtrale de cette recherche ; la prĂ©sence Ă©motionnelle de la personne qui Ă©crit ; et un travail effrĂ©nĂ© de jouissance9. 44J’ai d’abord pensĂ© que l’histoire de cette recherche Ă©tait complĂšte, pas forcĂ©ment l’unique version possible, mais une qui, du moins, reflĂ©tait raisonnablement, honnĂȘtement et sincĂšrement ce que mes expĂ©riences de recherche avaient Ă©tĂ©. Je le crois toujours. Cela Ă©tant dit, j’ai dĂ» le reconnaĂźtre avec le temps, les expĂ©riences biographiques personnelles qui m’avaient amenĂ©e Ă  Ă©crire cette histoire manquaient toujours. 45J’ai Ă©ventuellement compris que l’idĂ©e d’ illĂ©gitimitĂ© » avait eu une forte emprise sur moi. Dans mon journal de recherche, j’écrivais ainsi Ma carriĂšre en sciences sociales pourrait ĂȘtre perçue comme une longue aventure dans l’illĂ©gitimitĂ©. » Je me suis demandĂ© pour quelle raison j’étais attirĂ©e par l’écriture de textes illĂ©gitimes », y compris le texte de ma vie universitaire. Quel est donc ce combat que j’entretiens avec le monde universitaire — Ă  la fois en faire partie et m’y opposer ? En quoi mon histoire ressemble-t-elle aux histoires de celles et ceux qui ont du mal Ă  se comprendre, qui luttent pour retrouver leur soi supprimĂ©, pour agir Ă©thiquement, et en quoi s’en distingue-t-elle ? 46RĂ©fractant l’ illĂ©gitimitĂ© » au moyen d’allusions, d’aperçus et de regards plus vastes, j’en suis venue Ă  Ă©crire un essai personnel, Vespers », le dernier de Fields of Play Richardson, 1997. Avec Vespers », j’ai situĂ© ma vie universitaire dans des expĂ©riences et des souvenirs d’enfance, j’ai approfondi ma connaissance de moi-mĂȘme, et le texte a trouvĂ© un Ă©cho chez d’autres personnes issues du milieu universitaire. Vespers » a Ă©galement produit sa propre rĂ©fraction il m’a donnĂ© le dĂ©sir, la force et une connaissance de moi-mĂȘme suffisante pour me permettre d’entreprendre la mise en rĂ©cit d’autres souvenirs et expĂ©riences ; il m’a donnĂ© une agentivitĂ© renouvelĂ©e et m’a permis de me reconstruire, pour le meilleur et pour le pire. 47Les rĂ©cits d’écriture et les rĂ©cits personnels deviennent sans cesse davantage la façon par laquelle je fais sens du monde, par laquelle les expĂ©riences biographiques qui sont les miennes s’insĂšrent dans un contexte sociohistorique plus large. En utilisant l’écriture comme mĂ©thode de dĂ©couverte, conjointement Ă  ma relecture fĂ©ministe de la pensĂ©e deleuzienne, je suis passĂ©e de Comment Ă©crire dans le contexte de la crise de la reprĂ©sentation ? », ma premiĂšre question d’écriture, Ă  Comment documenter le devenir ? ». 48Comme les flĂšches de ZĂ©non, je n’atteindrai jamais une destination une destinĂ©e ?. Contrairement Ă  ZĂ©non, toutefois, plutĂŽt que de me concentrer sur l’arrivĂ©e d’un parcours qui n’a pas de fin, je porte mon attention sur les maniĂšres dont les flĂšches sont construites, sur leur position dans le carquois et sur la position — dĂ©calage et repositionnement — du carquois dans le monde. Je conçois les promesses des idĂ©ologies progressistes et des expĂ©riences personnelles comme des ruines Ă  excaver, comme des plis Ă  dĂ©plier, comme des chemins traversant le miasme universitaire. Je suis convaincue que, dans le rĂ©cit ou les rĂ©cits du devenir, nous avons de bonnes chances de dĂ©construire l’idĂ©ologie universitaire sous-jacente — celle qui prĂ©tend qu’ĂȘtre quelque chose par exemple, une professeure qui a du succĂšs, un thĂ©oricien ingĂ©nieux, un maĂźtre acadĂ©micien, une fĂ©ministe covergirl vaut mieux que de devenir. Pour moi, Ă  prĂ©sent, dĂ©couvrir les imbrications complexes entre classe, race, genre, Ă©ducation, religion et autres diversitĂ©s, lesquelles ont façonnĂ© la sociologue que je suis devenue, est une façon pratique de dĂ©tourner les mondes universitaire et autres dans lesquels je vis. Aucun de nous ne sait qu’elle sera son ultime destination, mais nous toutes et tous pouvons reconnaĂźtre les facteurs qui auront une influence dĂ©terminante sur nos vies, facteurs que nous pouvons choisir d’affronter, d’embrasser ou d’ignorer. 49Je ne sais pas comment les autres documenteront leur devenir, mais j’ai choisi des structures qui s’accordent Ă  mon caractĂšre, Ă  mes orientations thĂ©oriques et Ă  ma vie d’autrice. Je grandis » en rĂ©fractant ma vie Ă  travers des lentilles sociologiques, m’associant pleinement Ă  la sociologie » de C. Wright Mills, au croisement du biographique et de l’historique. Je dĂ©couvre que mes prĂ©occupations de justice sociale, informĂ©e par l’appartenance ethnique, la classe, le genre et l’ethnicitĂ©, prennent leur origine dans des expĂ©riences d’enfance. Ces expĂ©riences ont consolidĂ© mes Ă©crits Ă  venir. Comment puis-je donner de la portĂ©e Ă  mon Ă©criture ? Comment puis-je Ă©crire de façon Ă  accĂ©lĂ©rer le dĂ©veloppement d’un projet dĂ©mocratique de justice sociale ? 50Je n’ai pas de rĂ©ponses accrocheuses et simples Ă  ces questions. Je sais que lorsque je me plonge dans mon Ă©criture, tant ma compassion envers les autres que mes actions pour les soutenir gagnent en force. Mon Ă©criture me porte vers un espace indĂ©pendant oĂč je perçois avec plus de clartĂ© les interrelations entre et parmi les personnes dans le monde. Peut-ĂȘtre que d’autres autrices et auteurs vivent des expĂ©riences similaires. Peut-ĂȘtre que rĂ©flĂ©chir profondĂ©ment et Ă©crire sur la vie d’autrui nous a menĂ©s, ou nous mĂšnera, Ă  poser des gestes qui permettront de rĂ©duire les iniquitĂ©s entre les personnes ainsi que la violence. Partie 2 l’écriture comme mĂ©thode de recherche nomade Elizabeth Adams St. Pierre 10 NDT. Pour les expressions et les citations provenant d’ouvrages traduits du français vers l’anglais ... 51Il n’est pas innocent que mon Ă©criture sur l’écriture comme mĂ©thode de recherche dans ce texte double apparaisse aprĂšs celle de Laurel Richardson il s’agit d’une trajectoire, d’une ligne de fuite10 » Deleuze et Parnet, 1977, p. 125, qui dĂ©coule du travail de Richardson. Je me propose ici d’effectuer une cartographie de ce qui peut arriver lorsque l’on prend au sĂ©rieux son invitation Ă  penser l’écriture en tant que mĂ©thode de recherche qualitative. J’ai lu une toute premiĂšre Ă©bauche du chapitre intitulĂ© Writing A method of discovery » en 1992, dans un cours de sociologie Richardson y enseignait la recherche et l’écriture postmodernes. Des annĂ©es auparavant, j’avais pour ma part Ă©tĂ© formĂ©e, dans le cadre d’une majeure en anglais, Ă  envisager l’écriture comme le traçage de la pensĂ©e dĂ©jĂ  pensĂ©e, comme le reflet transparent du connu et du rĂ©el — l’écriture comme reprĂ©sentation, comme rĂ©pĂ©tition. J’adopte encore cette approche pour certains publics et Ă  certaines fins, mais, dĂ©sormais, j’emploie principalement l’écriture pour Ă©branler le connu et le rĂ©el — l’écriture comme simulation Baudrillard, 1988/1981, comme rĂ©pĂ©tition subversive » [subversive repetition]Butler, 1990, p. 32. 52Pensant ensemble Richardson et Deleuze, j’ai nommĂ© mon travail dans le milieu universitaire recherche nomade » St. Pierre, 1997a, 1997c [nomadic inquiry]. Une grande partie de ce travail s’accomplit dans l’écriture. Pour moi, l’écriture, c’est la pensĂ©e ; l’écriture, c’est l’analyse, ce qui en fait une mĂ©thode de dĂ©couverte Ă  la fois complexe et sĂ©duisante. Nombre de chercheuses et chercheurs en sciences humaines le savent depuis longtemps, mais c’est Richardson qui a introduit cette conception dans la recherche qualitative en sciences sociales. De fait, elle a contribuĂ© Ă  dĂ©construire la mĂ©thode plaçant ce concept ordinaire de la recherche qualitative sous rature Spivak, 1974, p. xiv, elle l’a ouvert Ă  diffĂ©rents sens. 53Le concept doit certainement ĂȘtre troublĂ©. Il y a deux dĂ©cennies, Barthes Ă©crivait ceci la MĂ©thode devient une Loi », mais la volontĂ© de mĂ©thode [est] finalement stĂ©rile tout est passĂ© dans la mĂ©thode ; il ne reste rien Ă  l’écriture » 1984, p. 392. Il faut donc, disait-il, Ă  un certain moment se retourner contre la mĂ©thode, ou du moins la traiter sans privilĂšge fondateur, comme l’une des voix du pluriel » ibid., p. 393. En d’autres termes, nous devons interroger les limites que nous avons imposĂ©es au concept de mĂ©thode, sans quoi nous limiterons ses potentialitĂ©s dans la production du savoir. 11 Citation originale resources of the old language, the language we already possess and which pos ... 54Il s’agit lĂ  de l’une des leçons du postmodernisme les fondements sont contingents Butler, 1992. En effet, tous les concepts qui dĂ©finissent la recherche qualitative interprĂ©tative traditionnelle, y compris la mĂ©thode, sont contingents. Les postmodernes en ont d’ailleurs dĂ©construit plusieurs, dont les donnĂ©es St. Pierre, 1997b, la validitĂ© Lather, 1993 ; Scheurich, 1993, l’interview Scheurich, 1995, le terrain St. Pierre, 1997c, l’expĂ©rience Scott, 1991, la voix Finke, 1993 ; Jackson, 2003 ; Lather, 2000, la rĂ©flexivitĂ© Pillow, 2003, le rĂ©cit Nespor et Barylske, 1991 et mĂȘme l’ethnographie Britzman,1995 ; Visweswaran, 1994. Cela ne signifie pas que les chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes rejettent ces concepts en particulier ni d’autres concepts qui ont Ă©tĂ© dĂ©finis de façon spĂ©cifique par le paradigme interprĂ©tativiste. Ils observent plutĂŽt leurs effets sur les personnes et sur la production du savoir, au cours de dĂ©cennies de recherche, et ils les rĂ©inscrivent de diffĂ©rentes maniĂšres qui, bien sĂ»r, doivent elles aussi ĂȘtre interrogĂ©es. Les chercheuses et chercheurs postmodernes ne rejettent pas non plus nĂ©cessairement les mots en eux-mĂȘmes ; ils continuent d’utiliser, par exemple, les mots mĂ©thode et donnĂ©es. Comme le soulignait Spivak, nous devons travailler avec les ressources du langage, c’est-Ă -dire le langage que nous possĂ©dons dĂ©jĂ  et qui nous possĂšde. Inventer un nouveau mot, c’est courir le risque d’oublier le problĂšme ou de croire qu’il est rĂ©solu11 » op. cit., p. xv. Nous utilisons donc de vieux concepts, mais nous leur demandons d’effectuer un travail diffĂ©rent. Il est intĂ©ressant de noter que c’est prĂ©cisĂ©ment l’incapacitĂ© du langage Ă  fermer le sens du concept qui incite les chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes Ă  critiquer la cohĂ©rence prĂ©sumĂ©e de la structure de la recherche qualitative interprĂ©tative traditionnelle. Pour certaines et certains d’entre nous, la reconnaissance que cette structure est et a toujours Ă©tĂ© contingente est, certainement, une bonne nouvelle. Langage et sens 12 Citation originale word and thing or thought never in fact become one ». 55Richardson s’intĂ©resse au travail du langage dans la premiĂšre partie de ce texte. En ce qui me concerne, je dĂ©cris ici plus en dĂ©tail la relation tĂ©nue entre langage et sens afin de poser les assises de la discussion que je propose ensuite concernant la postinterprĂ©tation dans un monde postinterprĂ©tatif. Nous savons qu’un vaste travail de dĂ©construction a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© dans les sciences sociales depuis le tournant linguistique » Rorty, 1964, le tournant postmoderne » Hassan, 1987, la crise de la lĂ©gitimation » Habermas, 1975/1973 et la crise de la reprĂ©sentation » Marcus et Fischer, 1986, chacun reposant sur une conscience d’un langage qui ne s’oublie pas lui-mĂȘme » Barthes, op. cit., p. 393 ou, comme le souligne Trinh, une conscience qui comprend le langage comme langage » 1989, p. 17. Il y a dĂ©jĂ  plus de 40 ans, Foucault Ă©crivait que le langage n’est pas ce qu’il est parce qu’il a un sens » 1966, p. 36, alors que Derrida thĂ©orisait la diffĂ©rance, montrant ainsi que le sens ne peut ĂȘtre fixĂ© dans le langage, qu’il est constamment diffĂ©rĂ©. Comme l’expliquait Spivak, un mot et une chose, ou une pensĂ©e, ne deviennent jamais un dans les faits12 » op. cit., p. xvi ; par consĂ©quent, le langage ne peut ĂȘtre employĂ© en tant que mĂ©dium transparent qui reflĂšte, reprĂ©sente » et contient le monde. 13 Citation originale the interpretive sciences [that] proceed from the assumption that there is a ... 14 Citation originale the thing itself always escapes ». 56L’idĂ©e selon laquelle le sens n’est pas une propriĂ©tĂ© transportable » [portable property] ibid., p. 1vii, c’est-Ă -dire que le langage ne peut simplement transporter le sens d’une personne Ă  l’autre, Ă©branle la proposition de Husserl pour qui il existerait un niveau de sens prĂ©linguistique un sens pur, un pur signifiĂ©, sens que le langage pourrait exprimer. En cela, les dĂ©marches postmodernes diffĂšrent des sciences interprĂ©tatives, qui procĂšdent de l’hypothĂšse selon laquelle il existe une vĂ©ritĂ© profonde, Ă  la fois connue et cachĂ©e, le travail de l’interprĂ©tation consistant Ă  apporter cette vĂ©ritĂ© au discours13 » Dreyfus et Rabinow, 1982, p. 180. Elles Ă©branlent aussi la croyance en l’idĂ©e que la communication rationnelle et exempte d’interfĂ©rence Habermas, 1984/1981, 1987/1981 — sorte de dialogue transparent pouvant mener au consensus — est possible, mĂȘme souhaitable, alors que le consensus gomme souvent la diffĂ©rence. En outre, la dĂ©claration de Derrida tel que le cite Spivak qui affirme que la chose elle-mĂȘme s’échappe toujours14 » op. cit., p. 1xix jette un doute radical sur et certains pourraient mĂȘme dire qu’elle rend impertinente » l’hypothĂšse hermĂ©neutique selon laquelle nous pouvons, dans les faits, rĂ©pondre Ă  la question ontologique Qu’est-ce que
 ? », question qui fonde de nombreux travaux d’interprĂ©tation. 15 Citation originale brut fact or simple reality ». 16 Citation originale human inabity to tolerate undescribed chaos ». 17 Citation originale condemned to meaning ». 18 Citation originale tirĂ©e de la prĂ©face de Gayatri Chakravorty Spivak dans Of grammatology 1974 ... 57Les postmodernes, aprĂšs le tournant linguistique, ont soutenu que l’interprĂ©tation n’est pas la dĂ©couverte du sens, mais plutĂŽt l’ introduction du sens » [introduction of meaning] Spivak, op. cit., p. xxiii dans le monde. S’il en est ainsi, nous ne pouvons plus apprĂ©hender les mots comme s’ils Ă©taient profondĂ©ment et essentiellement signifiants ni considĂ©rer comme faits bruts ou simples rĂ©alitĂ©s15 » Scott, 1991, p. 26 les expĂ©riences qu’ils tentent de reprĂ©senter. Dans ce cas, l’interprĂ©tant doit assumer le fardeau de la fabrication du sens, qui n’est plus une activitĂ© d’expression neutre relayant simplement le mot au monde. Foucault Ă©crivait par ailleurs que l’interprĂ©tation n’éclaire pas une matiĂšre Ă  interprĂ©ter, qui s’offrirait Ă  elle passivement ; elle ne peut que s’emparer, et violemment, d’une interprĂ©tation dĂ©jĂ  lĂ , qu’elle doit renverser, retourner, fracasser Ă  coups de marteau » 1994/1967, p. 571. Cependant, malgrĂ© les dangers de la rage hermĂ©neutique pour la dĂ©couverte du sens, nous interprĂ©tons sans cesse, peut-ĂȘtre en raison de notre incapacitĂ© humaine Ă  tolĂ©rer le chaos16 » Spivak, op. cit., p. xxiii. À cet Ă©gard, Foucault tel que le citent Dreyfus et Rabinow disait que nous sommes condamnĂ©s au sens17 » op. cit., p. 88. Mais Derrida proposait une autre vision du sens il affirmait que se risquer Ă  ne-rien-vouloir-dire, c’est entrer dans le jeu, et d’abord dans le jeu de la diffĂ©rance qui fait qu’aucun mot, aucun concept, aucun Ă©noncĂ© majeur ne [vient] rĂ©sumer et commander [
] [les] diffĂ©rences » 1972, p. 23-24. Il appelait ce travail de dĂ©construction l’écriture sous rature il s’agit d’ abandonner chaque concept au moment mĂȘme oĂč j’ai besoin de l’utiliser18 » 1967, p. xviii. Pour la recherche qualitative, le fait d’imaginer l’écriture comme un abandon de sens, mĂȘme si le sens prolifĂšre, plutĂŽt que comme une recherche et un confinement du sens, comporte des implications Ă  la fois convaincantes et profondes. 19 Citation originale How do meanings change? How have some meanings emerged as normative and othe ... 20 Citation originale How does discourse function? Where is it to be found? How does it get produ ... 58De toute Ă©vidence, les chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes ne peuvent plus considĂ©rer la recherche simplement comme un travail d’interprĂ©tation du sens permettant de concevoir, de comprendre et d’élucider dans son entiĂšretĂ© un phĂ©nomĂšne. Comme je l’ai mentionnĂ© ci-dessus, cela ne signifie pas qu’ils rejettent le sens, mais plutĂŽt qu’ils remettent le sens Ă  sa place. Ils se dĂ©tournent de questions telles que Qu’est-ce que ceci ou cela signifie ? » pour se concentrer sur des questions comme celles posĂ©es par Scott Comment les sens changent-ils ? Comment certains sens se sont-ils avĂ©rĂ©s normatifs, alors que d’autres ont Ă©tĂ© Ă©clipsĂ©s ou sont disparus ? Qu’est-ce que ces processus rĂ©vĂšlent sur la façon dont le pouvoir est constituĂ© et fonctionne ?19 » 1988, p. 35. BovĂ© offre des questions supplĂ©mentaires, et je suggĂšre que nous puissions substituer n’importe quel objet de savoir le mariage, la subjectivitĂ©, l’appartenance ethnique, par exemple au mot discours dans ce qui suit Comment fonctionne le discours ? OĂč se trouve-t-il ? Comment est-il produit et rĂ©gulĂ© ? Quels sont ses effets sociaux ? Comment existe-t-il ?20 » 1990, p. 54. 21 Dans le texte, citation tirĂ©e de Racevskis 1987. 22 Citation originale producing different knowledge and producing knowledge differently ». 59Puisque Richardson et moi aimons particuliĂšrement Ă©crire, nous nous sommes posĂ© toutes ces questions sur l’écriture, et nous en avons posĂ© une autre, que nous estimons provocante qu’est-ce que l’écriture peut faire d’autre que signifier ? Deleuze et Guattari nous orientent lorsqu’ils affirment qu’ Ă©crire n’a rien Ă  voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, mĂȘme des contrĂ©es Ă  venir » 1980, p. 11. En ce sens, l’écriture devient un terrain de jeu » Richardson, 1997 dans lequel nous pouvons desserrer l’emprise du sens reçu, qui limite notre travail et nos vies, et Ă©tudier dans quelle mesure l’exercice de penser sa propre histoire peut affranchir la pensĂ©e de ce qu’elle pense silencieusement pour lui permettre de penser autrement21 » Foucault, 1984a, p. 15. Le tournant linguistique et la critique postmoderne de l’interprĂ©tativisme ouvrent le concept d’écriture et nous permettent de l’utiliser comme mĂ©thode de recherche, une condition de possibilitĂ© permettant de produire des connaissances diffĂ©rentes et de produire des connaissances diffĂ©remment22 » St. Pierre, 1997b, p. 175. Écrire sous rature une politique et une Ă©thique de la difficultĂ© 60Alors, quel pourrait ĂȘtre le travail de l’écriture en tant que mĂ©thode dans la recherche qualitative postmoderne ? À quoi pourrait ressembler l’écriture sous rature, et comment, Ă  son tour, une telle Ă©criture pourrait-elle réécrire la recherche elle-mĂȘme ? Mes propres expĂ©riences Ă  cet Ă©gard ont Ă©mergĂ© d’un projet de recherche qualitative postmoderne Ă  long terme, qui reposait sur des entretiens avec 36 femmes blanches ĂągĂ©es du Sud, habitant dans ma ville natale, et sur une ethnographie de la petite communautĂ© rurale dans laquelle elles vivent St. Pierre, 1995. Je tiens Ă  rappeler que cette recherche n’était pas conçue pour accomplir un travail d’interprĂ©tation, c’est-Ă -dire pour rĂ©pondre aux questions Qui sont ces femmes ? » et Que sont-elles ? ». Je n’ai jamais prĂ©sumĂ© que j’arriverais Ă  connaĂźtre ou Ă  comprendre ces femmes — Ă  dĂ©couvrir leur voix authentique et leur nature essentielle, puis Ă  les reprĂ©senter par une description riche et dĂ©taillĂ©e. Je me suis plutĂŽt donnĂ© comme double tĂąche 1 d’utiliser le postmodernisme pour Ă©tudier la subjectivitĂ© en mobilisant l’analyse Ă©thique de Foucault 1984a, 1984b, le souci de soi, c’est-Ă -dire pour explorer les arts de l’existence » ou les pratiques de soi » que ces femmes ont utilisĂ©s au cours de leur longue vie dans la construction de leur subjectivitĂ© ; et 2 d’utiliser le postmodernisme pour interroger la mĂ©thodologie traditionnelle de recherche qualitative, laquelle est Ă  mon sens gĂ©nĂ©ralement Ă  la fois positiviste et interprĂ©tative. 61Aussi, puisque je me considĂšre moi-mĂȘme comme une Ă©crivaine — merci Ă  Richardson il aura fallu une sociologue pour apprendre Ă  Ă©crire Ă  une professeure d’anglais —, j’ai choisi dĂšs le dĂ©part d’utiliser l’écriture comme mĂ©thode de recherche dans ces deux sens, au moins 1 je considĂ©rerais l’écriture comme une mĂ©thode de collecte de donnĂ©es au mĂȘme titre que, par exemple, les entretiens et l’observation ; et 2 je considĂ©rerais l’écriture comme une mĂ©thode d’analyse des donnĂ©es au mĂȘme titre que, par exemple, les activitĂ©s traditionnelles — et que je considĂšre comme structurelles et positivistes — d’induction analytique, de comparaison constante, de codage, de tri et de catĂ©gorisation des donnĂ©es, etc. Il semble clair, dĂ©sormais, que la cohĂ©rence du concept de mĂ©thode, apprĂ©hendĂ© dans une perspective positiviste et/ou interprĂ©tativiste, est rompue, le concept Ă©tant investi de ces sens multiples. En somme, les efforts pour maintenir son unitĂ© pourraient demeurer vains. En effet, j’espĂšre que d’autres suivront mon exemple et imagineront de nouvelles utilisations de l’écriture comme mĂ©thode de recherche. Je souligne par ailleurs que les deux mĂ©thodes Ă©voquĂ©es ci-dessus ne sont pas distinctes. Faire une telle distinction reviendrait Ă  demeurer dans les limites de la structure de la recherche qualitative traditionnelle, qui sĂ©pare souvent la collecte des donnĂ©es de leur analyse. NĂ©anmoins, je maintiens temporairement cette distinction par souci de clartĂ©. 62Dans ma recherche, j’ai utilisĂ© l’écriture comme mĂ©thode de collecte de donnĂ©es en rassemblant, c’est-Ă -dire en recueillant — dans l’écriture —, toutes sortes de donnĂ©es que je n’avais jamais vues dans les manuels d’interprĂ©tation qualitative, dont certaines que j’ai nommĂ©es donnĂ©es de rĂȘve, donnĂ©es sensuelles, donnĂ©es Ă©motionnelles, donnĂ©es d’interprĂ©tation situĂ©e [response data] St. Pierre, 1997b et donnĂ©es de mĂ©moire St. Pierre, 1995. Ces donnĂ©es peuvent inclure, par exemple, un rĂȘve agaçant Ă  propos d’une entrevue insatisfaisante ; l’angle oblique du soleil du Sud vers lequel mon corps s’est tournĂ© avec bonheur ; mon chagrin lorsque j’ai lu la notice nĂ©crologique de l’une de mes participantes ; le commentaire troublant de ma mĂšre qui me reprochait d’avoir fait une erreur ; et des souvenirs du futur » trĂšs rĂ©els Deleuze, 2004/1986, p. 114, d’une Ă©poque tristement privĂ©e de ces femmes et d’autres femmes de leur gĂ©nĂ©ration. Ces donnĂ©es ne figuraient ni dans mes transcriptions d’entretiens ni dans mes notes de terrain, lĂ  oĂč les donnĂ©es sont censĂ©es se trouver en effet, comment peut-on textualiser » tout ce que l’on pense et ressent au cours d’une recherche ? Mais elles Ă©taient toujours dĂ©jĂ  dans mon esprit et dans mon corps, et elles sont apparues de maniĂšre Ă  la fois inattendue et appropriĂ©e dans mes Ă©crits — des donnĂ©es fugitives, passagĂšres, excessives et hors catĂ©gorie. Ce que je veux dire, ici, c’est que ces donnĂ©es auraient pu m’échapper complĂštement si je n’avais pas Ă©crit ; elles n’ont Ă©tĂ© recueillies qu’à travers l’écriture. 63J’ai utilisĂ© l’écriture comme mĂ©thode d’analyse des donnĂ©es en ce sens que je l’ai utilisĂ©e pour penser ; j’ai Ă©crit pour entrer dans des espaces particuliers, des espaces auxquels je n’aurais pu accĂ©der si j’avais triĂ© les donnĂ©es avec un programme informatique ou par induction analytique. Il s’agit d’un travail rhizomatique Deleuze et Guattari, op. cit. dans lequel j’ai Ă©tabli des connexions accidentelles et fortuites que je ne pouvais ni prĂ©voir ni contrĂŽler. Ainsi, je n’ai pas limitĂ© l’analyse aux pratiques traditionnelles de codage des donnĂ©es, puis de tri en catĂ©gories que j’aurais ensuite regroupĂ©es en thĂšmes, lesquels seraient devenus des titres de section dans un plan qui aurait organisĂ© et rĂ©gi mon Ă©criture avant mĂȘme l’écriture. La rĂ©flexion s’est dĂ©ployĂ©e dans l’écriture. À mesure que j’écrivais, je voyais apparaĂźtre et se succĂ©der des mots sur l’écran de l’ordinateur — des idĂ©es, des thĂ©ories — auxquels je n’avais pas pensĂ© avant de les Ă©crire. Il m’est arrivĂ© d’écrire quelque chose de si formidable que j’en ai Ă©tĂ© surprise. Je doute qu’une telle pensĂ©e aurait pu Ă©merger par la seule rĂ©flexion. 64Et c’est en abordant l’écriture de cette maniĂšre que l’on brise la distinction, dans la recherche qualitative traditionnelle, entre la collecte et l’analyse des donnĂ©es c’est lĂ  un nouvel assaut contre la structure. Les deux se produisent simultanĂ©ment. Au fur et Ă  mesure que les donnĂ©es sont collectĂ©es dans l’écriture — lorsque la chercheuse pense Ă /Ă©crit Ă  propos de l’idĂ©e de sa professeure de latin selon laquelle nous devrions nous Ă©panouir dans l’adversitĂ© ; un chĂąle en vison drapĂ© Ă©lĂ©gamment sur des Ă©paules droites et vieillissantes ; le goĂ»t sucrĂ© et salĂ© de minuscules biscuits au jambon de pays ; toutes les autres choses de sa vie qui semblent sans rapport avec son projet de recherche, mais qui s’y libĂšrent totalement —, elle produit des transitions Ă©tranges et merveilleuses d’un mot Ă  l’autre, d’une phrase Ă  l’autre, de la pensĂ©e Ă  l’impensĂ©. La collecte et l’analyse des donnĂ©es sont indissociables lorsque l’écriture est une mĂ©thode de recherche. Et les concepts positivistes tels que les pistes de vĂ©rification et la saturation des donnĂ©es deviennent absurdes, et non pertinents, dans le cadre d’une recherche qualitative postmoderne oĂč l’écriture est un terrain de jeu oĂč tout peut arriver — et finit par arriver. 65Il y a beaucoup de questions auxquelles il faut rĂ©flĂ©chir, alors que la recherche qualitative traditionnelle se dĂ©fait — dans ce cas-ci, alors que l’écriture dĂ©construit le concept de mĂ©thode, faisant prolifĂ©rer son sens et faisant dĂšs lors s’effondrer la structure qui reposait sur son unitĂ©. Mais comment Ă©crire » aprĂšs le tournant linguistique ? Les chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes ont Ă©tĂ© courageux et inventifs Ă  cet Ă©gard. Richardson a identifiĂ© et dĂ©crit cette Ă©criture Ă  la fois comme une Ă©criture expĂ©rimentale » Richardson, 1994 et comme une ethnographie CAP » Richardson, 2000. Bien sĂ»r, il n’y a pas de modĂšle pour ce travail, puisque chaque chercheuse, chaque chercheur et chaque recherche requiĂšrent une Ă©criture singuliĂšre. Je peux malgrĂ© tout raconter briĂšvement une petite histoire d’écriture Ă  propos de mes propres aventures avec la postreprĂ©sentation. 66Comme je l’ai mentionnĂ© ci-dessus, dans ma recherche sur les femmes ĂągĂ©es de ma ville natale, j’ai entrepris d’étudier la subjectivitĂ© et la recherche qualitative au moyen d’analyses poststructuralistes. Ma tĂąche consistait Ă  dĂ©construire la structure prĂ©sumĂ©e unifiĂ©e de la femme autonome, consciente et cultivĂ©e, qui serait livrĂ©e Ă  la lectrice ou au lecteur par une description riche et dense, de mĂȘme que la structure prĂ©sumĂ©e rationnelle et cohĂ©rente de la recherche qualitative traditionnelle, qui garantirait une connaissance vĂ©ritable des femmes. N’ayant jamais lu de manuel qualitatif postmoderne, j’ai d’abord essayĂ© de faire entrer de force — sans succĂšs — la mĂ©thodologie postmoderne dans la grille de la recherche qualitative interprĂ©tative/positiviste. Lorsque l’inadĂ©quation est devenue apparente, puis absurde, j’ai commencĂ© Ă  dĂ©construire cette structure pour faire de la place Ă  la diffĂ©rence. 23 NDT. Il est ici question d’une rĂ©plique du thriller amĂ©ricain The Marathon Man dans lequel Laurence ... 24 Citation originale old promise of representation ». 67Au mĂȘme moment, j’ai commencĂ© Ă  ressentir une rĂ©ticence littĂ©raire Ă  l’idĂ©e de dĂ©crire » ou de reprĂ©senter mes participantes et d’encourager ainsi une certaine forme d’identification sentimentale. AprĂšs tout, c’était la subjectivitĂ©, et non les femmes elles-mĂȘmes, qui constituait l’objet de ma recherche. Je suis devenue mĂ©fiante envers l’hypothĂšse pas-si-innocente » de l’interprĂ©tativisme selon laquelle les femmes devaient ĂȘtre forĂ©es et exploitĂ©es pour le savoir Qui sont-elles ? Qu’est-ce que cela signifie ? » et, par lĂ , reprĂ©sentĂ©es. Cela ne semblait pas ĂȘtre le type de relation Ă©thique que ces femmes, qui m’avaient enseignĂ© comment ĂȘtre une femme, exigeaient de moi. Je me souviens ici d’un commentaire d’Anthony Lane, critique de films pour le New Yorker, qui disait qu’au lieu de se demander si le film de David Lynch Mulholland Drive a un sens Qu’est-ce que cela signifie ? », les spectatrices et spectateurs devraient se demander ce que Laurence Olivier a un jour demandĂ© Ă  Dustin Hoffman Est-ce sans risque ? »23 Lane, 2001. Dans la recherche interprĂ©tative, nous postulons que la reprĂ©sentation est possible, mĂȘme si elle est risquĂ©e. Nous nous y risquons donc, formulant nĂ©anmoins de nombreux avertissements anxieux. Dans la recherche postmoderne, nous pensons que la reprĂ©sentation n’est pas possible et que toute dĂ©marche en ce sens est risquĂ©e. C’est pourquoi nous dĂ©plaçons donc entiĂšrement l’attention ; en ce qui me concerne, je la dĂ©place des femmes vers la subjectivitĂ©. Nous nous mĂ©fions de plus en plus de la vieille promesse de la reprĂ©sentation24 » Britzman, op. cit., p. 234 et, avec Pillow op. cit., nous remettons en question une science dont le but est la reprĂ©sentation. 25 Citation originale runs to meet the reader ». 68Dans mon propre travail, j’ai dĂ©veloppĂ© une certaine incompĂ©tence et une sous-performance d’écrivaine je suis incapable d’écrire un texte qui se prĂ©cipite Ă  la rencontre [de la lectrice et] du lecteur25 » Sommer, 1994, p. 530, un texte rĂ©confortant Lather et Smithies, 1997 qui satisfait Ă  la prĂ©tention interprĂ©tative de connaĂźtre les femmes. PlutĂŽt que d’ĂȘtre pour moi une impasse Ă©pistĂ©mologique » Sommer, ibid., p. 532 les femmes comme objets que l’on pourrait connaĂźtre, les femmes sont une ligne de fuite qui m’amĂšne ailleurs les femmes comme provocatrices. Il ne s’agit pas de nier l’importance de ces femmes ni de prĂ©tendre qu’elles ne figurent pas dans mes textes, puisqu’elles sont partout. Mais je fais un geste vers elles de maniĂšre oblique dans mes Ă©crits en relatant, par exemple, l’une de nos conversations malaisantes qui s’est transformĂ©e en une confusion splendide et productive sur la subjectivitĂ© ou en racontant comment elles ont insistĂ© pour que je me questionne sur ce qu’elles envisagent comme un paradoxe de la mĂ©thodologie. Et quand une personne me demande de lui raconter une histoire sur ces femmes, je lui en raconte une captivante, et si elle m’en demande une autre, je lui dis Va rencontrer tes propres femmes ĂągĂ©es et parle avec elles. Elles ont des histoires Ă  raconter, et ces histoires changeront ta vie ». 69NĂ©anmoins, j’aspire Ă  Ă©crire sur ces femmes plus ĂągĂ©es qui meurent, meurent et meurent
 et je le ferai un jour, malgrĂ© mes craintes, mais seulement aprĂšs avoir affrontĂ© cette question postreprĂ©sentationnelle qu’est-ce que l’écriture peut faire d’autre que signifier ? Cette Ă©criture impliquera une politique et une Ă©thique de la difficultĂ© qui, d’une part, ne peuvent ĂȘtre accomplies que si j’écris, mais qui, d’autre part, ne peuvent ĂȘtre accomplies sur la base de tout ce que je sais dĂ©jĂ  sur l’écriture. Il n’y a pas de rĂšgle pour l’écriture postreprĂ©sentationnelle ; il n’existe aucune autoritĂ© vers laquelle se tourner pour obtenir du rĂ©confort. 26 Citation originale I do not know, but I do know that we cannot go back to where we were ». 70Qu’est-ce que le postmodernisme a fait Ă  la recherche qualitative ? Je suis d’accord avec la rĂ©ponse de Richardson Ă  cette question Je ne sais pas, mais je sais que nous ne pouvons pas retourner lĂ  oĂč nous Ă©tions26 » 1994, p. 524. Ou, comme l’ont dit Deleuze et Parnet, peut-ĂȘtre comprendrons-nous que rien n’a changĂ©, et pourtant tout a changĂ© » op. cit., p. 154. Je reviens aux critĂšres que Richardson a Ă©tablis pour Ă©valuer des textes ethnographiques postmodernes. L’écriture que j’évoque ici — l’écriture sous rature — apporte-t-elle une contribution substantielle ; a-t-elle une valeur esthĂ©tique ; dĂ©montre-t-elle une rĂ©flexivitĂ© ; quelle portĂ©e a-t-elle ; peut-elle reflĂ©ter l’expĂ©rience vĂ©cue ? Je crois que c’est possible. Mais plus important encore, l’écriture comme mĂ©thode de recherche nous porte Ă  travers nos seuils, vers une destination inconnue, pas prĂ©visible, pas prĂ©existante » Deleuze et Parnet, ibid., p. 152, peut-ĂȘtre mĂȘme vers la promesse spectaculaire de ce que Derrida appelait la dĂ©mocratie Ă  venir » 1993, p. 143, une promesse que ceux qui travaillent pour la justice sociale ne peuvent ignorer. Je pense souvent Ă  cette dĂ©mocratie, puisqu’elle offre la possibilitĂ© d’établir des relations diffĂ©rentes — des relations plus gĂ©nĂ©reuses que celles que je connais, des relations fertiles dans lesquelles les gens s’épanouissent. 27 NDT. ConsidĂ©rant que les versions anglaise et française de l’ouvrage ne correspondent pas, nous avo ... 28 NDT. ConsidĂ©rant que les versions anglaise et française de l’ouvrage ne correspondent pas, nous avo ... 71Le paradoxe, cependant, est que cette dĂ©mocratie ne se prĂ©sentera jamais sous la forme d’une pleine prĂ©sence27 » Derrida, 1993, p. 65, mais qu’elle exige que nous nous prĂ©parions Ă  son arrivĂ©e. Derrida affirmait qu’elle repose sur l’idĂ©e qu’il faut offrir l’hospitalitĂ© absolue » Ă  une altĂ©ritĂ© qui ne peut ĂȘtre anticipĂ©e28 » ibid., p. 65 et Ă  laquelle nous ne demandons rien en retour. Ainsi, la mise en place de la dĂ©construction dans la dĂ©mocratie Ă  venir est ancrĂ©e dans nos relations avec l’autre. En recherche qualitative postmoderne, les possibilitĂ©s de rencontres justes et Ă©thiques avec l’altĂ©ritĂ© se produisent non seulement dans le champ de l’activitĂ© humaine, mais aussi dans le champ du texte, dans notre Ă©criture. Dans ces espaces qui se chevauchent, nous nous prĂ©parons Ă  une dĂ©mocratie qui n’a pas de modĂšle, Ă  une justice postjuridique qui est toujours contingente, qui dĂ©pend toujours de l’affaire en cours et qui doit ĂȘtre effacĂ©e dĂšs lors qu’elle est produite. Se complaire dans l’idĂ©e d’une justice et d’une vĂ©ritĂ© transcendantales, d’un sens profond qui, pensons-nous, nous sauvera, relĂšve peut-ĂȘtre d’un manque de courage, celui dont nous avons besoin pour penser et vivre au-delĂ  de nos fictions nĂ©cessaires. 29 Citation originale what happens when we cannot apply the rules ». 30 Citation originale that is not the moment of security or of cognitive certainty. Quite the cont ... 31 Citation originale no grounds, no alibis, no elsewhere to which we might refer the instance of ... 72L’éthique sous la dĂ©construction est donc sans fondement ; elle est ce qui se passe quand nous ne pouvons pas appliquer les rĂšgles29 » Keenan, 1997, p. 1. Cette Ă©thique de la difficultĂ© s’articule autour d’une responsabilitĂ© complexe envers l’autre, qui n’est pas un moment de sĂ©curitĂ© ni de certitude cognitive. Bien au contraire la seule responsabilitĂ© digne de ce nom procĂšde du retrait des rĂšgles ou des connaissances sur lesquelles nous aimerions compter pour prendre nos dĂ©cisions Ă  notre place30 » ibid.. L’évĂ©nement Ă©thique se produit lorsque nous n’avons plus aucun motif, aucun alibi, aucun ailleurs auquel nous pourrions renvoyer l’instance de nos dĂ©cisions31 » ibid.. En ce sens, nous serons toujours non prĂ©parĂ©s Ă  ĂȘtre Ă©thiques ». Plus encore, la suppression des fondements et du sens originel, qui n’étaient dĂ©jĂ  que des fictions, laisse simplement tout tel quel, c’est-Ă -dire sans ces marqueurs de certitude sur lesquels nous comptions pour demeurer intacts face Ă  notre responsabilitĂ© textuelle. DĂšs lors, comment continuer ? Comment poursuivre notre travail et notre vie ? 73Deleuze soutenait que les Ă©vĂ©nements de notre vie — et dans cet essai, je pense prĂ©cisĂ©ment Ă  toutes ces relations Ă  l’autre que permet la recherche qualitative — nous encouragent Ă  ĂȘtre leur Ă©gal en nous incitant nous-mĂȘmes Ă  exceller, Ă  ĂȘtre le plus parfait possible. Ou bien la morale n’a aucun sens, ou bien c’est cela qu’elle veut dire, elle n’a rien d’autre Ă  dire ne pas ĂȘtre indigne de ce qui nous arrive » 1969, p. 174. L’évĂ©nement nous appelle donc Ă  ĂȘtre dignes Ă  l’instant mĂȘme de la dĂ©cision, quand ce qui arrive est tout ce qui existe — alors que le sens arrivera toujours trop tard pour nous sauver. Au bord de l’abĂźme, nous marchons sans rĂ©serve vers l’autre. C’est la dĂ©construction Ă  son meilleur et, je crois, la condition de la dĂ©mocratie Ă  venir de Derrida. Cette dĂ©mocratie appelle une croyance dans le monde » Deleuze, 1990, p. 239 renouvelĂ©e qui, je l’espĂšre, permettra des relations moins appauvries que celles que nous avons imaginĂ©es et vĂ©cues jusqu’ici. Comme je l’ai dit ci-dessus, la dĂ©construction s’accomplit dĂ©jĂ  par le travail des chercheuses et chercheurs qualitatifs postmodernes dans tous les domaines oĂč ils travaillent. 74En ce qui me concerne, je lutte tous les jours pour demeurer digne des femmes ĂągĂ©es de ma ville natale, qui continuent Ă  m’enseigner l’éthique. Vous avez peut-ĂȘtre l’impression que je n’écris pas Ă  leur sujet dans cet essai, mais je vous assure qu’elles vous parlent dans chaque mot que vous lisez. Ruminer et Ă©crire Ă  propos de ce dĂ©sir de les voir prĂ©sentes dans ce texte et dans d’autres textes que je pourrai Ă©crire, de ce dĂ©sir de sens, accapare une grande partie de mon Ă©nergie. Mais je fais confiance Ă  l’écriture et je sais qu’un matin, je me rĂ©veillerai et j’écrirai Ă  propos de ces femmes d’une maniĂšre que je ne peux encore imaginer. J’espĂšre que vous ferez de mĂȘme, que vous utiliserez l’écriture comme une mĂ©thode de recherche pour entrer dans votre propre impossibilitĂ©, lĂ  oĂč tout peut arriver — et oĂč tout arrivera ! Partie 3 pratiques d’écriture Laurel Richardson 32 Citation originale Writing, the creative effort, should come first — at least for some part of ... Écrire, l’effort crĂ©atif, devrait primer — au moins pour certains pans de ton quotidien. C’est une merveilleuse bĂ©nĂ©diction si tu y fais appel. Tu deviendras plus heureux, Ă©clairĂ©, vivant, passionnĂ©, joyeux, et plus gĂ©nĂ©reux envers les autres. MĂȘme ta santĂ© s’amĂ©liora. Les rhumes disparaĂźtront et toute autre affection de dĂ©couragement et d’ennui32 Ueland, 1987/1938. 75Dans ce qui suit, je propose quelques façons d’utiliser l’écriture comme mĂ©thode pour connaĂźtre ». J’ai retenu des exercices qui ont Ă©tĂ© utiles aux Ă©tudiantes et Ă©tudiants parce qu’ils permettent de dĂ©mystifier l’écriture, qu’ils nourrissent la voix de la chercheuse ou du chercheur et servent le processus de dĂ©couverte de soi, du monde et des enjeux de justice sociale. J’aimerais aussi pouvoir affirmer avec certitude que ces exercices nous gardent en bonne santĂ©. MĂ©taphore 76Les vieilles mĂ©taphores usĂ©es, bien que faciles et plaisantes Ă  utiliser, deviennent avec le temps lourdes et indigestes. Plus rigide vous devenez, moins flexible vous ĂȘtes. Vos idĂ©es en viennent Ă  ĂȘtre ignorĂ©es. Si votre Ă©criture est clichĂ©e, vous n’irez pas au-delĂ  de votre imagination » AĂŻe ! Le clichĂ© qui pointe vers le clichĂ© ! et vous lasserez les gens. Dans l’écriture scientifique traditionnelle en sciences sociales, la mĂ©taphore de la thĂ©orie est le bĂątiment » par exemple, une structure, une fondation, une construction, une dĂ©construction, un cadre, une grandeur voir l’excellent livre de Lakoff et Johnson, 1980. Envisagez une autre mĂ©taphore, par exemple la thĂ©orie comme tapisserie », la thĂ©orie comme maladie », la thĂ©orie comme rĂ©cit » ou la thĂ©orie comme action sociale ». RĂ©digez un paragraphe sur la thĂ©orie » en utilisant votre mĂ©taphore. Faire appel Ă  cette mĂ©taphore inusitĂ©e pour thĂ©oriser vous fait-il voir et sentir diffĂ©remment ? Voulez-vous que votre thĂ©orie s’insĂšre autrement dans le monde social ? Voulez-vous que votre thĂ©orie affecte le monde ? Prenez l’un de vos articles et soulignez les mĂ©taphores et les images utilisĂ©es. Qu’affirmez-vous au travers de ces mĂ©taphores que vous n’aviez pas rĂ©alisĂ© affirmer ? Qu’ĂȘtes-vous en train de rĂ©inscrire ? Souhaitez-vous le faire ? Pouvez-vous trouver d’autres mĂ©taphores qui modifieraient votre façon de voir percevoir le matĂ©riel et votre rapport Ă  ce matĂ©riel ? Vos mĂ©taphores composĂ©es font-elles Ă©tat de votre propre confusion ou du fait que les sciences sociales font abstraction de certaines idĂ©es ? En quoi vos mĂ©taphores Ă  la fois rĂ©inscrivent les iniquitĂ©s sociales et leur rĂ©sistent ? Formats d’écriture Choisissez un article de pĂ©riodique qui exemplifie les principales conventions d’écriture de votre discipline. Comment l’argumentaire est-il prĂ©sentĂ© ? Qui en est le public prĂ©sumĂ© ? Comment l’article reproduit-il une idĂ©ologie ? De quelle façon la personne positionne-t-elle son autoritĂ© par rapport au matĂ©riel ? OĂč se trouve l’autrice ou l’auteur ? OĂč vous trouvez-vous dans cet article ? Qui sont les sujets et les objets Ă  l’étude ? Choisissez un Ă©crit que vous avez rĂ©digĂ© dans le cadre d’un cours ou pour une publication et que vous jugez particuliĂšrement rĂ©ussi. De quelle façon avez-vous suivi les normes propres Ă  votre discipline ? Aviez-vous conscience de le faire ? Quelles parties du texte a louangĂ©es la personne qui a Ă©valuĂ© votre travail ? Avez-vous Ă©ludĂ© certaines parties plus difficiles en Ă©tant vague, en utilisant un jargon, en faisant appel Ă  une autoritĂ©, aux normes d’écriture scientifique et/ou en ayant recours Ă  d’autres tactiques rhĂ©toriques ? Quelles voix avez-vous exclues ? À qui s’adresse votre texte ? 77OĂč se situent les sujets dans votre travail ou votre article ? Et vous ? Comment vous sentez-vous par rapport Ă  votre travail ou Ă  votre article Ă  prĂ©sent ? Comment vous sentez-vous par rapport au processus de construction de cet Ă©crit ? Pratiques d’écriture crĂ©ative et analytique Joignez-vous Ă  un groupe d’écriture ou lancez-en un. Il pourrait s’agir d’un groupe de soutien Ă  l’écriture, d’un groupe d’écriture crĂ©ative, d’un groupe de poĂ©sie, d’un groupe de dissertations, d’un groupe de mĂ©moires, quelque chose du genre sur l’écriture de dissertations et d’articles, voir Becker, 1986 ; Fox, 1985 ; Richardson, 1990 ; Wolcott, 1990. Travaillez Ă  un guide d’écriture crĂ©ative pour quelques excellents guides, voir Goldberg, 1986 ; Hills, 1987 ; Metzger, 1992 ; Ueland, op. cit.. Inscrivez-vous Ă  un cours ou Ă  un atelier d’écriture crĂ©ative. Ces expĂ©riences sont bĂ©nĂ©fiques tant pour des chercheuses et chercheurs qui dĂ©butent que pour celles et ceux qui ont de l’expĂ©rience. Voyez l’utilisation des cahiers de notes de terrain comme une occasion d’enrichir votre vocabulaire d’écriture, vos habitudes de raisonnement et votre capacitĂ© de porter attention Ă  vos perceptions, et voyez-le comme un rempart contre l’implacable voix de la science. N’y a-t-il pas meilleur moyen que le processus de recherche pour dĂ©velopper le sens de soi — sa voix ?! Quel meilleur espace que vos cahiers de notes pour expĂ©rimenter diffĂ©rents points de vue — regarder le monde selon la perspective d’autrui ! Tenez un journal. Écrivez des rĂ©cits d’écriture, c’est-Ă -dire des rĂ©cits de recherche. 33 English classes » dans le texte. Écrivez une autobiographie d’écriture. Il s’agirait du rĂ©cit de la façon dont vous avez appris Ă  Ă©crire, des dictats des cours de français33 les phrases-thĂšmes, les grandes lignes, les essais de cinq paragraphes ?, des dictats de professeures et professeurs en sciences sociales, de comment et d’oĂč vous Ă©crivez Ă  prĂ©sent, de vos besoins d’écriture » idiosyncrasiques, de vos sentiments par rapport Ă  l’écriture et au processus d’écriture et/ou de votre rĂ©sistance Ă  l’écriture impartiale ». Il s’agit d’un exercice utilisĂ© par Arthur Bochner. Si vous souhaitez faire des expĂ©riences avec l’écriture Ă©vocatrice, une bonne façon de commencer est de transformer vos cahiers de notes en piĂšces de théùtre. Voyez quelles rĂšgles ethnographiques vous utilisez par exemple, rester fidĂšle aux paroles des personnes participantes, Ă  l’ordre des tours de parole et des Ă©vĂ©nements et quelles rĂšgles littĂ©raires vous convoquez par exemple, limiter le temps de parole des intervenantes et intervenants, laisser l’ intrigue » progresser, dĂ©velopper le personnage Ă  travers les actions. Écrire des piĂšces de théùtre accentue les considĂ©rations Ă©thiques. Si vous avez des doutes, voyez la diffĂ©rence entre une Ă©criture typique » d’un Ă©vĂ©nement ethnographique et une Ă©criture théùtrale de ce mĂȘme Ă©vĂ©nement, dans laquelle vous et vos hĂŽtes tenez des rĂŽles jouĂ©s devant public. À qui appartiennent les mots exprimĂ©s ? Comment cette reconnaissance est-elle attribuĂ©e ? Que faire si des personnes n’aiment pas la façon dont elles sont personnifiĂ©es ? Des normes de courtoisie sont-elles violĂ©es ? RĂ©digez des essais Ă  la fois avec une version orale et une version Ă©crite de votre piĂšce. Faites l’expĂ©rience de l’écriture en transformant une entrevue en profondeur en une reprĂ©sentation poĂ©tique. Tentez d’utiliser les mots, les rythmes, les façons de parler, les respirations, les pauses, la syntaxe et la diction de la personne interviewĂ©e. OĂč vous situez-vous dans le poĂšme ? Que savez-vous de la personne interviewĂ©e et de vous que vous ne connaissiez pas avant d’écrire ce poĂšme ? Quels procĂ©dĂ©s poĂ©tiques avez-vous sacrifiĂ©s au nom de la science ? Écrivez un texte stratifiĂ© » [layered-text] voir Lather et Smithies, op. cit. ; Ronai, 1995. Le texte stratifiĂ© est une stratĂ©gie permettant de vous insĂ©rer dans le texte tout en insĂ©rant celui-ci dans les diffĂ©rentes littĂ©ratures et traditions des sciences sociales. Voici une possibilitĂ© d’abord, rĂ©digez un court rĂ©cit de soi Ă  propos d’un Ă©vĂ©nement particuliĂšrement significatif pour vous ; prenez du recul et regardez le rĂ©cit selon votre perspective disciplinaire ; ajoutez ensuite Ă  votre rĂ©cit dĂ©but, sections intermĂ©diaires, fin, peu importe des affirmations analytiques ou des rĂ©fĂ©rences en utilisant une police de caractĂšre diffĂ©rente, une mise en forme diffĂ©rente, en divisant la page ou en balisant le texte autrement. Les couches peuvent ĂȘtre multiples, avec plusieurs façons de souligner les niveaux thĂ©oriques, les thĂ©ories, les intervenantes et intervenants, ainsi de suite. Il s’agit d’un exercice utilisĂ© par Carolyn Ellis. Utilisez une autre stratĂ©gie d’écriture pour dĂ©velopper une nouvelle forme d’ethnographie destinĂ©e Ă  des publications en sciences sociales. Produisez un texte transparent » dans lequel la littĂ©rature, la thĂ©orie et les mĂ©thodes prĂ©cĂ©dentes sont insĂ©rĂ©es de maniĂšre significative sur le plan textuel plutĂŽt qu’organisĂ©es dans des sections distinctes pour un trĂšs bon exemple, voir Bochner, 1997. Essayez le texte sandwich », dans lequel les thĂšmes traditionnels des sciences sociales renvoient au pain blanc » qui entoure la garniture » Ellis et Bochner, op. cit., ou un Ă©pilogue » expliquant le travail thĂ©orique et analytique du texte crĂ©atif voir Eisner, citĂ© dans Saks, 1996. ConsidĂ©rez le cadre d’un terrain. ConsidĂ©rez les diffĂ©rentes positions que vous occupez ou avez occupĂ©es dans cet espace, par exemple dans un magasin oĂč vous seriez vendeuse ou vendeur, cliente ou client, gĂ©rante ou gĂ©rant, fĂ©ministe, capitaliste, parent ou enfant. Écrivez d’abord Ă  propos du cadre ou Ă  propos d’un Ă©vĂ©nement se dĂ©roulant dans ce cadre Ă  partir de diffĂ©rentes postures. Qu’est-ce que ces diffĂ©rentes postures vous permettent de savoir ? Ensuite, laissez les points de vue dialoguer entre eux. Qu’est-ce que ces dialogues vous permettent de dĂ©couvrir ? Que dĂ©couvrez-vous Ă  travers ces dialogues ? Qu’apprenez-vous concernant les iniquitĂ©s sociales ? Écrivez vos donnĂ©es » de trois maniĂšres diffĂ©rentes, par exemple un compte rendu narratif, une reprĂ©sentation poĂ©tique et un scĂ©nario de théùtre des lectrices/lecteurs. Que comprenez-vous de chacun des rendus que vous ne compreniez pas des autres ? Comment les diffĂ©rents rendus s’enrichissent-ils mutuellement ? RĂ©digez un rĂ©cit de soi selon votre point de vue par exemple, quelque chose qui s’est produit dans votre famille ou dans un sĂ©minaire. Puis, interrogez une autre participante ou un autre participant par exemple, un membre de votre famille ou du sĂ©minaire et faites-lui raconter sa version de l’évĂ©nement. Imaginez-vous comme faisant partie de l’histoire de la participante ou du participant de la mĂȘme maniĂšre qu’elle ou il fait partie de votre histoire. Comment réécrivez-vous votre rĂ©cit selon le point de vue de cette personne ? Cet exercice est utilisĂ© par Ellis. L’écriture collaborative nous permet de voir au-delĂ  de notre conception naturaliste du style et de l’attitude. C’est un exercice que j’ai utilisĂ© dans mon enseignement, mais il serait tout aussi Ă  propos pour un groupe d’écriture. Chaque membre met d’abord en mots un Ă©vĂ©nement de sa vie. Par exemple, ce pourrait ĂȘtre un rĂ©cit fĂ©ministe, un rĂ©cit de rĂ©ussite, un rĂ©cit de quĂȘte, un rĂ©cit culturel, un rĂ©cit de socialisation professionnelle, un conte rĂ©aliste, un rĂ©cit de confessions ou un rĂ©cit de discriminations. Des copies des rĂ©cits sont distribuĂ©es aux membres du groupe. Le groupe est ensuite divisĂ© en plus petits groupes je prĂ©fĂšre des groupes de trois. Chaque petit groupe propose une nouvelle histoire, soit l’histoire collective de ses membres. La collaboration peut prendre diverses formes drame, poĂ©sie, fiction, rĂ©cit de soi, textes rĂ©alistes, etc. Les collaborations sont partagĂ©es avec l’ensemble du groupe. Enfin, chaque membre met sur papier ce qu’elle ou il a ressenti par rapport Ă  la collaboration et Ă  ce qui est advenu de son rĂ©cit personnel — et de sa vie — durant ce processus. Prenez un pan de votre vie en dehors de ou prĂ©cĂ©dant votre expĂ©rience dans le milieu de l’enseignement et de la recherche qui vous a particuliĂšrement marquĂ©. Utilisez cette rĂ©sonance comme une mĂ©taphore Ă  partir de laquelle travailler pour comprendre et prĂ©senter votre recherche. Les Ă©tudiantes et Ă©tudiants ont créé d’excellents rapports de recherche et se sont accrochĂ©s Ă  des figures inattendues par exemple, la chorĂ©graphie, les principes de l’arrangement floral, la composition picturale, les diffusions sportives. Ces rĂ©sonances cultivent une vie plus intĂ©grĂ©e. Il existe diffĂ©rentes formes d’écriture pour diffĂ©rents publics et diffĂ©rentes occasions. Faites l’expĂ©rience d’écrire sur un mĂȘme objet de recherche pour un lectorat universitaire, un lectorat de professionnelles et professionnels, pour la presse populaire, pour des lĂ©gislatrices et lĂ©gislateurs, pour le milieu de la recherche, ainsi de suite Richardson, 1990. C’est un exercice fort pertinent pour les Ă©tudiantes et Ă©tudiants de cycles supĂ©rieurs qui pourraient vouloir faire partager de maniĂšre conviviale leurs rĂ©sultats de recherche avec leurs collĂšges. Mettez en rĂ©cit l’écriture Richardson, 1997. Ces histoires renvoient Ă  des comptes rendus rĂ©flexifs de ce qui vous a amenĂ© Ă  Ă©crire ce que vous avez Ă©crit. Les rĂ©cits d’écriture peuvent porter sur des rĂšgles disciplinaires, des Ă©vĂ©nements dĂ©partementaux, des rĂ©seaux d’amitiĂ©, des liens collĂ©giaux, familiaux et/ou des expĂ©riences biographiques personnelles. Ces rĂ©cits d’écriture permettent de situer votre travail dans divers contextes, rattachant cette tĂąche solitaire et en apparence sĂ©parĂ©e du reste aux alĂ©as de votre vie et de votre personne. Mettre en rĂ©cit ces histoires nous rappelle le processus constant de cocrĂ©ation qui s’opĂšre entre nous-mĂȘme et les sciences sociales. 34 Citation originale Willing is doing something you know already – here is no imaginative underst ... Être disposĂ© Ă , c’est faire quelque chose que l’on connaĂźt dĂ©jĂ  — il n’existe aucune nouvelle comprĂ©hension imaginative dans cet acte. En ce moment, votre esprit devient affreusement stĂ©rile et dĂ©sertique Ă  force d’ĂȘtre aussi rapide, vif et efficace Ă  rĂ©aliser une chose aprĂšs l’autre, au point oĂč vous ne prenez plus le temps de laisser vos idĂ©es survenir, se dĂ©velopper et rayonner doucement34 Ueland, op. cit.. L’écriture au sens graphique » du termeEn dĂ©but de CP, votre enfant est capable d’écrire certaines lettres en capitales d’imprimerie. Il a aussi appris Ă  tenir correctement son crayon et Ă  positionner correctement son corps pour Ă©crire. Il va prendre conscience qu’une lettre peut avoir plusieurs costumes et que l’enjeu est d’apprendre Ă  Ă©crire en lettres cursives ou attachĂ©es » et de ne pas sortir d’un chemin d’écriture » donnĂ©. Votre enfant va aussi apprendre les rĂšgles d’écriture de chaque lettre les lettres attachĂ©es peuvent monter » et descendre » de plusieurs Ă©tages», il existe aussi un sens prĂ©cis pour les Ă©crire. ConcrĂštement, voici les rĂšgles d’écriture des lettres cursives Les lettres qui ont des boucles vers le haut montent de trois Ă©tages Les lettres qui ont des barres » vers le haut montent de deux Ă©tages Les boucles vers le bas descendent de deux Ă©tages Les barres vers le bas descendent d’un seul Ă©tage. Ce tracĂ© a Ă©tĂ© dessinĂ© par Plein d'autres idĂ©es et graphismes Ă  tĂ©lĂ©charger en pdf sur leur site et ici, toujours sur le site de Lutinbazar, d'autres activitĂ©s autour du graphisme. En fin de CP, votre enfant sera capable d’écrire entre deux lignes en lettres cursives c'est-Ă -dire attachĂ©es ». Il aura aussi commencĂ© Ă  apprendre Ă  Ă©crire en majuscules cursives ou lettres anglaises. En dĂ©but de CP, tous les enfants n’ont pas les capacitĂ©s nĂ©cessaires pour apprendre Ă  affiner leur geste d’écriture, il existe de grandes diffĂ©rences de rythme entre les professeur de CP rĂ©pĂšte tous les jours en classe des exercices d’entrainement en Ă©criture de lettres, de mots et de phrases. Il va aussi enseigner quelques techniques pour que votre enfant apprenne Ă  copier rapidement Ă  copier un texte en Ă©criture cursive et Ă  copier en cursif un texte en capitales d’imprimerie. Par exemple, en fin de CP, en l’efforçant Ă  mĂ©moriser un mot dans sa tĂȘte avant de le copier d’une la fin de son annĂ©e de CP, votre enfant sera capable de copier un texte de 2 Ă  5 lignes dans une Ă©criture cursive lisible, entre deux lignes. Vous pouvez aussi consulter la fiche sur les difficultĂ©s d'Ă©criture. Si votre enfant a du mal Ă  tenir correctement son crayon


apprend a ecrire ou apprend a te taire